Image à la une : Dômes des tombes de El Hadj Abderrahmane El Eulj et Sidi Messaoud El Filali. (Photo J. Belin, dans les années 1930). La tombe de de Saulty, au cimetière de Bab Mahrouq, dans sa partie proche de Bab Segma, était repérée par la proximité d’un long palmier étique signalant le mausolée de Sidi Bou Bker El Arabi et la qoubba du marabout Sidi Messaoud El Filali. Le palmier a aujourd’hui disparu
Déserteur de l’armée d’Algérie, à l’époque de la conquête (1830), il est devenu, au Maroc, après des fortunes diverses ingénieur en chef, instructeur de l’armée et conseiller intime des Sultans Moulay Abderrahmane, Moulay Mohamed et Moulay Hassan. Son action militaire aurait précipité la soumission d’Abdelkader au général Lamoricière en 1847.
Quelle extraordinaire aventure que celle du lieutenant du Génie de Saulty ! Nous sommes en 1839-1840. Le maréchal Vallée est encore gouverneur de l’Algérie ; le maréchal Bugeaud va bientôt lui succéder. Le Duc d’Orléans et le Duc d’Aumale participent aux opérations sur Médéah et Milliana. Abdelkader tient tout l’ouest du pays.
Le lieutenant de Saulty, originaire de Douai, âgé de 27 ans, semble poursuivre une carrière amoureuse plus brillante que celle des armes. Élégant, racé, riche, on se l’arrache dans les salons. Il se lie d’amitié avec la femme de son colonel et cette amitié se transforme bientôt en amour auquel rien ne résistera. Une belle nuit, de Saulty et sa maîtresse s’embarquent sur un voilier italien, en rade dans le port d’Alger et voguent vers la Tunisie où ils débarquent à la Goulette, après une brève escale aux îles de La Gallite, refuge des pêcheurs siciliens.
Ahmed 1er est Bey de Tunis depuis 1837. Ce jeune prince est généreux jusqu’à la prodigalité, libéral et ami de la France ; il a pour son pays de grandes ambitions : il veut posséder une armée nombreuse, une marine de guerre redoutable, un arsenal moderne, une école polytechnique, etc. Il crée à Tunis une École Polytechnique ; de Saulty sortait aussi de Polytechnique, on peut se demander s’il ne faut voir là qu’une simple coïncidence ou une influence de notre compatriote.
Mais la maîtresse de de Saulty meurt à Tunis et notre déserteur fuit à nouveau ces parages témoins de l’écroulement de son bonheur et va chercher fortune au Maroc.
Il débarque à Larache et installe à Arzila une savonnerie, une biscuiterie et s’occupe de divers autres petits métiers lucratifs.
Le sultan Moulay Abderrahmane entend parler de lui et l’appelle à sa Cour. C’est le début de la belle aventure marocaine de l’ex-lieutenant de Saulty. Le Sultan le nomme capitaine des forces royales, et le charge de planifier la construction de la route de Fès à Meknès : il n’existe aucun pont sur les oueds entre Meknès et Fès où se rend fréquemment le souverain. M. de Saulty en construira sur l’oued N’ja*, l’oued Djedida, l’oued Mikkès, l’oued Bentato et sur bien d’autres encore.
Un peu plus de cinquante ans plus tard, en 1911 et 1912, pour venir « au secours de Fès » les colonnes des Moinier, des Gouraud, des Brulard passèrent sur les ponts de l’oued Mikkès, de l’oued Djedida où planait encore l’ombre de de Saulty … mais ils ignoraient peut-être que ces ponts avaient été construits par un de leurs compatriotes, renégat et ancien officier du Génie.
Par la même occasion ce rappel de l’œuvre de de Saulty permet de mettre fin à cette légende qui attribue aux Portugais tous les ponts ou ouvrages d’aspect un peu moderne de la région de Fès !
*Le pont sur l’oued N’ja est le seul monument sur 350 environ, en ce qui concerne le patrimoine récent (1850-1950) ayant une influence européenne, a avoir bénéficié d’une protection légale pendant la période du Protectorat français. Extrait du Bulletin Officiel n°622 du 23 septembre 1924 page 1486. : « Après avis de notre directeur général de l’instruction publique, des beaux arts et des antiquités ; sur proposition de notre Grand Vizir, est classé comme monument historique le pont élevé sur l’oued N’ja, à environ 18 kilomètres de Fès, sur lequel passe la route de Meknès« . Fait à Rabat, le 6 safar 1343 (6 septembre 1924). Le pont sur l’oued N’ja qui existe toujours a été restauré pour la dernière fois en 1990 par le ministère des affaires culturelles et financé par le ministère de l’équipement.

Le pont sur l’oued N’ja. Photographie anonyme de 1924
L’oued Fès longe les remparts du palais et son cours marécageux l’infeste de moustiques ; de Saulty détournera l’oued, le canalisera, asséchera le marécage et construira à sa place le Grand Méchouar, dont le style tranche avec les vieux remparts de l’époque Mérinide. Il installera des cadrans solaires et réalisera d’importants travaux dans les palais impériaux. Il organisera l’artillerie du Sultan et la commandera en chef au cours des expéditions.
En 1840, l’Émir Abdelkader obtient le soutien du Sultan du Maroc pour lutter contre les Français, en Algérie. La situation de de Saulty, commandant les forces marocaines devient inconfortable et il essaye sans succès de dissuader Moulay Aberrhamane de s’engager dans un conflit contre les troupes françaises. La défaite de l’armée marocaine, sur l’Oued Isly, en 1844, par les troupes du maréchal Bugeaud va obliger le Sultan à changer de politique vis-à-vis de la résistance algérienne, et, paradoxalement, renforce la position de de Saulty dont les conseils n’avaient pas été suivis.
L’Émir Abdelkader continuera à chercher à soulever les tribus marocaines frontalières de l’Algérie pour marcher avec le maximum de forces contre les Français. Moulay Abderrahmane, « assagi » par le désastre d’Isly et qui vient de signer le Traité de Tanger – 10 septembre1844 – et la Convention de Lala Maghnia -18 mars 1845 – supporte de plus en plus mal la présence de l’Émir sur le sol marocain : les engagements pris après la bataille d’Isly obligent le Maroc à lutter contre Abdelkader, même si une partie des tribus, subissant les pressions des marabouts et des gens de l’Émir, reste favorable à la guerre sainte. Le sultan aurait alors confié son armée à de Saulty qui met en déroute les harkas d’Abdelkader ; pourchassé de toutes parts, l’Émir Abdelkader se rend au général Lamoricière le 23 novembre 1847.
À la suite de ces succès et apprécié pour son expérience, ses connaissances et son honnêteté, de Saulty qui s’appelle maintenant El Hadj Abderrahmane est devenu le conseiller préféré de trois sultans : Moulay Abderrahmane, Moulay Mohamed, son fils – le vaincu d’Isly – et Moulay Hassan. Certains auteurs pensent que de Saulty prend le nom d’Abderrhamane en hommage au Sultan, voire même que c’est le Sultan Moulay Abderrhamane qui lui donne ce nom. D’autres (cf infra) considèrent qu’il a choisi ce nom dès son arrivée à Larache.
En 1879, au cours de la disette et de l’épidémie de choléra qui ravage le Maroc et dont le capitaine Jules Erckmann nous a laissé les effrayants détails dans son ouvrage « Le Maroc moderne », de Saulty meurt avec d’autres réfugiés européens : le Baron Saint Julien et l’armurier Grignard.
L’ancien officier déserteur du maréchal Vallée repose maintenant dans le cimetière de Bab Mahrouq, nécropole d’une inexprimable mélancolie, près du mausolée de Sidi Bou Bker el Arabi sur lequel planaient les palmes d’un dattier triste et solitaire. Sa tombe est connue comme étant celle de El Hadj Abderrahmane El Eulj.

Cimetière de Bab Mahrouq : tombe de El Hadj Abderrahmane El Eulj, vers 1930.
L’aventure d’Abderrhamane de Saulty n’est pas ordinaire et la réalité est parfois plus variée, plus pittoresque, plus mouvementée que la fiction d’un roman où l’imagination s’est donnée libre cours. De nombreux auteurs se sont intéressés à l’histoire du lieutenant de Saulty qui pour l’amour d’une belle, abandonna ses frères d’armes et s’en vint il y a plus de cent cinquante ans vers le Maghreb el Aqça.
Dans « Souvenirs du Maroc » (Plon 1919), Henri de la Martinière, ministre plénipotentiaire, ancien chargé d’affaires à Tanger, écrit :
Le plus distingué des Européens venus au Maghreb et y faire profession de foi islamique fut, sans conteste, notre compatriote M. de Saulty. Il était jeune officier de l’arme du génie à Alger, vers 1840 quand une mésaventure romanesque d’une infinie tristesse le poussa à se réfugier d’abord à Tunis, et à venir ensuite au Maroc. Il se fixa dans la petite ville de Larache, vivant obscurément sous le nom d’Abderraman. Il avait installé une fabrique de savon et de divers produits qu’il allait vendre à Tanger; son fils me disait qu’il confectionnait aussi des biscuits ! Le sultan, informé, l’appela à Meknès et lui confia l’arrangement de la route de Fez, puis il le gratifia d’une belle mule et d’une somme de deux cents douros ; à quelques temps de là, le sultan l’envoya chercher à nouveau et l’attacha définitivement à sa cour. La guerre avec la France allait éclater ; la situation d’Abderraman de Saulty devint délicate ; il se tira néanmoins de ce pas difficile. Il avait, en effet, exposé au souverain toutes les raisons qui s’imposaient de faire droit à nos griefs, s’efforçant d’empêcher les hostilités.
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Après la défaite, son crédit grandit ; on se rendait compte de l’excellence des conseils de notre compatriote. Il acquit de ce fait, l’amitié de Sidi Mohammed qui, peu après, monta sur le trône. La confiance impériale était si grande, paraît-il, dans Abderraman qu’il était admis dans l’intimité du souverain et jusque dans le harem. Sa Majesté le maria à une femme de couleur de sa maison. Il en eu deux enfants : un fils qui devait entrer à mon service et une fille qui paraît avoir été sa préférée ; elle laissa un fils encore vivant à Marrakech.Abderraman exécuta des travaux importants, il éleva le méchouar de Fez, la porte dite de Bab el Boujad, et détourna le lit de la rivière de Fez qui passait, jadis, au pied des murs du palais. Il créa ainsi une belle place d’armes d’environ quatre hectares ; on lui doit les ponts de la route de Meknès à Fez et celui de l’oued Mikkès. Sa science fut utilisée dans nombre de travaux effectués à l’intérieur des palais impériaux, il y établit la grande quantité de cadrans solaires que l’on y trouve de nos jours (1882-1885). Dans sa vieillesse, après avoir eu la direction de l’artillerie, il n’accompagnait plus les expéditions chérifiennes, et le sultan Moulay el Hassan, qui l’affectionnait, lui avait confié l’examen de ses comptes. Il reçut la jouissance de la petite Mamounia, propriété sise à Marrakech, et qui plus tard, devait être attribuée dans les mêmes conditions au caïd Mac Lean ; enfin on l’avait également gratifié de la ferme* (*au sens fermage, loyer) de la vente du café à Marrakech.
Abderraman habitait dans la cabsa de cette dernière ville, une humble maison que j’ai visitée. Sans apparence, cette demeure m’apprit quelle existence modeste avait été celle de notre compatriote.
Parvenu par ses mérites à une haute situation, il avait voulu éviter les jalousies. Il avait compris la mentalité marocaine, alors difficile et ombrageuse, jaugeant ce qu’elle pouvait admettre de nos idées et de nos méthodes. J’ai interrogé un très vieux nègre des Abids Boukhari, le maalem el Tebaïli, vivant depuis 50 ans à Marrakech qui avait bien connu Abderraman. Ce dernier était, paraît-il, un bel homme grand, bien fait, à la figure ouverte, avec une longue barbe et un peu de corpulence ; un air de dignité se dégageait de sa personne mais aussi de tristesse. Abderraman évitait de parler de son passé ; tout au plus, dans une confidence hâtive, s’était-il laissé aller à dire qu’ayant commis une faute, il l’avait expiée.
Il est regrettable qu’à aucune époque de la longue carrière marocaine de M. de Saulty on n’ait pas cherché à utiliser la situation hors-pair qu’il avait acquise successivement auprès des trois sultans. Il est vraisemblable que, malgré un apparent désir de se tenir éloigné d’un monde auquel il avait dit un adieu irrévocable, il aurait rendu de précieux services à notre politique. M. Féraud, qui l’avait aperçu à Fez au moment de l’ambassade de M. de Vernouillet, se rappelait ce grand vieillard à l’air majestueux et distingué. Il s’en était discrètement approché mais avait respecté sa réserve, car il avait cru voir, me disait-il, des larmes aux yeux de l’ancien officier à la vue des uniformes français qui entouraient l’ambassadeur.Abderraman mourut à Fez en 1879 ; sa tombe au cimetière de Bab el Mahrouq est celle d’un pieux musulman ; sans apprêt, elle se confond avec les autres, et le temps ne tardera de l’effacer comme il efface toutes choses de cette terre.
Après ce passage des « Souvenirs du Maroc » de Henri de la Martinière, j’ai recherché dans divers ouvrages contemporains ou postérieurs de l’époque de de Saulty, d’autres renseignements sur son histoire.
Un prêtre Léon Godard dans « Le Maroc. Notes d’un voyageur 1858-1859 » publié à Alger en 1859 ne lui consacre que quelques lignes sans beaucoup d’intérêt. « On dit qu’un des principaux officiers de Moulay Mohammed est un ex-garde du génie qui vint d’Algérie à Larache, muni d’un congé en bonne forme et fort irrité de passe-droits dont il croyait avoir à se plaindre. Ce pauvre homme eut la faiblesse d’abjurer le christianisme entre les mains du pacha Bou-Selam-ben-Ali. Celui-ci le chargea de diriger plusieurs travaux, entre autres la construction d’un pont, et, content de ses services, il l’envoya près de Mohammed, qui met à profit ses talents pour s’instruire lui-même ».
On est loin de la description de de la Martinière !

« Pont sur l’oued Mikkès, où passe la route de Tanger « . Cliché du Service photographique des Armées (5 mai 1916) Photographe Paul Queste. Pont construit, en 1856, par de Saulty,
« Souvenirs d’un voyage au Maroc » de Rey (éd. Bureau du journal « l’Algérie ») en 1844 propose une autre version de l’arrivée au Maroc du lieutenant de Saulty. Rey voyage au Maroc et sur la route de Tanger fait une halte dans une forêt voisine d’Arzila.
J’étais à peine installé sous ma tente, les jambes croisées, devant la bouilloire fumante, quand Léon vint m’annoncer qu’un français demandait à me parler. Un français à Arzila ! Je pensais que ce devait être un renégat, et je ne me trompais pas. J’eusse bien voulu me dispenser de le recevoir, car j’avais déjà bien des fois subi de pareilles visites, et je n’avais jamais eu à m’en louer. Mais la crainte de me trouver une seule fois injuste et dur me fit accepter cette nouvelle épreuve et le renégat fut introduit. C’était un jeune homme de trente ans au plus, coiffé d’un turban, et enveloppé dans un haïk d’un blanc équivoque.
Après s’être assis sur ses talons, il entra hardiment en matière, et dans un style dont la correction me parut fort peu en rapport avec l’allure prétentieuse et les airs de bon ton qu’il se donnait. Il entama ce qu’il appelait son histoire. Mais dès les premiers mots je reconnus que je savais son histoire aussi bien que lui-même, et pour ne pas lui laisser un seul moment l’espoir de faire une dupe, je l’arrêtai tout court, et le priai de se borner à répondre à mes questions.
– Vous venez d’Alger ?
– Oui, Monsieur
– Vous serviez dans l’armée en qualité de lieutenant ou de sous-lieutenant ?
– De sous-lieutenant
– Dans un moment de vivacité vous avez frappé votre capitaine ou votre colonel.
– Non, monsieur.
– Alors vous avez eu un duel avec un de vos supérieurs, par suite de rivalité amoureuse ?
– Oui, monsieur
– Vous avez dû quitter l’armée et pendant que vous erriez cherchant un asile, un parti de maraudeurs vous a enlevé ?
– Oui, monsieur
– On vous a garrotté, maltraité, dépouillé, fouetté, et ensuite mené à Fez, et durant une route longue et pénible vous avez cruellement souffert de la faim, de la soif, du froid et du chaud, sans compter les coups de bâton avec lesquels on vous aiguillonnait ?
– C’est l’exacte vérité.
– Alors perdant l’espoir de retourner en France, où vous auriez à subir la peine des déserteurs, et désirant vous affranchir des injures, des privations et de l’esclavage réservés aux chrétiens dans ce pays barbare vous vous êtes, par désespoir et par un calcul raisonnable, résigné à embrasser le culte de vos tyrans ?
– Oui, monsieur
– Les Maures ont reçu votre profession de foi avec des démonstrations amicales ; ils vous ont fait cadeau du turban et du haïk que vous portez, et quelques jours après ils vous ont abandonné au hasard, à vos propres ressources, sans plus s’inquiéter de ce que vous alliez devenir dans un pays où un inconnu est méprisé ?
– Oui, monsieur
– Comment gagnez-vous votre vie ?
– En exerçant la médecine
– Et ce métier n’est pas lucratif ?
– Non, Monsieur
– Avez-vous dîné aujourd’hui ?
– Non , Monsieur
– On va vous servir à souper, et puisque nous devons arriver demain à Tanger, on vous donnera tout ce qu’il nous reste comme provisions. Avez-vous quelque argent ?
– Si j’en avais, j’aurai dîné, Monsieur
– C’est juste … En voilà, bonsoir, et que je ne vous revoie plus.
– Si vous aviez besoin d’un valet de chambre, d’un palefrenier, ou de toute autre chose, je serais bien heureux, Monsieur, de m’attacher à votre personne, à quelque titre que ce fût.
– Merci … j’ai pris successivement à mon service cinq de vos confrères, ex-sous-lieutenants, et renégats comme vous, je les ai nourris, vêtus de la tête aux pieds, et payés qui plus est ; l’un était insolent qui refusait de travailler sous prétexte qu’un ex sous-lieutenant se résigne difficilement au travail ; l’autre s’est enfui en emportant ma valise et ma bourse ; un autre a vendu un des chevaux que je lui avais confiés et a disparu avec le produit de la vente ; un autre employait tout son temps à boire et dans les fumées de l’ivresse, il tirait le couteau contre tous les gens de la maison. J’ai juré depuis lors que je ne prendrais plus aucun renégat à mon service et j’ai la manie de tenir mes serments.
À ces mots mon renégat ne répliqua rien. Il prit l’argent, soupa gaiement avec Léon, lui chanta quelques couplets de vaudeville, déclama en le travestissant un morceau de l’Othello de Ducis qu’il avait vu jouer par Tulma
Je m’appelle le Maure et j’en fais vanité.
Puis il disparut et je n’ai plus entendu parler de lui.Si j’avais si bien deviné l’histoire de cet homme, c’est que tel est, à quelques variantes près, le thème adopté par tous les renégats français ou espagnols que l’on rencontre au Maroc. Ce sont presque toujours des prisonniers évadés ou des soldats indisciplinés que l’appât de la vie sauvage a entraînés à la désertion. Leur nouvelle carrière commence ordinairement par de rudes épreuves : la faim, la soif, les coups, l’esclavage ; il ne leur reste alors qu’un seul moyen de salut, c’est de renier le titre de chrétien qui leur attire tous ces maux. Les Maures, habitués de tout temps à convertir avec le sabre, s’inquiètent peu des motifs et de la moralité de leurs prosélytes, et, dans tous les cas la conversion des chrétiens leur semble une précieuse conquête.
Ils lui ouvrent les bras avec joie, brisent ses chaînes, le revêtent de beaux habits, le gorgent de couscous, le mènent en grande pompe à la mosquée, et, après sa circoncision le promènent en triomphe par toute la ville, monté sur un cheval richement carapaçonné, au son des clarinettes et des tambours, et, aux acclamations de la foule.
La cérémonie dure trois jours ; mais aussitôt après on abandonne le renégat à son sort ; personne ne s’intéresse plus à lui, et on le laisserait mourir de faim, s’il était possible de mourir de faim dans un pays où la misère étant la condition commune, on trouve à subsister à si peu de frais.
Alors le renégat se fait palefrenier, vétérinaire, ou médecin, à moins qu’il n’obtienne, chose facile, d’être enrôlé dans le corps d’artillerie de campagne, qui, aujourd’hui est entièrement composé d’ Européens.
Que si les hasards d’une vie aventureuse, ou quelque motif particulier (et l’on ne peut nier que ce motif ne puisse être quelquefois honorable) amène à l’islamisme un homme au-dessus du commun, les Maures savent fort bien le distinguer de prime-abord. Mais comme le tact et la perspicacité dérivent chez eux d’une extrême méfiance, cette distinction de leur part n’est jamais un avantage pour l’homme qui en devient l’objet, et s’ils lui confèrent un titre ou un emploi, c’est pour avoir un moyen légal de le surveiller, de l’asservir et souvent de le dire confiné dans une ville ou dans une forteresse d’où il ne sort jamais.
Ce récit de la rencontre entre Rey et de Saulty nous renseigne davantage sur l’opinion qu’a l’auteur sur les renégats que sur la véritable histoire de de Saulty. !
Coissac de Chavrebière « Histoire du Maroc » (ré-édition par la Librairie Dar al Aman 2012 Rabat – 1ère édition 1931-) évoque brièvement de Saulty, en insistant sur l’attitude générale de la France au sujet des ex-officiers renégats :
« Pour que la France pût jouer un rôle efficace dans la réforme du Maghzen et en particulier de son armée, il fallait que l’on acceptât une légation d’officiers en activité qui gardassent le prestige de leur uniforme en pays musulman et évitassent à tout prix d’empiéter sur le terrain diplomatique. C’est pourquoi la France n’avait accordé aucun appui à certains de ses officiers sortis du cadre pour tenter fortune au Maroc. L’un d’eux, nommé de Saulty, un jeune officier du Génie, poussé par une aventure romanesque en Tunisie, s’était établi à Marrakech, sous le nom d’Abderrahman ; il exerça sa compétence dans l’aménagement de divers palais impériaux et mourut à Fès en 1879, sans que la France eût jamais recours à ses bons offices. Les pays étrangers n’avaient pas exactement les mêmes scrupules à utiliser la faveur d’officiers ou soi-disant tels ».
(Coissac pense certainement au fameux « Caïd » Mac Lean ex-sous-officier déserteur de l’armée anglaise).
Jules Erckmann dans « Maroc Moderne » (ré-édition Librairie Dar al Aman 2012. Rabat – 1ère édition, Librairie Coloniale Paris 1885) mentionne simplement de Saulty – qu’il nomme d’ailleurs de Sorty – pour le rôle qu’il joua dans l’instruction des artilleurs marocains.
Gabriel Charmes en 1885, accompagne l’ambassadeur Charles Féraud à Fez. L’envoi d’une ambassade à Fez, constituait alors une véritable expédition dont Gabriel Charmes raconte avec beaucoup d’esprit et de finesse les péripéties et les mésaventures dans « Une Ambassade au Maroc » (Calman Lévy Paris 1887 – ouvrage non terminé et publié après la mort de Charmes en 1886).
À l’occasion du franchissement de l’oued Mikkès, il évoque de Saulty :
Nous campâmes sous quelques tamaris en fleurs au bord de l’oued Mikkès, près d’un fort joli pont de trois arches qui est, sinon une œuvre française, au moins l’œuvre d’un français. Ce français que quelques uns de mes compagnons de voyage avaient aperçu peu d’années auparavant et dont la mort est assez récente, était lieutenant du Génie à Alger en 1832. À la suite de je ne sais quel roman plus ou moins aventureux, il enleva une femme et alla vivre avec elle à Tunis. Il ne tarda pas à l’y perdre. Rayé des cadres de l’armée, et ne voulant ou ne pouvant plus rentrer en France, il se dirigea vers le Maroc et se mit au service de Moulay Abd-er-Rahman, qui régnait alors. Celui-ci lui fit adopter l’islamisme, lui donna son nom, une haute position près de sa personne et enfin le maria à deux femmes nobles du pays. Le renégat Abd-er-Rahman fut le premier organisateur de l’armée marocaine. Chargé du service de l’artillerie et de ce que nous appellerions le Génie si au Maroc on s’occupait de fortifications sérieuses. Il entreprit les travaux qui n’étaient point sans importance.
À la veille de la bataille d’Isly, il s’employa de son mieux pour empêcher la guerre avec la France, et faillit un jour, à cause de ses efforts pacifiques, être massacré par les fanatiques. Mais après le désastre infligé au Maroc par le maréchal Bugeaud, le sultan, qui regrettait de n’avoir pas suivi ses conseils, l’entoura d’une affection plus grande encore, et lui fit cadeau d’un superbe palais à Maroc (Marrakech), où il établit sa résidence ordinaire avec celle de sa famille. Abd-er-Rahman avait réuni autour de lui quelques Français, anciens déserteurs ou prisonniers, qui lui servaient d’instructeurs pour l’artillerie et l’infanterie. Traité avec autant de bienveillance par le sultan Sidi-Mohamed que par Moulay Abd-er-Rahman, sa situation ne se modifia pas non plus sous le sultan actuel, Moulay Hassan. C’est par ses soins qu’ont été construits les quelques ponts qu’on remarque aux environs de Fès. Celui qu’il a jeté sur l’oued Mikkès est excellent : plût à Dieu qu’il en eût élevé de pareils sur le Tahaddar et le Sebou. À Fès même, il détourna la rivière qui alimente la ville et qui passait aux pieds des murs du palais du sultan, afin de faire devant le palais une place d’armes retranchée, qui a près de quatre hectares de superficie, avec deux ponts aux extrémités pour le passage des troupes. Il avait eu de ses Mauresques deux fils, qui sont encore dans l’armée du sultan; mais aucun d’eux ne sait un mot de français : ce sont de simples Marocains !.
Nous sommes maintenant fixés sur l’activité d’Abderrahman de Saulty, comme constructeur, organisateur et instructeur des armées et conseiller des trois sultans pendant la période allant de 1843 à 1877, date vers laquelle M. de Vernouillet, fit accepter officiellement, par le sultan Moulay Hassan, une mission française où nous trouvons le capitaine Erckmann et le docteur Linarès.
Il serait intéressant de rechercher maintenant l’importance du rôle militaire de de Saulty lors des hostilités franco- marocaines de 1843-1844 et qui se terminèrent – pour le sultan Abderrahmane – par le désastre d’Isly.
Léon Roches qui assista à cette bataille et en fit le récit dans « Dix ans à travers l’Islam 1834-1844 » (Perrin 1904) raconte comment il s’empara dans la tente abandonnée du « fils de l’empereur marocain » des papiers et de la correspondance échangée entre le Sultan Moulay Abderrahmane et son fils Moulay Mohamed, commandant de la malheureuse armée chérifienne. Il serait utile de retrouver cette correspondance – même si, dans ce que Léon Roches écrit, il n’est pas fait état de de Saulty : elle nous fixerait, peut-être, sur un point de l’aventure de l’ex-lieutenant de Saulty, qui, bien que déserteur, aurait pu encore servir son pays.
On peut aussi se demander si son rôle militaire comme commandant d’une armée du sultan Moulay Abderrahmane, a eu une influence décisive sur la soumission d’Abdelkader le 23 novembre 1847 au général Lamoricière.
Marcel Bouyon ( Progrès de Fez) en se basant sur un article (non signé ?) paru vers 1932/1933 dans le journal « Le Quotidien » répond oui sans hésiter et reproduit cette coupure de journal :
Au moment du conflit franco-marocain Abderrahmane, de toutes ses forces dissuada le sultan d’engager la lutte avec les troupes françaises. Les partisans de la guerre sont les plus forts ; mais après la défaite d’Isly le prestige d’Abderrahmane, bon prophète a encore grandi.
C’est le moment que choisit Abdelkader pour se réfugier au Maroc et tenter (nous sommes en 1847) une alliance offensive avec le sultan marocain. Vains efforts. L’émir arabe, soutenu par les milieux religieux et par les marabouts, prend la tête de tous les mécontents, forme une importante harka et marche sur Fez pour s’y faire proclamer empereur du Maroc. S’il réussit, il unira dans une lutte sans merci contre la France toute Afrique du Nord. De grands rêves hantent le cerveau de notre implacable ennemi.
Il marche donc sur Fez avec ses partisans. Affolé le sultan confie le commandement de ses troupes à Abderahmane. L’ancien officier français – officier du Génie ! – fait entourer les positions occupées par les troupes impériales de tranchées sur lesquelles il a pointé méticuleusement les quelques pièces de canon dont il dispose. Un seul passage est aménagé dans cette ligne de tranchées, passage soigneusement camouflé à l’extérieur.
Et ces travaux faits, il lance dans la plaine des émissaires chargés de répandre les bruits les plus pessimistes sur la valeur militaire des troupes du sultan. Encouragé par ces nouvelles, Abdelkader lance l’assaut ; les rebelles s’écrasent sur les tranchées, se font mettre en morceaux par les canons, s’enfuient en désordre, sont aussitôt poursuivis par la cavalerie chérifienne qui s’est élancée par le passage aménagé à cet effet. C’est pour Abdelkader un désastre décisif.
Il repasse la frontière et, quelques semaines plus tard, se rend au général Lamoricière .
Et l’auteur de l’article de conclure : « Petites causes, grands effets. Le nez de Cléopâtre, le grain de sel dans la vessie de Cromwell, la désertion d’un officier amoureux changent le cours logique des événements et des choses ».
Voilà tout ce que j’ai pu glaner – pour l’instant ! – sur la vie du lieutenant de Saulty, ou El Hadj Abderrahmane El Eulj, déserteur de l’armée d’Algérie et qui repose près du mausolée de Sidi Bou Bker el Arabi à Fès.

Cliché Belin, années 1930
En plus des ouvrages cités dans le texte, j’ajoute « Haj Driss Benzakour raconte Fès », textes réunis par son fils le Pr. Mohammed Benzakour. L’un des textes est consacré au « fabuleux destin du lieutenant de Saulty ». Publié au Publiday-Multidia Éditions, en 2003, il a l’avantage d’être écrit par un fasi !
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