Image à la Une : Place du Commerce avec à droite le Maroc-Hôtel, au centre le Grand Café Glacier, à gauche la société de transports par car : Transports Zakar. Vers 1925.
Le texte suivant est extrait de Missionnaires en burnous bleu de J.-D. Carrère Ed. Charles-Lavauzelle. 1973
L’ouvrage relate les réalités de la vie de l’officier du Service des Renseignements – futur officier des Affaires Indigènes – dans l’accomplissement de ses missions entre 1919 et 1934.
(Le général de Chambrun, gouverneur militaire de Fès, reçoit avec son épouse, en leur résidence du Dar Tazi , des amis parisiens. Après le dîner auquel participait une dizaine d’autres personnes, dont le capitaine Dherblay du Service de Renseignements, deux légionnaires « de marque » : le colonel Rollet et le capitaine Aage de Danemark et deux futurs maréchaux ! les capitaines Juin et de Lattre de Tassigny, le général propose au groupe « d’aller boire un pot » au Maroc-Hôtel).
Le Maroc-Hôtel : Moderne Babylone
Jetons un premier regard autour de cette Babylone moderne, ses apparences et ses réalités, surtout nocturnes. Avec une grande banque, le Maroc Hôtel occupe tout un côté de la place du Commerce, extrêmement animée, poussiéreuse et bruyante avec ses cafés, ses calèches, ses camions, ses autobus et une multitude de cars pour toutes les directions.
Elle est située au carrefour, où trois races différentes et trois religions se rejoignent sans d’ailleurs se mélanger beaucoup.
C’est, tout d’abord, l’entrée de cette immense Médina de 200 000 musulmans. C’est, également, l’entrée du Mellah, quartier qui, à part deux grandes rues très commerçantes, n’est qu’un labyrinthe de ruelles étroites où grouillent, entassés, quelques vingt mille israélites.
Enfin, la ville européenne à peine ébauchée, dont la population est composée, en majorité, par les cadres administratifs et techniques et par une énorme garnison.
Notre curieux établissement se présente ainsi : deux étages de chambres assez banales où les occupants, pour la plupart, récupèrent dans la journée les forces dépensées au cours des nuits de « bringue », consacrées aux divertissements dont nous allons parler en quelques traits.

Cliché anonyme vers 1925 : de droite à gauche, l’immeuble de la Compagnie algérienne, le Maroc-Hôtel et le Grand Café Glacier sur la place du Commerce.
Il s’agit, en effet et surtout, du personnel des deux sexes qui, par goût ou par profession, assure à la clientèle de cette boîte de nuit, à jamais fameuse, des plaisirs de qualités variables. Jetons-y un premier regard.
Au rez-de-chaussée une salle de restaurant et sa terrasse vitrée, le tout assez vaste, desservi par un large escalier qui mène au non moins vaste sous-sol. C’est un immense caveau en effet, doté d’un bar d’une longueur inusitée. Il y a une piste de danse autour de laquelle s’alignent sur deux ou trois rangées, une centaine de tables. Il y a enfin un plateau, petite scène où se produisent, tantôt sous d’injustes quolibets, tantôt sous des applaudissements immérités, une dizaine de braves filles, sans grand talent artistique. Elles sont, il est vrai, d’excellentes danseuses, flirtent volontiers et secondent utilement les deux jolies barmaids. Pousser à la consommation est une règle, vis-à-vis des réfractaires qui sont l’exception. Certaines exercent, fort galamment du reste, d’autres activités car, nous l’avons bien compris, nous n’avons que faire ici de premières communiantes.
À la tête du personnel masculin, un maître d’hôtel, ancien légionnaire, sordide meneur de jeu, « une grande gueule » qui connaît tout le monde. Enfin à l’orchestre, une excellente formation capable de jouer très convenablement de la musique classique, mais le jazz est surtout son triomphe.
Tout ce petit monde s’affaire beaucoup dès le dîner qui réunit à peu près uniquement une clientèle de civils cossus et de pionniers. Ils s’assurent ainsi le droit d’utiliser durant la soirée, quelques tronçons de banquettes. Ils sont généralement sympathiques et en excellents termes avec la gent militaire qui va faire irruption vers vingt-deux heures, car elle vit traditionnellement en popote. Les tables seront alors prises d’assaut et l’on s’en donnera à cœur joie, parfois jusqu’aux aurores (il s’agit des soirs de gala).
« Il n’est qu’un Maroc utile, c’est le Maroc Hôtel », clame d’emblée l’un des solides piliers de la maison, commandant de légion et l’un des plus authentiques baroudeurs de cette merveilleuse armée d’Afrique.
Au Maroc, c’est la coutume, cette armée se bat, chaque année de mai à octobre dans ces âpres djebels, dont la coûteuse pacification est à ce prix. « Les Képis de Rabiot« , pour employer une expression significative, seront très nombreux en effet comme chaque année.
Lieu de détente de prédilection, ce Maroc Hôtel mérite en tout cas une plus ample description de son ambiance, des personnages qui l’animent habituellement, de leurs extravagances plus ou moins licencieuses, mais toujours « bon enfant ». Les débordements expriment à coup sûr, chez un officier, le bonheur d’être encore de ce monde. Mais pour combien de temps ? La vie qu’ils mènent est tellement aventureuse qu’elle ne saurait être très longue. Aussi se hâte-t-on d’en gaspiller, ici, avec une fougue juvénile et joyeuse, une part importante, déraisonnable certes, aux yeux du commun des mortels. Saluons donc avec une souriante indulgence cette clientèle, insolite, pittoresque et même artistique. Le gratin de l’armée momentanément au repos.

Patio du Maroc-Hôtel. Cliché anonyme et non daté
La salle est comble maintenant. Peu ou pas de femmes légitimes évidemment, les autres par contre sont assez nombreuses. Le « Repos du Guerrier » a ses exigences, ses lois traditionnelles comme ses prêtresses. Les hommes… ? presque uniquement des militaires, car les régiments viennent de rentrer dans cette bonne ville de Fès après une absence de six mois. Les cadres ont les poches bourrées de billets de banque, les économies forcées. Quelle aubaine pour le tenancier de ce « Boui-Boui » et ses pensionnaires.
Tirailleurs, spahis, artilleurs ou sapeurs, États-Majors ou Services. Il y a aussi de fringants aviateurs ! Il y a surtout les officiers de cette admirable Légion Étrangère qui seront les plus enragés et les principaux animateurs de soirées mémorables. Seuls manquent à l’appel les non moins admirables officiers du Service des Renseignements. Le bled est leur lot, ils restent à l’avant où, à peu près seuls maintenant, à la tête de leurs forces supplétives, ils contiendront la dissidence en lui « travaillant durement les côtes ».
Les autres guerriers en rupture de baroud, ceux des troupes régulières, vont avoir trois mois pleins de repos, puis trois autres mois de préparation et d’entraînement intensifs. Pour l’instant, les voici qui s’agitent et fraternisent dans l’allégresse générale, sans le moindre souci de la hiérarchie. Les marques distinctives, en dehors du service et entre gens de qualité, moralement on les laisse au vestiaire. Le seul privilège des officiers supérieurs, dont plusieurs sont affligés de grosses fortunes, sera de régler les lourdes ardoises.
Tout ce beau monde boit et s’amuse beaucoup. On s’interpelle d’un bout à l’autre de la salle. Des railleries pleuvent, des défis sont lancés, rien n’est jamais pris au tragique, même lorsque les esprits sont surchauffés. Nous entendons de singulières professions de foi, qui vont de la santé morale à la plus étourdissante apologie du vice, spécialement les vices du crû. Le même improvisateur, qui surgira de la foule, soutiendra avec outrance et le même bonheur des thèses diamétralement opposées. C’est de la plus haute fantaisie, cela prend parfois le ton des fameux cabarets montmartrois de jadis : Oh la la, C’te gueule, C’te binette . Ajoutons que certains de nos gais lurons, très cultivés, poètes à leurs heures, se révèlent aussi chansonniers ou revuistes mordants. D’autres parodient ou imitent les poètes libertins de joyeuse mémoire. En des petits sketches on ridiculise des personnages connus ou parfois même présents et qui sont les premiers à s’en divertir.
Parmi les très grandes vedettes du « Maroc Hôtel », et après trois ou quatre célèbres numéros (capitaines ou commandants de légion), il faut noter un colonel au masque buriné, un vrai mâle aussi celui-là. De haute taille, d’élégante silhouette, ce beau soldat réunit en lui deux types différents. Il est en effet aussi dur dans le service, que débonnaire et charmant dès qu’il prend possession des deux tables qui lui sont réservées. Ce grand patron jouit ici d’une sorte de royauté qui n’est pas sans analogie avec celle du Roi Pausole. Ces dames l’entourent beaucoup car il est parfait galant homme et il a la bouteille de champagne facile. Il ne recherche nullement le succès final. Il sait, à l’avance, qu’à l’heure des accordailles la dizaine de célibataires, qui forment sa garde d’honneur, resteront seuls en course.
Vers le milieu de la nuit, ce chic colonel prendra congé des délicieuses petites alliées et de ceux dont elles couronneront la flamme. À ces couples éphémères, il souhaitera beaucoup de bonheur et de nombreux enfants. Il recommandera de leur apprendre à nager, ceci en confidence.
Gageons que ses convives, comme ses autres officiers, seront alertés de bon matin pour assister à l’une de ces manœuvres dont le colonel a le secret. « Il n’y a rien de mieux, affirme-t-il dans un gros rire, pour décrasser l’esprit et pour débarrasser les muscles des fatigues d’une nuit de plaisir ». Hommes et cadres ne penseront plus au « Maroc Hôtel » durant ces deux jours de plein air et deux autres au moins qui seront nécessaires pour une indispensable récupération. La fête reprendra ensuite dans cette ambiance ruisselante de bonne humeur et d’insouciance.

Maroc-Hôtel vers 1930
Tant d’autres animateurs mériteraient aussi un portrait et quelques lignes, qui mettraient en relief leur savoureuse originalité. Mais le groupe de Dar Tazi s’est annoncé. La piste de danse se vide, tandis qu’on libère deux tables à la hâte. L’orchestre s’affaire de son côté. Qu’est-ce à dire ? Des huiles lourdes arriveraient-elles ?
Tout à coup les musiciens attaquent la Marseillaise. Le général de Chambrun apparaît en effet, s’arrête au milieu du grand escalier et, au garde-à-vous, salue. Ses invités derrière lui en font autant, la foule du sous-sol se dresse aussitôt et s’immobilise dans un silence religieux pour écouter l’hymne national. Sitôt après, la marche de la Légion retentit en l’honneur du colonel Rollet qui se fige à nouveau, en redressant nerveusement sa barbiche d’un coup de menton. « Un coup de bouc », dirait Dherblay, ancien chasseur que ses camarades accueillent avec autant de surprise que de sympathie. Il en est de même du capitaine Aage qui, dès son arrivée au Maroc, a conquis tous les cœurs par sa gentillesse et sa simplicité.
Cérémonieusement, le maître d’hôtel conduit le Général et ses hôtes à leur table. Il s’incline obséquieusement devant le Prince qu’il appelle Monseigneur. Celui-ci, déjà très légionnaire, hurle à son oreille : Tu n’as jamais vu un archevêque habillé comme moi ? Alors fous-moi donc la paix, je te prie, avec ton Monseigneur .
Les nouveaux arrivants échangent avec leurs camarades, déjà fort excités, des sourires, des saluts ou des grimaces. Pour sa part, le Général fait quelques gestes amicaux à des copains, comme il dit familièrement.
Aage accepte de bonne grâce d’être mis sur la sellette par ses nouveaux amis, qu’il balance à son tour. C’est une sorte de mise en boîte aux mille ricochets. Après des taquineries de bon aloi, viennent les compliments plus ou moins outranciers, mais l’un des assistants fait preuve d’une certaine érudition en faisant l’apologie de la Maison Royale de Danemark :
– « Prince du sang authentique, Aage de Danemark est, en ligne directe, membre de la Maison de France. C’est un d’Orléans par sa grand-mère », conclut le biographe inattendu.Mais notre prince Aage, qui est surtout un grand rigolo, réagit à sa manière pour répondre à cet homme trop flatteur à son gré, particulièrement dans ce milieu. Il se dresse alors de toute sa haute taille et se met à déclamer :
« Mes bons amis, ce ne sont pas là mes seuls titres de noblesse ; quand j’étais tout petit (il prend alors un accent de gouape), ma grand-mère m’a dit comme çà :
« t’as un oncle issu de Bretagne
un deuxième de François Premier
un troisième issu de Charlemagne
un quatrième y sue des pieds ! »Ce fut pour le Prince du sang un vrai triomphe !
« Ah! gosse de riche, il est adorable », s’écria l’une des filles qui louchait déjà sur lui avec un regard éloquent. Très régence, cette fois, le Prince va lui baiser la main, et aussitôt après, avec un accent du faubourg, il ajouta : « Y a pas plus fauché que moi. »
Nos trois parisiens, d’abord un peu éberlués, se mettent au diapason et tous sont véritablement enthousiasmés par l’ambiance de ce cabaret, mais cette soirée n’est pas finie.
Dans le brouhaha, littéralement déchaîné, un très brillant Chef d’escadron, qui porte un grand nom, grimpe soudain sur l’estrade et, durant dix minutes, harangue l’assistance avec une désopilante fantaisie. Dans des accents patriotiques ou cocasses, le tribun termine ainsi son laïus :
« Nobles seigneurs qui m’écoutez et vous autres, sordides truands que j’admire, apprenez, si vous ne le savez déjà, que nous sommes venus dans ce pays pour civiliser les hommes et…pour nous faire syphiliser par les femmes. »Cette péroraison est accueillie par un tonnerre d’applaudissements, des rires et des sarcasmes qui l’encouragent à poursuivre.
« Et maintenant, tous ceux qui ont déjà rempli la deuxième partie de leur mission, à vos numéros« , hurle-t-il.Nouveau tumulte de rires et de bravos et, cent bras se lèvent, les numéros s’ajoutant les uns aux autres d’un bout à l’autre de la salle. Le Général et ses convives se tordent littéralement. Notre orateur, loin de perdre le Nord, tire la leçon du scrutin :
« Dieu me pardonne, je ne croyais pas que nous étions si nombreux dans cette honorable confrérie; mais si quelques-uns d’entre vous se sont vantés, c’est qu’ils y ont échappé par miracle et plaçons-les dans une sous-catégorie, celle des sursitaires »Des protestations violentes, de fausses invectives pleuvent de toutes parts avec une truculence à faire rougir une maîtresse de maison close.
Soirée de gala comme tant d’autres, le « Maroc Hôtel » allait maintenant entrer dans les eaux calmes. Le milieu du printemps allait sonner le glas de ces folles réjouissances. Le départ des troupes était en effet imminent et les ultimes semaines seront exclusivement consacrées aux choses sérieuses ; achever fébrilement la préparation de la prochaine campagne.
Pauvres délicieuses petites alliées ! Dès demain, elles ne penseront plus qu’à la tristesse du départ qui va marquer la fin de leurs idylles. Ce jour-là (les hommes sont ainsi faits), seuls de beaux yeux féminins verseront de vraies larmes, car ces braves filles sont beaucoup plus sentimentales que réellement intéressées.
Encore quelques bouchons de champagne qui sautent joyeusement à travers une salle enfumée, lourde de vapeurs d’alcool et le Général donne le signal du départ. Cette mémorable nuit laissera dans l’esprit de nos trois parisiens, au comble du ravissement, un inoubliable souvenir. Ils viennent de réaliser, ici, l’un des côtés attachants de ce monde militaire, un peu spécial, que l’on ne soupçonnait même pas. Il leur réservera d’autres découvertes, car il va passer sans transition, du frivole au sublime, avec la même élégance toujours.

Le Grand Café Glacier voisin du Maroc-Hôtel dont on aperçoit au fond à droite une partie de la verrière du restaurant. Entre les deux bâtiments, l’entrée de la Grande-Rue du Mellah. Cliché vers 1925

La place du Commerce vers 1950. Le Maroc-Hôtel et les cafés voisins appartiennent à l’histoire !