La plus grande fête étudiante à Fès était la Fête du Sultan des Tolba – nozha talaba – qui se déroulait chaque année au début du printemps.
La fête du Sultan des Tolba remonterait au règne de Moulay er Rechid, fils du fondateur de la dynastie alaouite. Son origine fait l’objet de différentes versions, finalement assez proches : c’est le concours des étudiants de Fès qui aurait permis à Moulay er Rechid de devenir Sultan et en récompense du service rendu Moulay er Rechid déclara qu’il y aurait chaque année proclamation d’un sultan des tolba (étudiants).
La version la plus romantique dit que vers 1664/1665, la région de Taza se trouvait sous l’influence tyrannique d’un riche marchand juif, Ben Mechaal, qui exigeait, chaque année, que les habitants de Fès lui envoient une jeune vierge pour son harem. Moulay er Rechid, étudiant à la Qarawiyine, ému par la détresse de la mère de la jeune fille qui devait être livrée à Ben Mechaal, décide avec ses camarades étudiants de prendre la place de la jeune vierge. Travesti en jeune fille, accompagné d’une quarantaine de ses condisciples, pour partie déguisés en femmes, d’autres cachés dans des caisses sensées renfermer des cadeaux, il se rend à Taza dans la demeure du juif Ben Mechaal. Celui-ci, sans défiance installe chez lui les colis et la nuit venue les tolba sortent de leurs boites, tuent le juif et s’emparent de ses trésors et de la ville de Taza pour le compte de Moulay er Rechid qu’ils proclament sultan. Le retour à Fès est triomphal et l’on dit même que Moulay er Rechid épousa la jeune et belle vierge dont il avait pris la place.
Pour commémorer cet épisode et remercier les tolba il institua cette fête annuelle du Sultan des tolba.
Une autre version plus « politique » et peut-être plus proche de la vérité met en scène les mêmes protagonistes vers 1664 :
– Le prince juif, Ben Mechaal, tyran de Taza (pour certains il s’agit simplement d’un riche marchand juif de Dar Ben Mechaal, ville qui était sur le territoire des Beni Snassen).
– Moulay er Rechid, qui n’est plus étudiant mais chef de guerre, qui avait gagné à sa cause les tribus orientales, s’était soulevé contre son frère Moulay Mhammed et cherchait à s’ouvrir la route de Fès.
– Les étudiants de Fès.
Le scénario est le même : travesti en jeune fille et avec l’aide d’une quarantaine d’étudiants cachés dans les « cadeaux » il tend un guet-apens au juif qu’il massacre et sa fortune dont il s’est emparé lui permet de constituer une armée véritable et de s’assurer le concours des Djebala. Deux ans plus tard, après la mort de son frère à la bataille d’Angad, il pénètre en maître à Fès. Pour récompenser le dévouement de ceux qui avaient été ses premiers partisans, il leur concède certaines faveurs qui, le temps aidant, auraient fini par se transformer en ces festivités estudiantines qui marquent chaque année le retour du printemps pour les étudiants et les habitants de Fès.
Enfin une version moins épique, dit que Moulay er Rechid, ancien étudiant à la Qarawyine, conscient de la monotonie habituelle de la vie étudiante a instauré cette fête pour, une fois par an, pendant une semaine, mobiliser la population fasi autour de ses étudiants.

Chaque année, au début du printemps, les étudiants informent le Maghzen de leur intention d’organiser la fête. Il faut adjuger la charge de ce sultan éphémère. Traditionnellement seuls les étudiants des médersas participent à la compétition : ces étudiants sont en général pauvres, vivant de la charité publique, sans possibilité de trouver une chambre en ville et « étrangers » à Fès. Ils sont souvent regroupés selon leur région d’origine : la médersa Seffarin reçoit les étudiants du Souss ou du Zerhoun, la médersa Attarin héberge des citadins de Tanger ou Larache.
En pratique les fasis se mêlent de la désignation du Sultan des tolbas : le sultanat est mis aux enchères et il est admis que ce sultan temporaire peut demander, à l’issue de son règne éphémère, au Sultan du Maroc, une grâce pour un condamné ou tout autre personne en délicatesse avec les autorités. Cette grâce est en principe systématiquement accordée.
Ainsi les notables et/ou les riches familles de Fès font en sorte de soutenir et de financer la candidature d’un étudiant qui s’engage, en retour, à obtenir pour eux ou un de leurs proches la grâce désirée ; les enchères peuvent être importantes en fonction du nombre des notables intéressés et de leur fortune personnelle.
La somme obtenue sert surtout à choisir l’heureux « élu » mais, est insuffisante pour assurer aux étudiants la possibilité d’organiser une nozha (pique-nique) de plusieurs jours.
Le Sultan des tolba, dès sa désignation, envoie par la ville des émissaires chargés de collecter des fonds auprès des commerçants, notables et autres passants. Les caïds des tribus voisines, les vizirs et les autorités maghzéniennes sont sollicités pour faire des dons en argent ou en nature (moutons, sucre, beurre, pains , semoule pour le couscous, etc …) souvent par lettres scellées imitant les courriers chérifiens officiels.
Eugène AUBIN dans son livre Le Maroc d’aujourd’hui cite un exemple de ces lettres :
Je vous informe que Notre Seigneur (que Dieu lui donne la victoire!) nous a autorisé à célébrer la fête habituelle, ainsi qu’elle a été célébrée sous ses ancêtres. Toutes dispositions ont été prises en vue de passer dignement ladite fête, et de grandes marmites sont déjà dressées pour la préparation des mets. Aussi vous ordonnons-nous de verser sans délai la cotisation qu’ont toujours donnée vos pères, mille ans déjà avant la création d’Adam. Si vous vous conformez à cet ordre, tout ira bien ; sinon nous lancerons sur vous nos armées victorieuses de puces et de punaises, qui vous empêcheront de manger à votre table et de dormir dans votre lit. Exécutez-vous vite : si vous manquez de bêtes de charge pour nous faire parvenir l’argent, nous vous enverrons pour le chercher des « ânes de Djeddah » (nom donné au Maroc à certains insectes) .
Le Palais envoie au Sultan des tolba tous les attributs de sa souveraineté : une escorte de soldats, un cheval sellé, des habits royaux, un parasol, des porteurs de lances, des chasseurs de mouches etc.. et même un mchaouri, qui fait office de caïd Méchouar.

Les autorités locales fournissent aussi les tentes nécessaires au campement et les animaux pour les transporter ; on prépare le campement de quelques jours sur les bords de l’Oued Fès, en amont de la ville, près des remparts du Dar-el-Maghzen. De nombreux fasis viennent installer leurs tentes près du camp étudiant pour profiter de l’ambiance joyeuse qui règne parmi les étudiants.


Photographie Chambon, vers 1920. « Le camp des tolbas »
Le nouveau Sultan choisit, parmi ses camarades de médersa, sa cour, ses ministres et les dignitaires qui l’accompagneront lors de ses sorties. On dit que seul le trésorier n’est pas étudiant car il faut un homme sérieux pour gérer la comptabilité !

Photo Chambon, vers 1920. « Le sultan des Tolbas à Bab Ftouh »
Le vendredi suivant sa désignation le Sultan sort de sa médersa, en tenue d’apparat, entouré de ses dignitaires, mais aussi de musiciens armés de flûtes, tambours et longues trompettes au milieu d’une foule joyeuse et désordonnée. Il va faire la prière à la mosquée des Andalous, puis sort de la ville par Bab Ftouh, gravit les collines du cimetière de Bab Ftouh et va se recueillir sur le monument de Sidi Harazem, patron des étudiants et où repose selon la tradition la dépouille de Moulay-er-Rechid, créateur de la fête (Letourneau ). C’est au mausolée que se déroule le véritable sacre au cours d’une cérémonie majestueuse. Les prières sont formulées par le Sultan des tolba et ses camarades et maîtres.



Le lendemain samedi , le cortège gagne, par Bab Mahrouk, le campement des bords de l’Oued Fès ; on y passe environ 8 jours et tout ce que Fès compte de personnages importants y défile. Moyennant cadeaux aux étudiants on peut venir se reposer, s’amuser, écouter de la musique et profiter de l’atmosphère printanière surtout si le temps est beau.


Photo anonyme, non datée, intitulée « Cortège du faux sultan » . Bab Mahrouk

« Le sultan des Tolbas à Bab Segma ». Cliché B.B.C. Publications, non daté
Dans la semaine, un personnage de la famille chérifienne vient apporter des cadeaux (hediyat) de la part du Sultan et qui consistent en vivres et argent. Roger Letourneau rapporte également que les juifs envoient une hediyat mais burlesque, où les bœufs et les moutons annoncés sont en réalité des chats et des rats en cage. Cette dernière remarque souligne l’esprit de confiance et de complicité qui existait entre les commerçants juifs et les tolba.
Après le protectorat, les autorités civiles et militaires françaises ne manquent pas de venir en visite et de soutenir matériellement et financièrement cette fête étudiante traditionnelle. Le maréchal Lyautey de passage à Fès lors d’une fête des tolba accomplit lui aussi la visite d’usage et se soumet bien volontiers au cérémonial copié sur celui de la cour chérifienne.
Lorsque le Sultan réel est présent à Fès, il vient faire une visite à son « collègue ». C’est à cette occasion que le Sultan des tolba adresse au souverain la liste des faveurs sollicitées. La fête des étudiants se termine avec les faveurs accordées et le Sultan des tolba quitte le campement, dans la nuit ou le lendemain, dans la plus grande discrétion pour regagner sa médersa et redevenir un étudiant normal, sous peine d’être roué de coups, lapidé ou jeté à l’eau par sa propre cour.
Les différents témoignages sur cette fête des tolba, signalent son caractère un peu guindé, compassé malgré le burlesque de certaines manifestations. Les étudiants singent les comportements des hauts dignitaires du Maghzen, parfois même en leur présence mais dans le respect des usages. La dignité qui sied à des étudiants en théologie n’est peut-être pas étrangère à cette retenue. Leur dépendance à la charité publique pour faire leurs études explique probablement aussi une atmosphère de liesse mesurée et l’absence de débordements contestataires.

Cliché Belin 1956 « Cortège du sultan des Tolbas se rendant à la prière à la mosquée des Andalous ». Il est précisé que le Sultan éphémère est originaire de Meknès !
Il semble que cette tradition ait disparue dans les années soixante, au début du règne d’Hassan II soit à la suite soit par crainte des débordements : la théologie n’était plus la seule matière enseignée aux étudiants !
Souad Azizi dans un article « Une royauté éphémère : le sultanat des tolba de la Qarawiyine » (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01196756/document) évoque comme cause possible de l’arrêt de cette manifestation festive le fait que le dernier sultan des tolba ait demandé la grâce de Moulay Messâoud impliqué dans le scandale de l’huile frelatée qui causa la mort de nombreuses personnes et à l’origine de troubles moteurs invalidants.
Elle ajoute :
Face aux premiers résultats de l’enquête, plusieurs questions se posent :
– Quelles sont les circonstances réelles de la cessation de la nozha ?
– Est-elle réellement liée à l’affaire de Moulay Messâoud ?
– S’il y a vraiment eu suspension de la nozha à l’initiative de Hassan II, comment expliquer que ce soit un souverain alaouite et des plus respectueux des traditions chérifiennes, qui mette fin à une institution multi-séculaire qui, d’après la tradition orale a été créée par le fondateur même de la dynastie ?
– La cessation de la nozha repose la question de sa dimension politique et de son rôle dans la mise en scène du pouvoir monarchique et de ses contre-pouvoirs. Si cette fête a pu être suspendue, est-ce parce qu’elle n’avait plus aucune raison d’être dans une monarchie constitutionnelle dotée d’un Etat fort et moderne ?
– La déperdition de la nozha pose aussi la question de la relation des oulémas au pouvoir, et du souverain chérifien à cette élite. La suspension de cette fête signifie-t-elle un affaiblissement de leur rôle traditionnel de contre-pouvoir ?
– Pourquoi cette fête a-t-elle disparu et pas d’autres traditions « archaïques », tel que le rituel de la bayεa ?
– Existe-t-il une nouvelle fête qui remplit les fonctions traditionnellement remplies par la nozha (la fête du trône)?Mon hypothèse est que l’affaire Moulay Messâoud n’est qu’un prétexte, un leurre qui cache des raisons plus profondes. L’explication de la cessation de la nohza ne peut être envisagée sans une compréhension de cette fête dans toutes ses dimensions : sociale, politique et culturelle. Et, à mon sens, l’établissement d’une ethnographie systématique de la nohza est le préalable à tout essai de compréhension ou d’explication de la fête elle-même et de sa suspension.
Hassan Aourid, dans un article intitulé « La théâtralité du pouvoir » (revue Zamane, n°48 de novembre 2014) écrit :
Au milieu des années 1960, le dramaturge Abdessamad Kenfaoui présentait devant le roi Hassan II une pièce intitulée « Soltane tolba », interprétée par la troupe de Tayeb Saddiki. La pièce puise dans le registre de l’histoire marocaine. Il y eut même une parodie de cette tradition dans l’enceinte de la faculté des sciences de Rabat où un étudiant devait porter le sceptre d’un simulacre du pouvoir pendant deux semaines. Mais la fronde estudiantine et les effluves de mai 1968 ont décidé des rapports entre le pouvoir et les étudiants et ont mis fin à cette tradition.
Aucun pouvoir, quel que soit le pays, ne souhaite trop voir les étudiants dans la rue « les étudiants, c’est comme le dentifrice, quand ils sont sortis du tube c’est difficile de les faire rentrer » mais les plus inquiets peuvent être rassurés, le Sultan des tolba ne sera certainement pas le prochain leader d’une éventuelle révolte estudiantine : on constate une amnésie quasi générale de l’histoire de ce sultanat éphémère chez les moins de cinquante ans. Cette fête de mise en scène parodique du pouvoir est bel et bien tombée en désuétude.

Photographie 1924. » Cortège du Sultan des Tolbas »
À consulter :
Aubin Eugène : Le Maroc d’aujourd’hui Ed Armand Colin (1903)
Le Maroc dans la tourmente (ré-édition du précédent ouvrage)
( Ed. Paris Méditerrannée 2004)
Benzakour : Hadj Benzacour raconte Fès (2003)
Cenival (de) Pierre : Hespéris 1925 : La légende du juif Ibn Mech’al
Letourneau Roger : Fès avant le protectorat (1949)
Souad Azizi : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01196756/document
Hassan Aourid : La théâtralité du pouvoir. Revue Zamane n°48, novembre 2014
Les commentaires sont fermés.