Cliché : Panorama de Fès, vers 1920, avec en arrière plan le Zalagh
Chronique de jadis à Fès : Au temps d’Ahmed El Mansour (Cheikh Ahmed le Saadien)
Il s’agit d’un article du Courrier du Maroc du 16 mai 1954 – article non signé – qui reprend en fait le passage concernant la ville de Fès du manuscrit portugais de la bibliothèque nationale (fonds portugais) « Copia do emperio e reinos dos Xarifes » traduit en français, par le comte Henry de Castries sous le titre « Une description du Maroc sous le règne de Moulay Ahmed El Mansour » (Editions Ernest Leroux Paris 1909 ) et dont les descriptions datent du règne du Cheikh Ahmed, sultan saadien (1578-1603) et plus exactement de 1596.
Cet ouvrage, anonyme, est important pour la connaissance du Maroc … même si les descriptions sont parfois sommaires et qu’elles ne sont que le point de vue d’un individu. Écrit vers 1596 , c’est un des premiers ouvrages – exceptés les ouvrages en arabe – qui fait connaître en Europe, la description de l’empire et des royaumes des Chérifs. Grosso modo on peut dire que le premier ouvrage fut celui de Léon l’Africain, paru en 1550 à Venise. Il faudra ensuite attendre Ali Bey en 1805 et Charles de Foucauld en 1884 pour avoir des informations pertinentes sur le Maghreb El Aksa (leurs livres ont été ré-édités récemment).
Certains pensent, et de Castries en particulier, qu’il s’agit là de notes de voyage écrites au fil des jours, par un captif portugais, condition qui à l’époque n’empêchait pas toujours de se déplacer.
Voici comment est décrite la ville de Fès :
« De Mekinès à Fez, il y a dix lieues tout en pays plat et où l’on ne trouve que peu de tentes. Il y a sur cette route quatre rivières, les unes grandes, les autres plus petites.
Une lieue et demie avant d’arriver à Fez, il y a deux grands lacs où nagent des canards, des cygnes et d’autres oiseaux. Au milieu des lacs il y a quelques maisons avec des tours ; elles s’appellent Casa Blanca ; elles furent construites par Moulay Mohammed, celui de la bataille de la plaine d’El Ksar où périt le roi Dom Sébastien. Près d’une des lagunes du côté nord se trouvent quelques roches d’où sort une rivière que l’on appelle l’oued Fez parce qu’il traverse la ville et entre par dessous terre dans toutes les maisons.
Fez
La ville de Fez est grande et fait un commerce important, car il y vient des marchandises apportées par des trafiquants d’un grand nombre de pays : du Portugal, de Castille, de France, d’Angleterre, d’Alger, de Guinée et de toutes les régions du Maroc.
Fez-le-Neuf
La ville de Fez est divisée en deux parties. Celle qu’on appelle Fez-le-Neuf est située sur une hauteur. Dans un terrain nu et élevé se trouve la kasba où le roi a ses maisons ; cette kasba est entourée d’un mur avec son fossé plein d’eau et sept boulevards garnis d’artillerie.

Les remparts de Moulay Abdallah (Fès-Jdid) 1916. Cliché du service photographique des armées.
Fez-le-Vieil
Au fond d’une vallée, au pied de la hauteur sur laquelle est bâti Fez-le-Neuf, se trouve l’autre moitié de la ville qui s’appelle Fez-le-Vieil ; elle est traversée en son milieu par l’oued Fez. On dit qu’il y a dans Fez-le-Vieil trois cent soixante-six moulins, et tous sont mis en mouvement par l’eau de cette rivière.
Le roi Moulay Ahmed a construit dans la plaine de Fez sur deux hauteurs deux forts que l’on appelle El-Bordj où l’on a mis beaucoup d’artillerie afin de tenir en respect Fez-le-Vieil. Quand à Fez-le-Neuf, il est dominé par les boulevards de la kasba. Le roi a dans cette ville des forts et de l’artillerie ; on dit que c’est à cause des rebellions des habitants et aussi pour empêcher les Turcs d’entrer dans Fez au cas où ils l’attaqueraient ; s’ils parvenaient à y pénétrer, les forts de la campagne les empêcheraient de monter à Fez-le-Neuf.

Le Borj Nord
Kaisseria de Fez
On dit que la kaisseria de Fez est la meilleure de toutes celles de la Barbarie. On dit que les maisons sont hautes et très bien faites à l’intérieur ; beaucoup sont à étages et ont quelques fenêtres sur la rue, petites et étroites, avec leurs moucharabiehs ronds en bois, dans lesquels il y a des trous pour la vue. On dit que les rues de la ville sont étroites et sombres à cause de la grande hauteur des maisons, mais on dit qu’elles sont pavées.
Habitants de Fez
Les gens de cette ville sont très blancs, pas guerriers, très tenaces et grands ennemis des Chrétiens ; enfin ce sont les pires gens de tous les royaumes de Chérif, à l’exception de ceux de Mekinès, car on affirme qu’ils sont encore plus mauvais.
Il y a dans la population beaucoup de marchands très riches. On y trouve également un grand nombre d’ouvriers de tous les métiers et les meilleurs qu’il y ait dans tous les royaumes du Chérif, principalement pour les harnachements des chevaux.
Les femmes
Les femmes de ce pays sont très blanches, belles et bien conformées ; elles ont toutes les yeux noirs. Elles ont meilleure tenue que les autres femmes de la Barbarie tant en ce qui concerne leurs personnes que leurs maisons. Pour ce qui est de la courtoisie comme en tout le reste elles sont bien différentes des hommes. Elles aiment beaucoup les Chrétiens.

Cliché vers 1930, intitulé souk du Talaâ
Subsistances
Fez est une terre très fertile ; elle a beaucoup de blé, d’orge et de légumes ; on y trouve de la viande en quantité et du riz récolté dans le pays ; elle a des oiseaux de toutes espèces. L’air y est très frais, elle contient beaucoup de jardins produisant des fruits en abondance. Les vignes sont comme celles du Portugal. Il y a beaucoup d’huile dont il se fait grand commerce. L’eau de la susdite rivière qui traverse la ville n’est pas bonne à boire parce qu’on y jette toutes sortes d’immondices. Mais, à environ un quart de lieue de Fez, il y a un lac très vaste et très frais qui contient beaucoup d’eau de bonne qualité. On l’appelle la Solocia.
Fez est très malsain et très sujet à la dysenterie qui est très dangereuse. Les subsistances sont peu satisfaisantes.
Juiverie de Fez
Dans Fez-le-Neuf se trouve la Juiverie entourée de murs. Les Juifs y sont riches, orgueilleux et ennemis des Chrétiens. Chaque année, au jour anniversaire de la défaite du roi Dom Sébastien – que Dieu soit avec lui ! – ils ne travaillent pas et n’ouvrent pas la Juiverie ; ils mettent leurs habits de fête, se donnent des banquets et se visitent les uns les autres, se félicitant d’avoir échappé au pouvoir des Cefres (Cafres), ce qui veut dire mécréants.
Ces Juifs sont fort maltraités par les Maures ; en dehors de la Juiverie, ils ne chaussent pas leurs souliers mais des sandales de corde.
Récit de ce qui est arrivé aux Juifs avec Moulay Abdallah à Fez
On dit qu’au temps de Moulay Abdallah, comme ce Roi se trouvait à Fez, les Juifs allèrent le trouver et lui demandèrent pourquoi il autorisait les Chrétiens captifs à se bien vêtir et à marcher avec des chaussures ; que si le Roi leur retirait cette autorisation, ils s’engageaient à lui donner une grosse somme d’argent, ce qu’ils appellent gharama.
Poussé par l’intérêt, le Roi leur donna sa parole d’agir ainsi et reçu l’argent. Or le Roi avait un frère, homme très sage, que depuis il fit étrangler avec un turban, malgré les serments qu’ils avaient échangés de ne jamais se trahir. Ce frère du Roi s’appelait Obracinho.
Le Roi envoya appeler le susdit frère et lui rendit compte de ce qui s’était passé avec les Juifs. Le frère lui prit la main et lui dit qu’avant de prendre une telle mesure, il convenait de questionner les Maures du pays qui avaient été captifs en Portugal et de leur demander la manière dont ils étaient traités par leurs maîtres ; le Roi agirait de la même façon. Se rendant au conseil de son frère, le Roi fit ce qu’il lui avait dit et, ayant reçu des renseignements favorables aux Chrétiens, il ordonna de laisser les Chrétiens se promener dans le costume qu’ils voudraient et d’obliger les juifs à marcher sans rien aux pieds. Par la suite, les mêmes Juifs durent payer au Roi un nouveau tribut pour porter des souliers ou des mules dans l’intérieur de la Juiverie et des sandales de corde en dehors de la Juiverie, dans l’intérieur de la ville ou des jardins royaux.
Femmes juives
Les femmes juives sont belles, rusées et bien élevées ; elles sont fort occupées de leurs personnes ; elles aiment beaucoup les Chrétiens et leurs accordent tout très généreusement. Mais, par contre, elles donnent aisément du poison à un homme. C’est ainsi que cela s’est passé à Fez où elles en ont tué beaucoup, tant gentils-hommes que gens qui ne l’étaient pas. Les Juives de Merrakech n’ont pas cette perversité. Quant aux Mauresques il se produit parmi elles beaucoup de ces attentats et presque toujours en secret ».

Rue principale du Mellah dans les années 1920