Image à la une : Partie orientale de Fâs el Bâli. Croquis de Charles de Foucauld

J’ai trouvé un article, non signé, du « Courrier du Maroc » du 20 septembre 1953 évoquant un premier article du 17 septembre 1933 attribué à Marcel Kamm (je pense qu’il s’agit de Michel Kamm père – le père et le fils ont été tous deux journalistes au « Courrier du Maroc », et s’appelaient tous deux Michel, mais le fils, camarade de classe de ma mère, avait en 1933 une dizaine d’années. Il n’y a jamais eu à ma connaissance de Marcel Kamm journaliste, mais la confusion vient probablement du fait que le journaliste Marcel Bouyon a publié à la même date  un article sur Charles de Foucauld).

L’article de 1933 était lié à la découverte à Fès des « carnets de route » de Charles de Foucauld :

Une bonne nouvelle circulait depuis quelques jours à Fès que nous avons été heureux de voir confirmer par deux longs articles parus, dans « Paris-Soir » et dus à la plume de notre confrère Bouyon : les carnets de route du Père de Foucauld sont à Fès où ils étaient conservés par la famille Bensimhon depuis cinquante ans.

C’est à notre concitoyen Bouyon, doyen de la presse fasi, que revient le mérite de cette découverte qui enrichit les archives du Maroc et de tout notre Empire nord-africain, mais il convient d’ajouter les plus chauds éloges à MM. Makhlouf Bensimhon et Judah Bensimhon, qui par le soin avec lequel ils conservèrent ces précieux papiers continuent une tradition de culture et d’intelligence avérée dans leur notable famille.

Je connais à Fès, vieille et illustre capitale, de précieux parchemins ; il y a à Karaouyine, dans la bibliothèque vénérable des Sultans, des œuvres de grande valeur. J’y ai compulsé récemment le livre manuscrit de Ibn Khaldoun « L’histoire des Berbères », écrit de sa main ; c’est donc avec une nouvelle fierté que l’on peut maintenant saluer la possession d’un manuscrit d’une valeur parallèle :
– Ibn Khaldoun : « L’histoire des Berbères ».
– Foucauld : « La reconnaissance au Maroc ».

Je n’ai pas feuilleté ces petits carnets de papier quadrillé de 5 x 6,5 cm, bourrés d’horaires, de relèvements, de croquis, sans une émotion véritable.

Cet homme qui nous précéda ici, qui nous traça la route, fut un des grands hommes de la patrie. Je l’évoquais, cachant dans la paume de sa main ces petits carnets, cousus avec du fil noir, et jetant furtivement au crayon, sous l’écran de sa djellaba, les notes, les chiffres, les distances, les altitudes.

On connaissait mal les circonstances du passage à Fès du Père de Foucauld. Grâce à Bouyon et aux fils de l’hospitalière famille qui logea « Rebbi Alemane », tout en soupçonnant sa redoutable identité, nous savons que de Foucauld demeura au Mellah de Fès en juillet et août 1883.

Si nous avons les originaux de ses carnets, c’est que de Foucauld lorsqu’il trouvait dans son dangereux voyage un relais de sécurité, un havre tranquille, recopiait ses notes à l’encre dans des cahiers qu’il faisait parvenir entre des mains sûres. C’est pourquoi les originaux sont restés dans la famille Bensimhon, mais l’on reconstitua très aisément le texte fidèle que nous connaissons dans la « Reconnaissance au Maroc », car les traits au crayon sont de de Foucauld qui aiguisait parfaitement la mine pour pouvoir se relire.

Les sites sont des chefs-d’œuvre de dessin : la profondeur, le lointain sont créés en quelques traits restés fort nets et l’on admire le talent de celui qui pouvait faire tenir le site de Taza sur quatre centimètres carrés ou les oasis du Draâ sur deux feuillets minuscules accolés.

Et maintenant que vont devenir ces précieux papiers ? Nous croyons savoir que les possesseurs ont l’intention d’en faire don à la Bibliothèque du Protectorat. Nous ne sommes pas partisans de cette centralisation de notre patrimoine historique. Nous ne saurions assez insister près de la famille Bensimhon pour qu’elle ne mette pas suite à ce projet.

La ville de Fès jouit d’une renommée et d’un prestige assez grands pour être digne de détenir des archives de cette valeur. Nous suggérons donc que la remise en soit faite, à notre ville dont les archives municipales, si toutefois elles n’existent pas encore, auront avec ces papiers un « fond » inestimable.

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Croquis de Charles de Foucauld : Coupure où passe l’Oued Innaouen

Au cours de la cérémonie d’inauguration (17 décembre 1933) de la plaque apposée sur la maison où fut hébergé Charles de Foucauld, Marcel Bouyon, directeur et journaliste au « Progrès de Fès » fait revivre le séjour à Fès de de Foucauld.

Dans son allocution, il évoque les fameux carnets de route de l’explorateur : à son départ de Fès, le grand explorateur laissa là les carnets originaux sur lesquels en voyage, à dos de mulet souvent, il notait ses impressions et ses observations. Il les laissa parce que sans valeur pour lui, les ayant mis au propre, recopiés sur d’autres carnets et feuilles au cours des longues nuits de travail passées dans sa petite chambre dominant la ruelle et en ayant tiré d’eux l’essentiel pour rédiger son livre « Reconnaissance au Maroc ». Il les abandonne dans un meuble de la maison d’Abraham Bensimhon et de ses fils qui l’avaient hébergé.

Plus tard, au partage des biens de la famille, connue des anciens du Mellah de Fès sous la dénomination de « Oulad ben Hédidou », entre les trois frères Judah, Messoud, Samuel, les papiers de de Foucauld jugés sans valeur furent laissés dans un meuble quelconque qui se trouva déménagé.

Judah Bensimhon qui au partage n’avait qu’un tiers de la maison, héritage paternel, racheta à ses frères les deux autres tiers et devint ainsi propriétaire unique. Les papiers de Charles de Foucauld se retrouvèrent chez Messoud Bensimhon. À sa mort, son fils Makhlouf Bensimhon, héritant de son père, se trouva héritier dépositaire des papiers de de Foucauld.

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Croquis de de Foucauld : vue prise du chemin de Sefrou à Fès

La publication de « Reconnaissance au Maroc » avait fait que dans le Mellah de Fès on parla de ce passager à l’allure bizarre qui mesurait la lune du haut de sa terrasse, au temps où il demeurait chez les Oulad ben Hédidou ( la famille d’Abraham Bensimhon, l’aieul). Et les années passèrent …

Un jour, un certain Judah Bensimhon, qui avait logé longtemps chez lui le journaliste Marcel Bouyon, demanda à Makhlouf Bensimhon de lui confier les notes manuscrites de Charles de Foucauld pour les montrer à Marcel Bouyon. Le journaliste, admirateur passionné de l’explorateur, recherchait tout ce qui avait trait à son passage à Fès et c’est au cours de ses recherches qu’il avait appris l’existence des notes laissées à Fès.

Judah Benshimon lui procura donc ces carnets, manuscrits originaux puisque c’est à partir des relevés et observations qu’ils contenaient que furent rédigées les notes définitives et le livre. Bouyon communiqua autour de ces carnets, et émit l’idée qu’il fallait les conserver précieusement dans un musée. Ce sont ces papiers que les descendants des Bensimhon ont remis aux autorités lors de l’inauguration de la plaque commémorative.

Cette histoire, finalement assez banale, de la découverte à Fès des carnets de route de Charles de Foucauld s’est accompagnée d’une anecdote, rapportée dans « La Dépêche de Fès » du 24 décembre 1933.

Dans un article, signé G.M.D., le journaliste mentionne « un léger incident » à propos de l’évocation des carnets de route par Marcel Bouyon qui a dit dans son discours du 17 décembre :

  … Makhlouf Bensimhon – fils de Messoud – se souvient encore de l’illustre explorateur et ce n’est pas sans émotion qu’en fouillant dans les archives de la famille il a découvert quelques-uns des petits carnets de route de Charles de Foucauld, de ces minuscules petits carnets qu’il tenait dans le creux de sa main gauche, lors de ses innombrables randonnées … la plus grande partie de ces documents a malheureusement disparu lors des incendies du Mellah en avril 1912.
Judah Bensimhon a conservé lui aussi un carnet de notes écrites de la main de Foucauld et où il transcrivit de son écriture fine et serrée sa documentation sur le Maroc et ses observations astronomiques.
Bien que ces souvenirs leurs soient particulièrement précieux, M.M. Bensimhon sont heureux d’en faire le don à la Bibliothèque du Protectorat comme un suprême hommage à la mémoire de Charles de Foucauld et l’affirmation de leur attachement à la France.

Ce passage du discours de Marcel Bouyon serait la cause « d’une certaine ébullition dans les cercles les plus côtés du Mellah ». Voici ce qu’écrit G.M.D. :

« M. Judah Bensimhon a conservé … ». D’où M. Judah Bensimhon qui n’est, malgré son homonymat, nullement parent avec la famille Bensimhon qui hébergea de Foucauld, d’où M. Judah Bensimhon a-t-il pu avoir ce carnet de notes ?
Les papiers de de Foucauld, tous sont la propriété de la famille Benshimon, de celle chez qui il logea, chez laquelle il transcrivit ses notes sur d’autres carnets, et où il abandonna à son départ ces notes originales devenues pour lui inutiles désormais ; de cette famille Bensimhon à laquelle il rendit dans son livre l’hommage que l’on sait.
Ces papiers de Charles de Foucauld, remis officiellement mardi aux autorités pour qu’ils aillent au musée de notre ville, sont ceux-là même qui furent communiqués à Marcel Bouyon par M. Makhlouf Bensimhon, grâce à l’entremise de M. Judah Bensimhon.
Là se borne le mérite et le rôle de M. Judah Bensimhon actuel, qui n’a, malgré son double homonymat, aucune parenté avec celui qui fût l’ami et l’amphitryon de de Foucauld. Le Judah Bensimhon actuel n’a d’ailleurs jamais connu Charles de Foucauld.
Ceci fixé, empressons-nous d’ajouter que Judah Bensimhon, membre du Medjless israélite, n’a vu dans cette histoire que le plaisir qu’il procurait à notre confrère, et à nous tous par ricochet, en lui procurant les papiers en question.

Et pour terminer disons : « il appartenait bien à David Bensimhon de recevoir en une si solennelle occasion les autorités civiles et militaires et les centaines de personnes accourues car David Bensimhon, fils et héritier de Judah Bensimhon, en plus d’être moralement et affectivement co-propriétaire des papiers de de Foucauld par droit d’héritage, est aussi le seul propriétaire de la belle demeure où le grand voyageur logea, demeure qu’il entretient pieusement en souvenir de son père et de de Foucauld, du passage duquel, son père avait gardé en sa mémoire une si profond trace. ».

On peut aujourd’hui encore visiter dans l’ancien mellah de Fès la maison où fut hébergé Charles de Foucauld. Les guides, vrais ou faux se feront un plaisir de vous l’indiquer !

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Croquis de de Foucauld : vue de Taza prise du Mellah de Taza

J’ignore par contre ce que sont devenus les fameux carnets donnés selon les versions au musée de Fès ( musée du Batha ?), aux archives municipales de Fès (dont une bonne partie était dans un état pitoyable il y a quelques années, le sous-sol où elles étaient entreposées étant inondé lors des grosses pluies heureusement rares à Fès ! Depuis des efforts de conservation ont été entrepris mais ce qui a séjourné dans l’eau ne sera jamais récupérable) ou à la Bibliothèque du Protectorat.

Heureusement les notes originales ne nous sont pas nécessaires pour connaître le récit du voyage accompli par le vicomte Charles de Foucauld, celui-ci après avoir présenté le rapport de son exploration à la Société de Géographie de Paris en 1885, a publié le récit de sa Reconnaissance au Maroc, en 1888 illustré de 101 dessins d’après les croquis de l’auteur.

Les croquis illustrant mon article sont des reproductions des croquis du nouveau tirage de l’ouvrage en 1934.

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Croquis de de Foucauld : vue prise du mellah de Fès,

Voir aussi : Quand Charles de Foucauld s’installait au Mellah de Fès : juillet-août 1883