En février 1952, Pierre Bach a prononcé devant les membres de l’association « Les Amis de Fès » Association « Les Amis de Fès » (1932-1956)  une conférence sur Sidi Ahmed El Bernoussi dont voici le texte :

Sidi Ahmed El Bernoussi est, après Moulay Idriss, un des grands saints, vénérés patrons, de Fès.

Sa « Koubba » s’érige sur les montagnes dominant le Nord de la ville, entre le Djebel Zalagh et le Djebel Guebgueb. Partiellement ruinée, elle est due au sultan Moulay Sliman, qui malheureusement négligea d’affecter quelques revenus habous à son entretien, ce qui entraîna la ruine avec le temps. Le Contrôle Civil est intervenu en vue de sa restauration, qui est examinée par le Service des Beaux-Arts et Monuments historiques. Le classement du monument et du site est déjà intervenu, par Arrêté Viziriel du 10 mars 1950, mais un crédit total de plus de cinq millions sera nécessaire pour opérer une restauration intégrale, et celle-ci devra attendre son tour dans les délégations de crédits.

D’après la tradition, Sidi Ahmed El Bernoussi, dont la famille est originaire, comme l’indique son nom, de la puissante tribu des Branes, aurait été un condisciple du célèbre Abou Médian El Ghouts, le patron vénéré de Tlemcen. Tous deux, ascètes musulmans de l’école du Soufisme, suivirent à Fès l’enseignement de Sidi Harazem et de Sidi Ali Bou Ghaleb (Sidi Ahmed aurait même été, soit professeur à Qaraouyine, soit gardien du sanctuaire de Moulay Idriss), puis se retirèrent dans l’ermitage du Guebgueb. De là, Abou Médian se rendit en voyage à Tlemcen et y mourut en 1161 de notre ère. Sidi Ahmed El Bernoussi mourut au Guebgueb vers 1180.

Son père, Sidi Ali El Bernoussi, et sa mère, Lalla Chafia, sont enterrés à proximité. Ils devaient être venus des Branes dans les Lemta, comme « azzabs » sur la propriété de quelque riche Lemtouni habitant à Fès.

Sidi Ahmed, faisant fi de la « Mechta » paternelle, aurait vécu quelque temps dans l’abri sous roche que l’on voit à proximité du sanctuaire puis aurait construit de ses mains une humble cabane, tombée en ruines depuis longtemps.

Sur sa tombe, en 1803, de notre ère, Moulay Slimane fit construire la Koubba que fit plus tard restaurer et décorer Moulay Hassan sans y affecter non plus de biens habous. En 1808, Moulay Slimane fit également construire un fondouk pour pèlerins.

Loin à l’Ouest, subsistent quelques vestiges des fondations du « château du Zalagh » cité par El Bekri en 1050. C’étaient les ruines d’une kasba des berbères Maghiba, rasée par Moussa Ben Noceir en 706. Les Maghiba se sont réfugiés sur l’Oued N’Ja, à l’Ouest de l’Aïn-Zorg et sur les terres abandonnées, Youssef Ben Tachefine casa en 1069 un contingent de sa milice Lemta destiné à surveiller Fès, qu’il avait dû assiéger à deux reprises.

Au XVI ème siècle, Léon l’Africain, qui avait fait un séjour de 1508 à 1512 sur ces lieux, alors dénommés « El Obbad » – les hommes pieux – en souvenir des deux ascètes, se contente de présenter Sidi Ahmed comme s’étant retiré en ce point « solitaire et fort propice aux méditations » dans les ruines de l’ancienne kasba (on voit encore sur les pentes de la colline de longues trainées d’énormes blocs). Marmol fournit les mêmes vagues renseignements. Il est certain que Sidi Ahmed El Bernoussi s’est retiré là pour méditer sur le moyen de gagner le ciel en servant le Dieu des croyants.

Avant la guerre de 1939, les Lemta et les Ahel Fas tenaient en ce lieu un moussem très coloré auquel ont mis fin les restrictions de guerre. M. de Mazières en a donné une excellente description dans un des bulletins de la Société de Géographie du Maroc, paru après coup (en avril 1942). Je ne reviendrai pas sur sa description de l’ancien moussem, qui est très complète, mais seulement sur celle du sanctuaire.

De la route de Fès à Ouezzan, où est aménagé un emplacement pour garer les autos, un sentier monte rapidement à travers les oliviers vers la koubba, à peu près cachée dans l’ombre des énormes « betoum » ou pistachiers-térébinthes, arbres plusieurs fois séculaires, dont les racines monstrueuses s’accrochent aux rochers. Pourvus d’un feuillage menu, très vert et très serré, ils donnent une ombre fraîche et reposante qui participe à la poésie du lieu. Visiblement, ces térébinthes constituent une flore résiduelle, vestiges d’une vaste forêt qui couvrait jadis les monts au Nord de Fès, car on en trouve d’autres bosquets très anciens – et en voie de disparition – dans toute cette région. Les terres ont été affermées par les Lemta et la forêt exploitée pour fournir à Fès son charbon de bois, puis partiellement replantées en oliviers. Les olivettes couvrent le Lemta.

La koubba, au toit hexagonal de tuiles vertes, se dresse à flanc de montagne au pied de la crête. Une cour précède le tombeau, que l’on aperçoit par la fenêtre grillagée et les portes ruinées. Il y en a trois, celle de l’Est était voutée. Celle du Sud donne sur un passage en creux. La crête de la montagne, couronnée de térébinthes, domine légèrement la koubba d’une part, et d’autre part un plateau aménagé pour un moussem, et qui porte la borne géodésique de cote 759 mètres.

Je dois ajouter que l’ancien moussem de Sidi Ahmed El Bernoussi, héritier probable d’un très ancien culte agraire des hauts lieux ayant précédé l’Islam, moussem à l’ombre des térébinthes sacrées, n’est pas sans analogie avec le moussem des Aït Ayache, lequel se déroule encore en plaine du Saïs, près d’Aïn Cheggag, au sanctuaire de Sidi Messaoud. Ce dernier, lui aussi blotti dans un bois de térébinthes séculaires, mais au bord de l’oued, dans un site charmant, est accessible par une piste en venant d’Aïn Cheggag. Ces deux « marabouts » se trouvent au milieu d’un bosquet résiduel de térébinthes antiques, que leur caractère sacré a protégé de la main du bûcheron, derniers vestiges de l’ancienne forêt. La reprise de cette espèce a été tentée par le Service Forestier et s’est révélée très difficile à réaliser dans les conditions climatiques actuelles. Elle exige un sol très riche en humus et une tiède humidité. Il s’agit évidemment d’une flore résiduelle ouvrant aux botanistes des horizons nouveaux sur le passé forestier du Maroc.

Les térébinthes de Sidi Messaoud des Aït Ayache reçoivent beaucoup d’ex-voto (chiffons et cheveux) participant du rite berbère d’expulsion du mal. Le passage du pieux musulman Sidi Ahmed au Guebgueb en a chassé ces rites magiques, mais il est probable qu’avant lui, ils étaient pratiqués, et qu’il y avait eu là quelque rite berbère, du temps des Maghila.

Enfin, du haut de la colline, le visiteur peut jouir d’un panorama splendide, en particulier par temps clair. À l’Ouest et à droite du Djebel Tratt (831 m) se devinent le Zerhoun (1118 m) et le Tselfat (810 m). Au sud, à ses pieds, s’étend la ville de Fès, blottie dans sa conque d’eaux et de verdure, puis le Saïs, puis fermant l’horizon le Moyen Atlas, avec le Djebel Kandar (1768 m), la Tichoukt, et les neiges du Djebel Bou Iblane (3556 m). L’horizon est coupé par la haute falaise du Jbel Zalagh (907 m) dominant Sidi Ahmed El Bernoussi. Mais au Nord, la vue s’étend largement sur la vallée du Sebou, Moulay Bouchta, l’Amergou et le Rif (Jbel Tidighine 2454 m). La pente du Guebgueb forme un éperon portant le douar Oulad Mansouri, tandis que celle du Zalagh descend rapidement vers le Sebou, couverte d’oliviers et de vertes cultures.

Le lieu respire non seulement une poésie bucolique, mais aussi un climat de repos et de détente dont l’on comprend que le charme agreste puisse retenir le voyageur.

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Le Moussem de Sidi Ahmed El Bernoussi. Cliché Henri Bressolette, vers 1938

 

Je rajoute un commentaire au texte de cette conférence de Pierre Bach car il existe une autre version de l’histoire de Sidi Ahmed El Bernoussi.

En effet, Prosper Ricard, en mai 1919, dans un article de France-Maroc, à propos du Moussem de Sidi Ahmed El Bernoussi, donne une version différente. Il écrit que Sidi Ahmed El Bernoussi était l’ « assâs » ou gardien de Moulay-Idriss, fondateur de Fès et non gardien du sanctuaire de Moulay Idriss comme l’écrit Pierre Bach.

Selon P. Ricard, lorsque Moulay Idriss édifie les premières maisons de la ville de Fès, il charge Sidi Ahmed El Bernoussi de veiller sur la montagne et de l’informer de tout mouvement hostile des tribus voisines. Sidi Ahmed n’est à l’époque qu’un simple fermier travaillant pour un propriétaire. Cette surveillance doit permettre de poursuivre en toute tranquillité les travaux de construction de la ville. Sidi Ahmed s’installe, dans une modeste habitation, au sommet du Lemta, voisin du Zalagh et presque aussi élevé que lui ce qui lui permet de jouir d’une vue magnifique sur Fès (voir la description de Pierre Bach).

C’est ce rôle de grand serviteur du fondateur de Fès qui lui vaudrait cette vénération des habitants de la ville : il aurait récupéré ainsi une partie des bénédictions de son Maître, fondateur et protecteur de Fès.

Le sanctuaire aurait été reconstruit/réparé par Moulay Hassan vers 1880 qui fait creuser une profonde tranchée dans la montagne pour que du toit du sanctuaire on aperçoive le Dar el Maghzen. Le sultan met ainsi son palais sous la protection de Sidi Ahmed El Bernoussi.

Selon Prosper Ricard le saint serait décédé un dimanche de mai : le pèlerinage serait donc plus efficace le dimanche et plus particulièrement le jour de l’anniversaire. Les pèlerins les plus fervents pour bénéficier de la « baraka » entière s’installent dès le samedi et ne repartent que le lundi.

Prosper Ricard et Pierre Bach semblent donc parler de 2 personnages différents : l’un contemporain de la création de Fès (vers 808 de notre ère), l’autre ayant vécu au 12ème siècle de notre ère. Qui est donc le Sidi Ahmed El Bernoussi vénéré au sanctuaire du Zalagh ?

Le Dr Kaïs Ghomri m’a communiqué la biographie du Cheikh Abi Abbas Ahmed El Bransi, citée dans Le verger parfumé des chroniques des gens vertueux de Fès. Elle correspond à celle citée par P. Bach :

Le Cheikh Abi Abbas Ahmed El Bransi, est inhumé à Lemta, sur le mont connu du nom de Zalagh à l’extérieur de Bab Guissa. Son mausolée à cet endroit est bien connu et est l’objet de visites assidues des habitants de Fès. Personne ne doute de sa qualité de Saint Patron et on lui connaît des miracles et prodiges extraordinaires…
… Certains auteurs le qualifient de Cheikh, d’Ascète, de Fervent, de Clairvoyant… Il est venu du pays des Branes et a appris la Science en compagnie du Cheikh Sidi Ali Ben Hrazem, avec le Cheikh Chouaib Abi Madian, qu’Allah nous fasse profiter de leur savoir. Il a étudié la Science des généalogies, des Controverses (Ilm al Kalam) et a écrit un livre de valeur explicatif des 99 Noms Sacrés d’ Allah, connu du public sous le titre de :

الوجيز المختصر و اﻟذهب الابريز

… Il a accompagné le Cheikh Abi Madian Chouaib et s’est consacré à la prière et à la dévotion sur le Mont de l’Ombre qu’on appelle de nos jours : Mont Zalagh en un lieu appelé Al Obbad ( les adorateurs). Après le départ du Cheikh Madian, il est allé sur le mont et s’est isolé dans un lieu connu là bas. Des groupes de djinns (génies) croyant au message de notre prophète, venaient à lui réciter le Saint Coran et étudier les sciences religieuses oralement ( verset n°1 de la sourate Al Jinn n°72). Il avait une aura extraordinaire de son temps, les habitants de Fès le priaient pour intercéder auprès d’Allah pour résoudre leurs problèmes ou faire aboutir leurs affaires …

Finalement les pèlerins bénéficient peut-être de la « baraka » de deux saints en se rendant au sanctuaire de Sidi Ahmed El Bernoussi !

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Des pèlerins aux abords du sanctuaire de Sidi Ahmed El Bernoussi. Cliché Henri Bressolette vers 1938

 Ce texte est publié dans le livre Les Conférences des Amis de Fès