Image à la une : Fondouq à Fès dans les années 50

Texte non signé. Le Courrier du Maroc le 25 août 1951. Il pourrait s’agir là aussi d’un texte de Max Ricard (Voir Apothicaire à la jouteya).

Le soleil d’août écrase les vieux murs écaillés et les terrasses d’une chaleur massive et comme solide.Les arcades qui assurent un peu d’ombre sur trois côtés de la cour au sol inégal, ouvrent des baies de ténèbres où se meuvent vaguement des formes sombres ou claires.
Le fondouq entier somnole sous le feu de midi.
Dans l’ombre de la porte le vieux cafetier borgne, négligeant un instant les braises de son fourneau, ses rangées de verre et ses casseroles au long manche, s’est assoupi, la bouche ouverte, écrasé de chaleur. En face de lui, le forgeron qui s’affaire tout le long du jour à des besognes de cyclope, accroupi devant sa bigorne, maniant tour à tour pinces, cisailles et marteau sonore, a cessé son labeur de gagne-deniers. Les enfants eux-mêmes, de coutume éveillés et jacasseurs comme volées de moineaux en maraude, ont, l’un après l’autre, gagné l’asile d’un seuil où subsiste une bande d’ombre étroite suffisante pour les petits corps sombrant dans le sommeil, tandis que le rêve, ce paradis quotidien des petits, emmène les âmes vers les jardins aux eaux chantantes, les édens que l’âge mur ne saura plus retrouver, même durant les heures de repos.

Seules veillent, en somnolant, l’œil demi-clos, les patientes bêtes de somme liées par le pied aux cordes tendues à même le sol de la cour du fondouq. Les montures soignées des voyageurs aisés sont à l’ombre sous les arcades. Chevaux barbes, marqués au dos par la pression de la selle, malgré l’amortissement des sept feuilles de feutre superposées, mulets débarrassés de leurs bâts ou munis de leur harnachement, ils sont les aristocrates, les hautes castes de ce peuple de quadrupède. Devant eux, à même le sol ou dans une mangeoire faite d’une vieille caisse, s’entasse en pyramide le « teben », cette paille brisée aux pieds des bêtes, durant le dépiquage, et qui constitue ici mieux qu’un « aliment de lest », car c’est une nourriture à la rigueur suffisante pour maintenir en condition de travail les sobres animaux de cette Afrique vouée aux disettes.

Quelques-unes des bêtes, privilégiées entre les heureuses, secouent, à petits coups de tête prudents, la mangeoire de sparterie qui contient leur ration d’orge, consommée jusqu’au dernier grain, avec cette connaissance instinctive du prix réel des choses, de leur intrinsèque valeur qui ne s’évalue pas en deniers. Pour qui regarde au fond du panier-musette, lorsqu’on en fait passer par dessus les oreilles de l’animal, pour l’enlever, la ganse de palme tordue, il ne demeure que quelques cailloux, quelques semences amères, quelques déchets inconsommables. Les lèvres sensibles, le délicat épiderme des naseaux, les longs poils tactiles ont fait et bien fait leur office de triage et d’élimination.

Au milieu de la cour, changeant sans cesse les aplombs de leurs membres lassés, variant les appuis de leurs sabots écaillés, durement tronçonnés par le rogne-pied du maréchal, les parias, les sans-caste, la tourbe des ânes, la plèbe patiente des bêtes de somme, subissent la brûlure du soleil, les assauts des mouches, endurant patiemment soif et faim jusqu’au moment où il plaira au maitre occupé ou négligent et parfois aussi misérable que l’animal qu’il emploie, de venir dénouer la mince cordelette qui assujettit sans douceur, les pâturons crevassés à la corde d’attache, et, tirant sur le licol de doux, de mener à l’abreuvoir, la créature altérée, puis lui donner, parcimonieusement quelques poignées de fourrage indigent.

082-b Fondouk à ânes

Fondouq à ânes. Cliché anonyme dans les années 1950

Le long des échines, les plaies vives, les cicatrices anciennes, ulcérées par de nouvelles érosions, disent les anciennes souffrances et les présentes douleurs. Le garrot saigneux présente encore trop souvent (moins abondamment que jadis, grâces au Ciel en soient rendues …) la plaie circulaire, soigneusement entretenue à petits coups savants de bâton pointu, pour conserver la rapidité des allures. Il n’est encore que trop fréquent de voir des ânes, des mules (qui appartiennent surtout aux gens des tribus d’alentour, les animaux des citadins jouissant de quelque protection et de soins moins rudimentaires), en général lacérés à la croupe et aux cuisses d’innombrables marques produites par la piqûre de la redoutable aiguille à sac, le « mkhyet » à la pointe lancéolée, susceptible de percer et de déchirer le plus robuste cuir de coriace bourrique.

Les mouches, vrombissant dans le soleil, entrecroisent une trame cent fois défaite et retissée de leur vol inlassable, se posent et dardent leur trompe sur les dos saigneux et les flancs pollués de sanie, ajoutant le tourment à la souffrance. Il est réconfortant de penser que, à Fès comme dans d’autres cités du Maghreb, des bonnes volontés, venues de toutes les classes de la société, s’efforcent, patiemment, par un lent travail de réforme, d’adoucir quelque peu le lot terrestre des bêtes de somme.

Tandis que les animaux las mâchent patiemment, de leurs dents arasées par les nourritures grossières, leur insuffisante pâture, un avion qui bruisse comme une énorme mouche, passe dans le carré de ciel que découpe les murailles. Tout près, au-delà d’une porte qui fait luire les éclats irisés de son carrelage d’émaux découpés, ronflent et grondent les machines que l’homme imagina et qui doivent, pense-t-il, abolir pour jamais l’emploi des animaux de charge et de trait. Et pourtant, comme aux premiers jours de la plus ancienne Susiane, comme au temps de l’Elam et d’Our des Chaldées, l’âne pliant sous le faix de son bât dont la forme et la matière se sont perdurablement conservées, chemine, frappant les cailloux des pistes et les pavés des venelles de ses petits sabots de corne dure. Le mulet, secouant sa lourde tête au long chanfrein, tend ses muscles en corde et fait avancer l’araire pareille à celle que poussaient aux rives de l’Euphrate, les serfs d’Assuré. Le cheval de bât lui-même amblant à vive allure sous d’écrasants empilements de fardeaux, va, jusqu’aux garages des cars rapides, porter les innombrables ballots du commerce et de l’industrie des médinas. Dans d’autres régions du Maroc, balançant son encolure incurvée, roulant des épaules, l’œil narquois et la lippe méprisante, le djemel au pas houleux comme le mouvement de la vague, transporte sans faillir les pesantes couffes ou traine dans la terre noire des tirs le soc triangulaire d’une charrue, que connurent, aux derniers jours de la Romanité, les Gétules devenus chameliers.

Anes copie (4)

Où les ânes ont encore leur place ! Cliché anonyme, années 1930

C’est peut-être que, à côté des monstres de métal et de feu qu’enfante l’ingéniosité du fils d’Adam, doivent se perpétuer, jusqu’à la fin des temps, modestement peut-être, hors des grandes routes, par les chemins de traverse et les venelles, les descendants patients et résignés de ceux qui ont, dès le début des sociétés pastorales, allégé la peine de l’homme, assuré sa vie et son pain, et qui méritent bien de ce fait, de manger sans le payer de trop de souffrances, un peu de ce grain qui n’eut jamais, sans leur effort millénaire, blondi par les sillons des champs.

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Ânes dans la Grande rue de Fès-Jdid, dans les années 1920