Raid du Petit journal en septembre 1911
En avril/mai 1911 les troupes du général Moinier sont venues au secours de Fès assiégée par les tribus rebelles et se sont installées à Dar Dbibagh. ( voir Au secours de Fès de Louis Capperon. Editions Charles-Lavauzelle 1912).
Comment amplifier ce succès et montrer aux autorités et à la population marocaines la puissance et la supériorité de la France ?
La France pensait, en attribuant au Sultan l’initiative de l’appel à l’intervention des troupes françaises pour délivrer Fès, éviter les récriminations des puissances étrangères concernées par le Maroc. Ce ne fut pas le cas. Les Espagnols réagissent les premiers, et utilisent, après avoir contesté l’intervention de la France, la même méthode début juin 1911 pour mettre fin à des troubles à Larache et Ksar-el-Kebir et occuper ces villes.
Les Allemands sortent la grosse artillerie, en juillet 1911 par l’envoi du bâtiment de guerre Panther devant Agadir pour protéger les entreprises allemandes du Souss. La situation se débloquera par la signature d’un traité en novembre 1911, où la France reçoit la pleine liberté d’action au Maroc pour préciser et étendre son autorité et sa protection. En contrepartie la France cède à l’Allemagne une partie du Congo, avec deux branches de territoire de l’Oubangui et de la Sangha.
Dans le courant de l’été 1911, les négociations diplomatiques en cours (avec les Allemands en particulier) entraînent une quasi immobilité dans les actions militaires. Mais ne pas montrer sa force ou sa supériorité pourrait être interprété comme un signe de faiblesse par les marocains.
C’est alors que M.Prevet directeur du Petit Journal propose à René Lebaut, un de ses journalistes qui a déjà « rouler sa bosse » sur différentes missions de la Pologne à la Mandchourie, en passant par le Caucase et qui a couvert comme correspondant de guerre la campagne de la Chaouïa des généraux d’Amade et Moinier, d’aller de Casablanca à Fès en aéroplane.
L’idée de base est qu’à cette époque l’avion n’a jamais été utilisé en campagne et qu’il n’a évolué qu’au-dessus de territoires civilisés où les secours sont rapides en cas de problèmes, les atterrissages, la maintenance et le ravitaillement relativement faciles. Un raid de Casablanca à Fès, en terrain inconnu permettrait de montrer que l’avion est devenu d’un usage pratique et inspirerait « aux populations survolées un salutaire respect ».
Les différentes autorités civiles et militaires consultées trouvent l’idée excellente … à condition de ne pas rater son coup ! car un échec aurait un effet désastreux.
René Lebaut est à peu près totalement ignorant de tout ce qui touche à l’aviation mais accepte sans hésiter la proposition de son directeur.
Il examine monoplans et biplans pour trouver celui qui sera le plus apte à répondre aux contraintes de la mission : train d’atterrissage robuste, ailes indéformables pour supporter la chaleur marocaine, mais aussi la fraîcheur des nuits et la rosée des matins d’autant qu’il n’aurait aucun abri. Il faut, en outre, un appareil rustique et robuste car la maintenance ne pourra être assurée. Le moteur doit être puissant, tolérant aux poussières des vents du sud, capable d’emporter un maximum de poids utile : un nécessaire de réparations, des réserves d’huile et d’essence, des armes et des munitions en cas d’atterrissage imprévu en zone hostile.
Lebaut choisit un appareil Bréguet et le constructeur Louis Bréguet, intéressé par le projet lui dit : « Choisissez et emportez. Je ne vous le vends pas, je vous le donne … ».
On est surpris par la démarche de Lebaut, néophyte en matière d’avion qui décide apparemment seul du modèle à choisir. Il envisage même dans un premier temps, estimant que le pilotage d’un Bréguet est relativement simple, de passer son brevet de pilote !! Il renonce finalement car le raid du Petit Journal, sensé affirmer et imposer la supériorité de la France et pas seulement de ses ailes, ne peut risquer l’échec. Comme il avait eu la bonne idée de choisir un biplace il confie son sort à un vrai pilote !
Henri Brégi, détaché à la Brayelle comme sapeur aérostier et qui venait de demander à servir au Maroc est le pilote de ce raid. L’avion est préparé par le mécanicien Dupont, spécialiste de ce type d’avion : il vient avec le pilote Olivier de Montalent de battre, à Londres, le record en hauteur d’un vol à deux à 2 250 mètres.
Les choses vont alors très vite. Le Bréguet, ailes démontées, enfermé dans une caisse, quitte Douai (où sont fabriqués les Bréguet) sur un truck de la Compagnie du Nord. En moins de cinq jours la caisse est amenée de Douai à Marseille et en quatre jours elle est transportée de Marseille à Casablanca.
Le seul terrain d’envol acceptable à Casablanca est … la plage où le sable humide à marée basse offre une piste possible. Une semaine de réglages est nécessaire pour permettre les essais en vol.
Le 11 septembre 1911 à 17 heures « l’oiseau à vapeur » comme l’appelle les marocains décolle. Le biplan survole Casablanca, avec ses maisons à terrasse et ses minarets, puis la rade avant de se poser « sans la moindre secousse » sur la plage.
Le départ pour Fès, prévu en principe pour le 12 septembre, est repoussé d’une journée : le consul de France à Casablanca, estimant nécessaire de survoler une nouvelle fois la Chaouïa pour impressionner les populations locales … au cas où un accident surviendrait au cours du raid et où on ne reverrait pas le Bréguet !
Un circuit d’une quarantaine de kilomètres est donc effectué le 12 septembre au dessus de l’oued Bouscoura, de Médiouna et de Fédhala pour impressionner d’ailleurs tout autant les européens (dont beaucoup n’avaient jamais vu d’avion) que les marocains.
Lebaut, décide avec le receveur des postes à Casablanca d’emmener du courrier pour Rabat, Meknès et Fès, un tampon spécial « Poste aérienne au Maroc du Petit Journal » a été fait pour l’occasion.

Timbrage des correspondances avant le départ pour Fès
L’avion est préparé et chargé : sac d’outils pour les réparations, pièces de rechange, la poste, des bidons d’huile et d’essence, du linge de rechange, un pistolet automatique, un browning et des munitions.
En outre Lebaut emporte dix mille exemplaires d’un manifeste imprimé en arabe et qu’il se propose de lancer de l’avion tout le long de la route.
Voici la traduction in extenso du texte arabe :
Voyageurs venus du pays de France, transportés sur les ailes du vent et passant très haut dans la voûte céleste, nous vous apportons le salut de notre pays, votre voisin, qui compte chez vous tant d’amitiés.
Apôtres du pays de la science, nous venons pour vous montrer ce que peut engendrer l’esprit, quand il est cultivé, et combien on trouve dans cette science de moyens ingénieux pour être transportés à travers les pays.
Nous traversons les airs si haut au-dessus de vos têtes, parmi vos tribus, que les cavaliers les plus audacieux, en nous voyant, inclinent la tête, arrêtés dans leur élan.
Notre vol est plus rapide que celui du ramier et nous avons soumis à notre volonté les nuages eux-mêmes pour nous diriger avec l’appui de Dieu dont la puissance est infinie, car « tout vient de Dieu et tout se ramène à lui ».
Les voyageurs qui traversent votre pays ne foulent pas au pied votre territoire ; ils ne viennent pas en conquérants et ils ne vous apportent pas des paroles de mensonges.
Ils ont vu de haut le désordre parmi vous, et, dans ces mots écrits à votre intention, ils vous invitent à faire régner la paix entre vous et vous recommandent l’ordre et le travail.
Ils ne sont ni Prophètes ni Messies, mais simplement des créatures soumises de Dieu, et « Dieu fait des miracles par ses créatures ».
Travaillez donc avec confiance, car la confiance est le gage du succès.
Le pays que nous avons quitté et dont les habitants vous envoient le salut, emploie en ce moment sa puissance à défendre l’Islam. Soyez sensibles à ses sentiments de sincérité en donnant l’hospitalité à ses enfants qui sont parmi vous.
L’histoire nous apprend d’ailleurs la fidélité de l’amitié arabe.
« Que Dieu nous dirige les uns et les autres dans la voie véritable sur terre et dans les airs. Et le salut sur vous ! »
On peut émettre des doutes sur l’efficacité de la démarche : le texte rédigé en arabe classique n’était certainement pas compris par une bonne partie de la population analphabète et les seules personnes capables de le lire n’en avaient probablement pas besoin.
Bref, appareil, passagers, combustibles, armes, bagages et proclamations, c’était un poids de plus d’une tonne qui allait tenter le premier raid aérien au Maroc à une vitesse de 95 kilomètres à l’heure.

Le 13 septembre 1911 au matin le journaliste Lebaut prend place à l’avant de l’appareil, relié par une ficelle au pilote Brégi en place arrière. Cette ficelle attachée à son bras est destinée, dans l’impossibilité où ils sont de s’entendre à cause du bruit du moteur, à permettre à Brégi de lui demander de filer l’huile ou de pomper l’essence.
Le décollage s’effectue sans problème sous le regard des autorités françaises et d’une vingtaine de personnes. Le vol n’est perturbé que par quelques turbulences aux passages au dessus des oueds, l’atterrissage à Rabat, au camp français, près du fort Rottembourg, est simple : 55 minutes pour couvrir 90 kilomètres avant de faire sauter les bouchons de champagne pour fêter l’événement.
Quelques réparations et le sirocco ne permettent pas de partir pour Meknès avant le 19 septembre. En attendant des vols de courte durée sont effectués pour impressionner les populations.
Du côté de Souk-el-Arba des Zemmours, des coups de feu sont tirés en direction de l’aéroplane, sans conséquence. La fin du vol est perturbée par une panne d’essence, alors que l’avion est à 1 500 mètres d’altitude et encore à une douzaine de kilomètres de Meknès. Brégi réussit en planant, à poser, sans encombre, son appareil dans un champ moissonné à quelques kilomètres du camp français. La descente avait duré 9 minutes.
Le 20 septembre au matin, départ pour Fès. « Le voyage de Meknès à Fès n’a pas d’histoire, il fut heureux. Partis à 5h40, trente cinq minutes plus tard nous atterrissons au camp de Dar Dbibagh après avoir décrit deux grandes spirales au-dessus de la capitale chérifienne ».
Le vol a été si rapide que la dépêche annonçant leur départ de Meknès arriva 10 minutes après eux et le sultan ne put apercevoir depuis les terrasses du palais l’arrivée de l’avion. Les deux aviateurs furent reçus par le Sultan Moulay-Hafid qui souhaite un vol au dessus du palais … en ayant pris soin de leur demander auparavant s’ils avaient pu voir ce qui se passait dans les cours et sur les terrasses ! Mais le temps médiocre sur Fès ne permet pas un vol au dessus de la ville ce jour là et par la suite une panne de magnéto immobilise définitivement l’aéroplane.
Brégi et Lebaut ont accompli en trois fois, 300 kilomètres en trois heures et cinq minutes.
Même si ce n’était pas le but initial, c’est la première liaison aéropostale au Maroc. Lebaut avait prévenu au départ qu’il ne garantissait pas l’acheminement, mais tout le monde veut envoyer son courrier « par avion ». Lebaut ne prend qu’un paquet de cartes postales à chaque escale où le cachet « Trésor et Postes aux armées » avec la date du jour est appliqué au pied de l’avion juste avant le départ.

L’avion a été démonté à Dar Dbibagh pour être ré-expédié à Casablanca. Brégi et Lebaut quittent Fès pour Tanger le 26 septembre 1911 … à dos de mulets. Ils embarquent pour Marseille sur le vapeur hollandais Sindoro le 1er octobre 1911, mission terminée.
Le général Roques qui préface le livre de René Lebaut écrit : » voyage triomphal aux yeux de tout un peuple musulman qui, prévenu par les muezzins de ses mosquées, a vu se mouvoir dans l’air – tel le cercueil du Prophète – le messager ailé apportant, avec les paroles de paix, qu’il répandait à profusion sur le sol chérifien, la preuve de la puissance et de la grandeur de la France » ! L’objectif initial est atteint … au moins pour les autorités françaises !
À lire : De Casablanca à Fez en aéroplane (raid du petit journal) René Lebaut. Librairie du Petit Journal. 19 rue Cadet Paris 1911