Image à la une : Marché aux moutons à Sefrou. Cliché Léon Sixta, Dar-el-Glaoui. Fès Médina. Éditions Maroc-Islam. Vers 1950
Texte de Robert Bouttet dans la « Revue de l’Association des propriétaires d’automobiles du Maroc ». Janvier 1934
« J’ai découvert Sefrou par une soirée d’automne où la brume encapuchonnait la montagne. Dans le crépuscule humide des pluies récentes, un vent frais apportait tout le parfum des vergers et des bois aux frondaisons érugineuses, parfum indéfinissable, mélancolique, des feuilles mortes qui s’incorporaient à l’humus, parfum rare dans ce Maroc où l’automne a de printanières gaietés.
Ciel gris … grands arbres … chemins creux aux buissons saupoudrés d’aiguail.
La djellaba terne de quelques Berbères détonnait et étonnait dans ce paysage où je m’attendais à rencontrer la silhouette austère d’un berger eskualduna appuyé contre le tronc vertigineusement vertical d’un frêne, et lançant à la nuit conquérante l’interminable plainte du cri basque.
Je ne devais entendre que la voix d’un muezzin qui, du haut d’un minaret de la ville voisine, clama l’appel à la prière du Maghreb. Quand il se tut, j’eus à nouveau la joie de me retrouver seul avec mon rêve de nostalgique évasion.

Mosquée Jamaâ Lakbir. Cliché Léon Sixta, Dar-el-Glaoui. Fès Médina. Éditions Maroc-Islam. Vers 1950
J’avais fui du Maroc qui, pourtant, m’entourait de toutes parts, car les jardins ne sont pas si touffus qu’on ne puisse soudain entrevoir un minaret ou une koubba silencieuse au dôme arrondi comme une mamelle fardée de la blancheur de son lait.
J’avais fui loin, très loin vers le pays qui m’a vu naître et ne se souvient plus de moi si je me souviens encore de lui. Comme moi, un autre, si je dois en croire la légende, avait, en tentant une même évasion réalisé le miracle de Sefrou.
Ce coin de France où pénétra pour la première fois, en 1911, la colonne Moinier, serait, dit-on, l’œuvre d’un Français, un déserteur qui, au temps de la conquête de l’Algérie, passa au Maroc, se convertit à l’Islam et vint s’établir à Sefrou où devaient l’assaillir les remords, les regrets, l’implacable nostalgie.
Lui, qui avait fui en ne regrettant rien, se prit soudain à s’émouvoir aux souvenirs des horizons de la patrie perdue. Dans son exil, il s’étonna jusqu’à la douleur d’avoir inconsciemment aimé des bosquets, des bois, des jardins. Aux haies d’agaves, aux boqueteaux d’oliviers, à l’ombre des caroubiers immenses, il voulut encore ajouter l’efflorescence printanière des arbres porteurs de fruits et de ces cerisiers aux fruits rouges où enfant, il montait, peut-être, pour se gaver, en cachette, de leur chair ferme, à la fois aigrelette et sucrée.
C’est ainsi que seraient nés ces jardins. Pour ma part, je n’émettrai aucune objection, n’étant pas précisément partisan de la vérité historique en face de laquelle la légende offre tant de charme naïf. L’Histoire est une vieille bonne femme raisonneuse, la légende est une fillette gracieuse même dans sa mélancolie.

Oliviers à Sefrou. Cliché Maîtrejean, photographe à Sefrou,
Et c’est pourquoi je demanderai : « Qui jamais chantera ces jardins de Sefrou et leur splendeur en toute saison, à toute heure ? Les mots eux-mêmes seraient imparfaits. Ne conviendrait-il pas de laisser cette tâche aux cascades de l’oued qui savent prendre, semble-t-il, tous les accents appropriés ? Selon la saison, selon l’heure, leur voix passe du grondement au murmure, du ruissellement au glou glou. Tour à tour, l‘oued baigne les capillaires ruisselants, les rocs de son lit et les herbes lasses qui s’y penchent. Il court, s’égratigne aux pierres, moutonne, se faufile, s’élance pour quitter le mystère du sous-bois et venir – ô déchéance ! – aider à purifier le séroual ou la lévite noire qu’une lavandière, à grands coups de battoir, à grand renfort de savon, dépouille de sa gangue de crasse.
Les lavandières de Sefrou ! Elles sont célèbres au même degré que les jardins. Des peintres innombrables ont fixé leurs attitudes dans le ravin minuscule où s’exerce leur quotidien travail.
Pour cadre, deux grands murs gris, tachés de plaques vertes de moisissure. Pour fond le point d’exclamation d’un minaret. Au premier plan, dans l’eau polluée, des femmes qui s’agitent, se trémoussent, piaillent et pétrissent le linge avec fureur.
L’oued poursuit sa course. Son eau charrie une crasse savonneuse que le soleil parvient à anoblir, car chaque bulle emporte avec elle l’arc-en-ciel précieux d’un verre de Venise.

Le lavoir juif. Cliché anonyme
Mais cela n’est point tout Sefrou. Pour la connaître, il faut avoir longuement parcouru ses rues couvertes, sa ville indigène qui encercle le Mellah ; il faut avoir vu travailler ses artisans qui font de si curieux travaux berbères. Il faudrait aussi essayer de retracer son histoire … Il faudrait étudier tant de choses, confronter tant de documents, écouter tant de traditions, il faudrait, enfin, sacrifier tant à la science que nous n’aurions plus le temps de regarder, de voir,d’être ému et d’aimer …
O, petites rues de Sefrou où le soleil, découpé par les treillis de roseaux, dessine des zéliges sur le sol !
O, modestes artisans plus reclus dans leur boutique qu’un moine dans sa cellule !
O, grands jardins où l’hiver met parfois un tapis de neige, où le printemps éveille d’innombrables fleurs, où l’été édifie le temple de Pomone, où l’automne apporte l’occitane mélancolie !
C’est vous qui faites le charme, l’intérêt immédiat de Sefrou. »

Rue couverte dans le souk de Sefrou. Photographie Flandrin