À la une : Cliché anonyme vers 1920 : le Maroc-Hôtel
Le « Maroc-Hôtel », place du Commerce, à l’entrée du Mellah, fut dès les premières années du protectorat un des hauts lieux de la vie nocturne fasi et a joué un rôle immense pendant les opérations de 1925-1926 dans le Rif : c’est là que les combattants du front, descendus des sinistres crêtes rifaines, venaient oublier leurs misères et vivre entre deux combats quelques heures de détente avec les « petites alliées » pensionnaires du lieu. On leur donnait trois cents francs par mois, pour faire boire les hommes, entretenir la gaité et le bon renom de l’établissement, et la permission de se vendre au plus offrant à partir de deux ou trois heures du matin.
Elles arrivaient de tous les coins de France et même d’Europe, venues au Maroc espérant faire fortune … ou n’ayant déjà plus leur place dans les bas quartiers de Marseille ou d’Alger. Certaines qui avaient jadis figuré dans une revue à grand spectacle ou sur une scène de Paris se disaient danseuses ou chanteuses ; elles savaient toutes que le public ne serait pas très exigeant !
D’autres plus distinguées, « les courtisanes », se contentaient, au moins dans un premier temps, de faire raconter aux officiers, entre deux coupes de champagne, leur colonne dans le bled ; les plus chanceuses … ou les plus sentimentales ont trouvé leur mari parmi ces habitués du « Maroc-Hôtel ».
J’ai trouvé dans Souvenirs du Colonel Maire de la Légion étrangère recueillis par Jean-Pierre Dorian. Éditions Albin Michel, une description de cet hôtel, comparé au Fouquet’s ! Le colonel Maire était en garnison à Fès en 1920/21.
Le Maroc Hôtel a longtemps été, à Fez, ce que le Fouquet’s est à Paris, le Dorchester à Londres, le Greenwich Village à New-York : le rendez-vous des gens qui ont soif.
Mais le Maroc-Hôtel – toujours debout, à deux pas d’une porte en ogive qui s’ouvre sur le Mellah – ne fut pas seulement, pendant cette époque héroïque, un abreuvoir, rempli d’alcool. Il a été aussi un symbole. À chaque retour de colonne, entre deux barouds ou deux tournées meurtrières, il nous offrait, chaque soir, dans une ambiance qui tenait du beuglant et du bar chic, du café-concert et du grill-room, du bistro et du cabinet particulier, un havre où, peu à peu, se créèrent des rites, une certaine manière de penser, une liberté d’allures particulières à la Légion, un fonds d’anecdotes devenues quasi légendaires et qui alimentent, à l’heure actuelle encore, l’aspect unique au monde, de l’humour légionnaire.
Ce bar, grand comme un mouchoir de poche – circonstance qui ne m’empêcha nullement d’y renouveler mon exploit hippique du Café-Glacier de Meknès – nous l’avons, à la Légion, définitivement consacré comme la frontière spiritueuse de nos revendications folkloriques.
Pour ma part, je poussai si loin le sentiment qu’il ne pouvait plus, désormais, ne pas faire partie intégrante de nos traditions, que j’avais accoutumé de dire, paraphrasant une expression célèbre : « Le seul Maroc utile est le Maroc-Hôtel! »
Les combats succédaient aux combats, les colonnes aux colonnes, allongeant la liste des morts, et de ce fait, grignotant un peu plus chaque fois notre joyeuse phalange de soiffards, c’est toujours au centre de ce carrefour que nous venions resserrer le petit noyau de fidèles pour nous refaire une provision de bonne humeur …
… Les quatre mois de repos intégral que nous connûmes à Fez, cette année-là, nous les employâmes à consacrer l’apothéose du Maroc-Hôtel. Et c’est à cheval que je lui apportai, un soir, vers six heures, ma première contribution.
J’avais une bête rare. Robe scintillante, chanfrein constellé de veines apparentes – signe de race et de nervosité – licol toujours agité dans l’envolement d’une crinière flamboyante, elle n’obéissait qu’à un seul maître : moi. Mais depuis quelques jours, elle manifestait tous les symptômes d’un « cafard » nauséabond. « Diable, me dis-je, est-ce que par hasard la contagion… ce cheval m’a tout l’air de s’ennuyer.»
Je résolus donc de l’emmener avec moi prendre l’apéritif. Et je fis une entrée sensationnelle au bar du Maroc-Hôtel dans un bruit infernal de sabots, de ruade, de piaffement -vivante statue équestre qui sema du côté des civils une panique effroyable tandis que mes officiers, debout, riant à gorge déployée, me portaient, leur verre à la main, une santé.… Cette petite histoire défraie encore la chronique du fameux bar et on en parle toujours, à l’heure où les officiers de la Légion y reconstituent la géographie apéritive universelle. »
Le colonel Maire évoque ensuite les retours nocturnes au casernement de la Légion étrangère qui se trouvait à quelques kilomètres du Mellah, sur la colline de Dhar Mahrès. Il fallait traverser un ravin qualifié de « ravin de la mort » par les habitants de Fès souvent lieu des règlements de compte entre soldats des différentes armes (tirailleurs, légionnaires, artilleurs) plus que d’agressions liées aux « indigènes » des tribus voisines. En 1920 les civils ne fréquentaient pas, la nuit, le ravin qui n’était pas sur le circuit des liaisons entre la médina, le mellah et la ville nouvelle naissante.
Mais le Maroc-Hôtel est également associé dans mon souvenir, au « Ravin de la Mort ». Quand je sortais du bistro, souvent très tard, il me fallait, pour rejoindre mon logement à Dhar Mahrès, traverser tout le ravin, creusé comme une menace, dans cette vallée où Fez depuis le coucher du soleil avait éteint ses fêtes tintinnabulantes. D’en bas, on apercevait à flanc de coteau des traits de lumières, minces et précis, griffer la nuit : le casernement de la Légion. Quelquefois même, je ne réintégrai le bercail qu’au petit matin. Alors, dans le ciel, une vague lueur s’efforçait aux violences bleuissantes de l’aube marocaine et ourlait des crêtes, empanachées d’arbres qui secouaient leurs nappes ténébreuses, et qui sortaient, une à une, de l’ombre…
Au fond de ce « Ravin de la Mort » un sergent-major et deux légionnaires avaient été tués la même nuit. C’était un endroit maléfique et dangereux. On ne s’y aventurait, à la tombée du jour, qu’à ses risques et périls. Comme la distance était longue du Maroc-Hôtel jusque chez moi, j’empruntais une araba – toujours la même – dont le cocher, sitôt franchi le seuil de ce satanique ravin, se mettait à trembler de tous ses membres.
Aussi, pour ne pas ébranler sa confiance, et pour qu’il pût me reconduire à bon port, sans défaillance, avais-je adopté un excellent système. Je « crachais » des coups de revolver, à droite et à gauche de la route, au milieu d’épaisses ténèbres.
L’écho s’en répercutait très loin, roulant en vibrations sourdes dans cette impressionnante et immense cuvette.

Place du commerce avec à droite le Maroc-Hôtel vers 1920