Cliché à la une : Canot automobile avec lequel l’enseigne de vaisseau Le Dantec a remonté le Sebou jusqu’à Fès en 1912. Photographie prise du pont du Sebou près de Fès.

Nous emmenions en esclavage

Cent chrétiens, pêcheurs de corail ;

Nous recrutions pour le sérail

Dans tous les moûtiers du rivage.

En mer, les hardis écumeurs !

Nous allions de Fez à Catane…

Dans la galère capitane

Nous étions quatre-vingts rameurs.

Cette première strophe de la Chanson de Pirates extraite du recueil « Les Orientales » de Victor Hugo (poème repris par Claude Nougaro en 1980 dans son album Assez) a de quoi surprendre un ancien fasi et confirme que Victor Hugo était bien un poète mais pas un géographe. On a bien Fès-Plage à Aïn-Chkeff mais personne n’a jamais embarqué à Boujeloud ou à Bab Ftouh pour une croisière maritime.

Fès, ville portuaire, géographiquement surprenante mais poétiquement acceptable cette affirmation est finalement moins farfelue qu’elle en a l’air. J’ignore si Victor Hugo le savait, ou si c’est par pur hasard qu’il avait raison mais il semble qu’à plusieurs reprises des vaisseaux de haute mer ont navigué entre Fès et l’océan et pourquoi pas jusqu’à Catane même si c’est pour la rime.

L’oued Sebou, – le Subur des Carthaginois et des Romains – naît dans une gorge du Moyen-Atlas au Sud-Est de Fès, et descend vers l’océan Atlantique dans lequel il se jette à Méhédiya après un parcours d’un peu plus de 600 kilomètres.

Pline l’Ancien dans son « Histoire naturelle », il y a deux mille ans a qualifié le Sebou de fleuve magnifique et navigable – amnis magnificus et navigabilis pour les puristes – et cette navigabilité a été confirmée à plusieurs reprises depuis, même si cette idée était régulièrement critiquée et traitée ironiquement.

Le Sebou fut en effet, ce qui est rare en Afrique du Nord, utilisé pour les transports car les navires de mer d’alors, longs de 30 mètres et calant 1 m 50 étaient en mesure de le remonter. Cela explique que le port d’embouchure Thymiatérion (rive droite du Sebou), créé par les Carthaginois ne reparaît pas sous les Romains. Il était facile d’atteindre Thamusida (sur la rive gauche du Sebou, au lieu dit Sidi Ali Ben Ahmed, à 10 km à vol d’oiseau de la ville de Kénitra) et même Banasa (rive gauche). De là, les pistes secondaires conduisaient soit à Gilda, puis Aquae Dacicae, devenu Sidi Kacem, puis Petitjean … et à nouveau Sidi Kacem, soit à la grande voie reliant Tingia (Tanger) à Volubilis. C’est par voie de terre, puis de mer que des produits de la Tingitane prenaient le chemin de Rome.
Quelques uns d’ailleurs se dirigeaient vers la Césarienne (l’Algérie) par Taza et Marnia. Des vestiges romains ou romanisés ont été découverts à plusieurs reprises près de Sidi Abdallah dans la vallée de l’Innaouen, où ce passage avait amené la création d’une petite cité.

C’est dire que dans le Gharb – où du reste un service de navigation fonctionna en 1915 de Kénitra à Kairi – , le Sebou fut assurément une voie d’eau de l’époque romaine, ainsi qu’en témoigne l’expression employée par Pline. La mise en valeur du Gharb par les Romains en fit dans l’antiquité une voie d’eau utile, du fait que la limite d’occupation, le « limes » passant nettement au Sud, il se trouvait en pleine zone d’occupation.

Il est du reste probable que le Loukkos également fut utilisé comme voie d’eau quoique sur un parcours plus réduit. Ce n’est pas pour rien que le port, punique puis romain, de Lixus était situé très à l’intérieur de l’estuaire, loin en amont de l’actuelle ville de Larache.

Ces éléments du temps de l’occupation romaine rendent compte de la navigabilité d’une partie au moins du Sebou. Il semble que la voie d’eau du Sebou ait été entretenue, plus tard, aux époques de prospérité des Almohades et des Mérinides, car on construisait des bateaux jusqu’à Fès, au quartier Hebalat .

Georges Colin dans un article que j’ai lu il y a quelques années (et dont je n’ai pas noté les références) évoquait un historien fasi du 14 ème siècle, traduit par Alfred Bel : cet historien écrivait que entre 1200 et 1350 (ap. J.-C.) des navires furent construits près de Fès à proximité du confluent de l’oued Fès et de l’oued Sebou dont un deux mâts de 120 guerriers et un autre navire portant 60 soldats qui furent lancés sur le fleuve et ont navigué jusqu’à l’embouchure du Sebou, à Méhédiya.

La revue l‘Afrique Française, bulletin du Comité du Maroc, d’avril 1912, publie un article du général de Torcy, intitulé « La navigabilité de l’Oued Sebou : de l’océan Atlantique à Fez en canot automobile ». De Torcy écrit que dès le début du 16ème siècle la navigabilité du Sebou a fait l’objet d’investigations méthodiques à la fois par les portugais mais aussi les français.

En 1514, le roi du Portugal confie à deux explorateurs la mission secrète de reconnaître le fleuve, aussi haut qu’ils pourront. Les conclusions seront que « pendant l’hiver de petits bateaux peuvent remonter le fleuve jusqu’à la ville même de Fès ».

En 1560, un français Geoffroy de Buade, dans un compte-rendu de mission signale que demeuré malade à Fès, il ne pût rejoindre la côte avec ses compagnons ; mais rétabli après quelques jours il quitta la ville « dans un navire de Marseille venu au dit Fès en marchandise ». Après 3 jours de navigation à partir de Fès le navire arrive à Vacques pour y charger des tonneaux pour Marseille mais, ajoute de Buade, « nous n’y fûmes pas sitôt arrivés que l’on nous fit tous prisonniers ». Le port de Vacques, n’est pas très précisément identifié comme point temporaire ou permanent d’occupation par l’escadre espagnole de l’Atlantique, mais ce compte-rendu confirme la navigabilité du Sebou de Fès à l’océan. Selon ces témoins directs, on pouvait donc se rendre de Fès à l’Atlantique en bateau au moins jusqu’au 16ème siècle mais le passé maritime de Fès semble être resté discret !

En 1911, au moment où les colonnes françaises se préparaient à marcher sur Fès, on a envisagé d’assurer le ravitaillement des colonnes par la voie du Sebou. Des reconnaissances ont commencé l’étude de la question ; l’expédition conduite par l’enseigne de vaisseau Carsalade du Pont, du port de Méhédiya, échoue à deux reprises : une première fois en raison de l’hostilité des habitants dont le feu assez efficace rendait difficile le maniement des embarcations ; le deuxième échec est lié au fleuve lui-même, le canot n’ayant pu franchir une sorte de barre de sable. Une troisième expédition était en préparation quand une décision émanant de Paris décréta la non-navigabilité du Sebou, pour des motifs extra-géographiques (réorganisation du corps expéditionnaire, changement de personnes au ministère).

En décembre 1911, sous la conduite de l’enseigne de vaisseau Le Dantec, une nouvelle reconnaissance du fleuve est entreprise en raison de l’importance des services que pourrait rendre au commerce de Fès la route fluviale. La maison Videau, d’Alger, met à la disposition de l’administration militaire un canot automobile qui paraissait satisfaire aux conditions requises : moteur de 25 chevaux, tirant d’eau de 0 m.80 en charge de 4 hommes et jaugeant 8 tonneaux et demi. Accompagnée d’une escorte terrestre pour la protéger, la mission exploratrice après un peu plus d’un mois de navigation, a atteint le 29 janvier 1912 le pont du Sebou à moins de 2h de marche de la ville de Fès, après avoir couvert, selon le chef de l’expédition, un parcours d’environ 700 km sur le fleuve.

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Le pont du Sebou près de Fès

Pour effectuer ce voyage, il a fallu réquisitionner de fortes corvées des habitants vivant le long des berges du Sebou, pour remonter des rapides au courant violent et passer les innombrables gués ou barrages recouverts d’une faible épaisseur d’eau malgré la saison hivernale. Le canot a coulé 2 fois, par suite de voies d’eau et usé sa quille sur les cailloux de la route fluviale.

Ainsi, les conclusions finales de cette mission de 1912 ne concordent pas entièrement avec ce que l’on pouvait savoir d’un trajet fluvial régulier, en d’autres temps, entre Fès et l’océan : le fleuve est difficilement navigable dans sa partie supérieure et le doubler par un canal exigerait des travaux et des dépenses disproportionnés par rapport au résultat espéré. L’oued Sebou n’offre plus d’intérêt pour la navigation fluviale, ne serait-ce qu’à cause de l’irrégularité de son débit qui paraît avoir diminué avec le temps … ce qui ne s’est pas amélioré cent ans après.

La dernière mention d’une tentative de remonter le Sebou que j’ai trouvée est celle mentionnée dans le Courrier du Maroc du 15 octobre 1947 : « Le Plougastel IV, yacht de plaisance venant de Casablanca et ayant à bord les élèves de l’école des Torpilleurs, s’est échoué sur les rives du Sebou, aux environs de Fès » !

Cela explique probablement qu’il n’y ait pas à Fès de rassemblement de vieux gréements !!