Vue générale de Sefrou, avec à droite Dar Caïd Omar el-Youssi vers 1910
De son vrai nom Léon-Eugène-Aubin Coullard-Descos est né en 1863 et après des études de droit commence une carrière diplomatique. En 1902, il est nommé premier secrétaire à la légation française de Tanger où il reste pendant deux ans. À l’invitation du Makhzen il séjourne 6 mois à Fès, et aura l’occasion de se rendre à Sefrou à différentes reprises.
Durant ces deux années, il écrit l’ouvrage de sa vie : « Le Maroc d’aujourd’hui » publié en 1904 chez Armand Colin, et réédité un siècle après sous un nouveau titre « Le Maroc dans la tourmente (1902-1903) » dans la Bibliothèque Arabo-Berbère -BAB- dirigée par J.P. Péroncel-Hugoz.
Comme pour les (rares) Européens résidant alors à Fès, un des grands plaisirs d’Eugène Aubin est de parcourir à cheval les environs de Fès : gravir les pentes du Zalagh ou du Tghât pour profiter des magnifiques vues que l’on a de la médina, se promener dans les jardins de l’oued Fès jusqu’au vieux pont massif à huit arches sur le Sebou, admirer du haut des collines qui les entourent la palmeraie et la zaouïa de Sidi Harazem non accessibles aux chrétiens à cette époque.
Aller à Sefrou, à cinq heures de Fès ! est davantage une expédition qui nécessite une escorte car la région n’est pas sûre. Aubin nous relate cette « promenade » effectuée le 17 février 1903.
Il faut cinq heures, en sortant de Bab Fetouh, pour atteindre la petite ville de Sfrou, qui est à une trentaine de kilomètres au sud de Fès. Cette courte promenade est rendue malaisée par le voisinage de tribus Béraber, et par suite de l’agitation actuelle, elle nécessite une véritable expédition. Avant de nous laisser partir le 17 février, le makhzen a tenu à faire venir de Sfrou deux cavaliers du caïd El-Youssi et une douzaine de paysans armés, chargés de nous servir d’escorte ; il envoie en outre, avec nous, un petit détachement du tabor des Chérarda, pour veiller à la sécurité du campement. Tant de précautions sont peut-être illusoires, car rien d’inquiétant n’apparaît sur la route, où les convois de mulets se succèdent paisiblement. C’est un des grands chemins du pays, menant au Tafilelt par la haute vallée de la Moulouya.
La piste se poursuit au milieu des palmiers nains et des asphodèles, avec des buissons de jujubiers et de genêts épineux qui sont en train d’épanouir leur floraison jaune. Elle coupe le seuil qui sépare le Saïs de la vallée du Sebou et, sur la gauche, commencent à se marquer les ondulations de terrain dirigeant leurs eaux vers le fleuve. Les douars espacés sur la route appartiennent à la tribu des Chérarda, et leurs habitants ont été transportés sur ce point en vue d’assurer la sécurité du parcours ; ils se trouvent ainsi limitrophes des Ouled-el-Hadj, dont les villages s’étendent jusqu’aux premières collines bordant la rive gauche du Sebou. Peu à peu se rapproche le groupe montagneux des Aït Youssi, qui projette vers la plaine la pointe avancée du Djebel Kandar ; on en gravit les premières pentes, pour descendre aussitôt dans la vallée de l’oued Sfrou, qui s’en va vers le Sebou et où la ville se cache, à la sortie des montagnes, dans une vaste étendue de jardins irrigués. Les cerisiers, qui sont l’orgueil de la région y poussent abondamment à côté des oliviers, des grenadiers et des orangers.
La route de Fès à Sefrou et l’entrée à Sefrou (cliché de droite)
Nous trouvons, à la porte de Sfrou, les deux seuls habitants de la ville relevant de la protection française : un algérien, Si Benaïssa ben Djilali, qui est un propriétaire aisé, et un juif marocain naturalisé français, Ichoah Sabah. Ce dernier a exercé, pendant quelques années, la profession de bijoutier à Sainte-Barbe du Tlétat, dans la province d’Oran, et, comme tant d’autres, il a acquis la nationalité française.
Notre campement est établi dans un grand jardin d’orangers contigu aux murailles, mais situé dans l’intérieur de la ville et propriété d’un chérif, Moulay Abdesselam ben Driss. Sfrou forme un groupe allongé de maisons blanches, qui descendent des deux côtés de la rivière, au milieu de la verdure des jardins. Auprès de la porte septentrionale s’ouvre un grand fondak (fondouk), qui marque, de ce côté, une avancée des murailles. La ville est dominée par les minarets de ses cinq mosquées, par la masse du mellah, qui en occupe le centre, et par la maison très élevée du caïd el-Youssi, dont la terrasse surveille toute la contrée. L’enceinte est hermétiquement close ; il a même été jugé nécessaire de barrer la rivière en amont par un pont fortifié ; en aval, l’oued Sfrou se précipite en cascades dans un ravin profond, si bien que de ce côté les défenses sont naturelles.
L’aspect de Sfrou ne donne guère l’impression de la sécurité. La nuit, même en temps normal, des sentinelles doivent veiller aux portes, et les gens de la campagne sont désarmés avant d’entrer en ville. On se trouve, en effet, dans une zone dangereuse, placée à la limite de tribus multiples et au pied même des montagnes berbères. C’est à peine à quelques centaines de mètres au-dessus de Sfrou que la rivière sort d’une gorge étroite, après avoir traversé le haut plateau précédant le massif des Aït Youssi. La coupure, fort pittoresque, est commandée, d’un côté par la koubba de Sidi bou Serrin, de l’autre par le mur fortifié d’un groupe de silos (mers) appartenant au caïd el-Youssi. À la sortie même de la gorge se trouve le petit village fortifié de la Qalaâ, dont les maisons, réunies les unes aux autres forment extérieurement un seul bloc défensif

Vue générale de Sefrou et d’El Qalaâ (au premier plan) vers 1910
La Qalaâ est considérée comme faisant partie de Sfrou et constitue un des cinq quartiers de la ville. La population comprend environ six mille habitants, dont un peu moins de la moitié sont juifs. Les gens de Sfrou sont de provenance variée, berbères issus de tribus diverses ou petits négociants maures venus de Fès. Le groupe le plus compact est formé par les Aït-Youssi, qui occupent un quartier spécial, groupés autour de la maison de leur caïd. Le bazar de Sfrou est important et les boutiques y sont nombreuses ; bon nombre de commerçants portent le turban vert des Derqaoua et relèvent de la branche de cette confrérie installée dans la zaouia de Mdaghra, au nord du Tafilelt. Le principal commerce de la ville est celui des laines, qui s’expédient par Fès ; l’industrie locale comprend toute une série de moulins étagés le long de la rivière, de pressoirs à huile et de fabriques de savons. C’est à Sfrou que viennent s’approvisionner les tribus berbères du voisinage, et surtout les Aït-Youssi ; les juifs du mellah s’en vont jusqu’à la Moulouya visiter, comme colporteurs, les marchés locaux.

Le marabout de Sidi Bouserghine qui domine El Qalaâ et Sefrou (à droite). Cliché 1929 Service photographique de la Résidence
La ville de Sfrou relevait, jusqu’à ces derniers temps, du gouverneur de Fès-el-Djedid, qui était représenté par un khalifa. En récompense des services rendus par le caïd Omar el-Youssi dans l’expédition contre Bou Hamara, le makhzen vient de lui attribuer le gouvernement de Sfrou. Omar el-Youssi est maintenant le seul caïd de sa tribu qui naguère en comptait trois. Il est ainsi devenu un très puissant seigneur, chef unique d’une des plus grandes tribus béraber, et c’est lui qui à la tête des contingents berbères, a, cet hiver, sauvé le makhzen. Les Aït-Youssi se divisent en deux fractions principales, les Aït-Halli et les Aït Messaoud-Ouali, dont les rivalités ont été maintes fois sanglantes. Le caïd el-Hosein el-Hallioui n’avait cessé de se poser en rival du caïd Omar : il y a dix-huit mois, il vint s’établir à Sfrou, et la ville se divisa aussitôt en deux camps, tenant pour chacun des deux adversaires ; on se fusilla, pendant trois mois, du haut des minarets et des terrasses des maisons dont beaucoup portent encore les traces de la bataille … Omar el-Youssi sortit vainqueur de la bagarre ; il poursuivit son rival, dont il détruisit la kasbah, et resta dès lors seul maître de toute la tribu ; quant à Hossein el-Hallioui, il vit réfugié à Fès dans la zaouia de Moulay Edriss.
La maison du caïd el-Youssi contient un grand riad de construction récente, où l’on est en train d’achever les revêtements de faïence et les plantations. L’un des fils du caïd, qui fait fonction de khalifa, Si Mohammed ben Omar, nous y a reçu à déjeuner ; c’est encore un tout jeune homme, dont l’éducation s’est faite à la campagne, comme celle de la plupart des Béraber ; aussi est-il très timide et il reste un peu à l’écart, entouré du petit groupe de feqihs et de tolba habituel auprès des grands caïds. Le déjeuner et la musique étaient purement arabes ; mais les tapis sur lesquels on avait placé la table étaient ornés de franges, qui s’en détachaient en lignes régulières, selon un modèle spécial aux Aït-Youssi, et l’on servit comme premier plat, du lait et des dattes, ainsi qu’il est d’usage dans toute cette région de l’Atlas.
Si Mohammed nous reconduit, avec ses cavaliers, jusque fort avant dans le Saïs, là où la route de Fès cesse d’être menacée par les djeich (raids de cavalerie) des Béni-Ouaraïn, des Béni-Mtir et même des Ouled-el-Hadj, qui l’interceptent périodiquement. En revenant, nous passâmes par les B’halil, gros village à une heure de Sfrou, sur les dernières pentes du djebel Kandar. Une population de cinq à six mille habitants y vit dans de pauvres maisons en pierres ou dans les cavernes creusées dans un sol très friable ; ces habitations primitives épousent le relief du terrain, disparaissent dans les creux de rocher et c’est seulement en descendant vers le Saïs, au travers des oliviers, que l’on aperçoit, dans son ensemble, le village remontant en amphithéâtre, des deux côtés d’un vallon escarpé. Les B’halil forment, à eux seuls, un territoire distinct ; ils sont Berbères arabisés et proviennent d’une fraction empruntée naguère au Zerhoun en vue d’assurer, au dessus de la route de Sfrou, une sécurité qui laisse tellement à désirer encore. Bien que ne dépendant en aucune façon de la tribu, les B’halil relèvent actuellement du caïd el-Youssi.
Il n’y a plus que quatre petites heures de voyage pour descendre des B’Halil à Fès

Village de Bahlil, vers 1910