À la une : Détail de la couverture du livre « Toumliline » édité en 1959

L’histoire du Monastère de Toumliline débute en 1945 quand le président du patronat français à Casablanca, Jean Imberti, adresse à l’Abbé d’En Calcat*, Dom Marie de Floris, une lettre le pressant « d’essaimer » au Maroc. Il se fait fort d’obtenir capitaux et autorisations administratives indispensables à l’installation d’un monastère. Le Père Abbé demande à réfléchir. (* L’abbaye Saint-Benoît d’En Calcat est une abbaye bénédictine fondée en 1890, près de la ville de Dourgne, dans le département du Tarn. Le nombre important de moines présents dans les années 1950 permet de fonder d’autres « maisons » d’où les sollicitations pour des fondations à l’étranger).

En  février 1947,  un Jésuite français, le Père Guilloux, venu au Maroc, inspiré par les idées de Charles de Foucault, invite les moines de l’abbaye d’En Calcat à s’installer au Maroc. Le P. Guilloux a quitté son poste de Directeur de l’École d’Agriculture d’Angers pour recruter des techniciens agricoles comme missionnaires laïcs pour le Maroc. « Je voudrais créer deux centres, l’un, déjà existant aux portes de Rabat, sera un centre de vie agricole comprenant une ferme modèle et une école technique. L’autre serait un centre de vie spirituelle, si possible une communauté de moines bénédictins ». Il offre alors un terrain de 100 hectares aux moines d’En Calcat pour cette fondation.

Dom Marie de Floris ne rejette pas l’offre mais demande à réfléchir. L’abbaye Saint Benoît d’En Calcat a été sollicitée pour une fondation au Danemark ; d’autre part, les moines ne peuvent accepter un projet qui modifierait leur vie contemplative : la vie bénédictine est une vie de prière et de travail. Un moine passe environ cinq heures par jour à chanter l’Office Divin, le reste de la journée il travaille. Dom Marie de Floris, considère, en admettant que le projet danois soit rejeté, qu’ il faudra au moins trois ans pour étudier les conditions d’une installation au Maroc avant de donner une réponse définitive.

La perspective d’un délai de trois ans imposé par En Calcat décourage le groupe de riches colons français et d’officiers de l’armée qui espérait une fondation bénédictine au Maroc. Ils demandent à Mgr Amédée Lefèvre, archevêque de Rabat, de rechercher ailleurs. Un projet, hâtivement conçu sous la pression de certains chrétiens du Maroc, échoue près de Sefrou ; cette ébauche de monastère, fondée en 1949 avec 4 moines en provenance de monastères différents, était située sur les hauteurs de Sefrou, dans le secteur du Fort Prioux et du Marabout Sidi Bouserghine. Cet échec (le monastère ferme le19 mars 1951) a pour résultat de retarder la décision d’En Calcat qui attendait le résultat de ce nouveau projet, ne voulant pas installer une fondation qui aurait pu apparaître comme une rivale de celle de Sefrou ; d’autre part il n’y avait aucune raison de fonder deux monastères au Maroc.

L’échec du monastère de Sefrou, relance les propositions à En Calcat, cette fois par l’intermédiaire d’un de leurs amis résidant au Maroc, le colonel Guillaume de Tournemire.  Dans une lettre au P. Abbé, datée du 29 Janvier 1950, le colonel expose son rôle d’intermédiaire pour l’Archevêque de Rabat. À cause de la situation délicate créée par l’échec de la première communauté au Maroc, Mgr Lefèvre préfère que l’initiative officielle pour une nouvelle fondation vienne d’En Calcat.

Le colonel suggère comme lieu de fondation un endroit nommé Toumliline (situé près d’Azrou, à 90 Kms au sud de Fès), où une école de garçons souffre de difficultés financières. Si les moines se chargent de l’école, un bienfaiteur leur offre un don pour la reprise de l’école.

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Vue sur Azrou, à partir du monastère. Cliché de mai 2012

 

Une nouvelle fois, Dom Marie de Floris prend son temps pour répondre, montrant ainsi qu’un « essaimage » au Maroc ne va pas de soi pour la communauté bénédictine d’En Calcat. Mais, il reçoit un message du Pape Pie XII le pressant de se décider pour une fondation au Maroc. À la mi-octobre 1950, le P. Abbé prend l’avion pour Rabat, pour rencontrer les autorités religieuses et les chrétiens qui veulent faire venir les Bénédictins au Maroc. Il veut essayer de comprendre leurs motivations. Dans la relation de son voyage, Dom Marie rapporte qu’il décèle « un certain snobisme chez beaucoup de laïcs dans leur désir de Bénédictins au Maroc. À les entendre parler, ils n’ont pas compris l’essence de la vocation monastique, et sa manière d’envisager une fondation en pays musulman ». Mais, devant leur désir « profond » d’une fondation, il se demande « s’il est vraiment nécessaire que les laïcs saisissent et comprennent ce qui est essentiel alors que certains moines ne l’ont pas eux-mêmes compris » !

À l’issue de ce voyage, le Père Abbé donne son accord de principe à Mgr Lefèvre mais laisse en suspens la question de l’emplacement de la fondation jusqu’à l’arrivée de moines d’En Calcat chargés d’étudier les diverses solutions possibles. Il y avait un désaccord  entre eux à propos du lieu d’implantation. L’archevêque conteste la proposition de Toumliline ;  il admet que cette région montagneuse de Toumliline est parfaite comme solitude, comme climat et comme beauté, mais il la trouve trop isolée. Il propose une propriété le long de la côte atlantique entre Rabat et Casablanca, les deux villes qui représentent près de soixante-dix pour cent de la population catholique du Maroc. Mais Dom Marie insiste pour une implantation plus éloignée, afin de sauvegarder la solitude monastique.

L’Archevêque accepte de laisser les moines mener leur vie monastique sans leur demander de ministère incompatible avec cette vie mais souhaite qu’ils bâtissent une hôtellerie pour retraitants et qu’ils s’intéressent à la formation spirituelle de son clergé diocésain. Il demande aussi d’envisager la construction d’une maison pour prêtres âgés à proximité du monastère. Enfin Mgr Lefèvre et Dom Marie décident que la fondation d’un monastère ne se ferait pas avant un ou deux ans.

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Vue sur l’extérieur. Toumliline mai 2012

En janvier 1951, deux Bénédictins viennent examiner les propositions de l’archevêché qui a finalement accepté le site de Toumliline et propose aux moines d’acquérir un bien d’évêché : il s’agit d’une maison pour enfants convalescents, comprenant une école, établie à Toumliline, fondée et dirigée par un prêtre du diocèse le Père Gérard. (L’école proposée par le colonel de Tournemire). Après la guerre de 1940, un homme d’affaires de Casablanca avait estimé que le terrain où se trouvait le poste de la Légion Étrangère à Azrou serait un site parfait pour un camp d’été. Il commence à bâtir une maison en bois de deux étages mais une faillite l’empêche d’achever son entreprise. En 1950, un prêtre de la communauté française d’Azrou loue cet immeuble inachevé, installe un dortoir, deux salles de classe au rez-de-chaussée, et établit une école pour une trentaine de garçons d’âge scolaire, des enfants de colons et d’officiers de l’armée.

Les moines peuvent acquérir les bâtiments et le mobilier de Toumliline, ainsi que l’usage de 125 hectares de terre moyennant la somme de sept millions de francs … que l’abbaye En Calcat n’a pas. D’autres difficultés font hésiter Dom Marie de Floris : outre les dettes, les bâtiments sont mal conçus et font l’objet d’un litige entre l’évêché et l’entrepreneur (on comprend mieux que l’évêché souhaite se débarrasser des lieux), les limites du terrain sont confuses et les Eaux et Forêts et les Domaines revendiquent en partie le terrain. Enfin le sol pierreux paraît impropre à la culture ! La situation géographique séduit davantage le Père Abbé et il envisage une installation provisoire des Pères désignés pour la fondation à Toumliline de façon à leur donner le temps de chercher tranquillement ce qui conviendrait.

Pendant la Semaine Sainte du Carême de 1951, la veuve d’un riche homme d’affaires marseillais, Mme Edmond Barbaro, fait don au Père Abbé des sept millions nécessaires à la liquidation de la dette et la veille de Pâques les moines votent  à l’unanimité la fondation Toumliline … mais toujours comme emplacement provisoire de la fondation. La généreuse bienfaitrice continuera à financer par ses dons et jusqu’à sa mort, en août 1959, le monastère de Toumliline. Mme Barbaro a vécu au monastère dès le début de la fondation de Toumliline. Elle assumait la charge de la buanderie, raccommodant le linge et les habits des moines. On avait construit une maison pour elle, en bas de la colline du monastère, au milieu des maisons construites pour les ouvriers agricoles marocains. Elle est morte dans un accident de la circulation en revenant de Meknès vers le monastère. Avec autorisation spéciale, Madame Barbaro a été enterrée dans la clôture du monastère, dans un petit cimetière créé pour l’occasion.

En avril 1951, lors d’un nouveau voyage au Maroc, il est convenu de maintenir provisoirement la petite école fondée par le Père Gérard qui est content d’apprendre qu’En Calcat n’achète pas seulement la maison mais maintient cette école. Le P. Abbé prend cette décision estimant que les revenus de l’école aideront la communauté à vivre. En juillet 1951, Dom Pierre de la Jonquière prend la direction de l’école et prépare avec Dom Jacques de Charry l’arrivée des moines. L’école sera fermée à la rentrée 1955-1956 : les Bénédictins donnent congé à leurs élèves car Azrou est devenu le centre d’incidents et de troubles, la région du Moyen-Atlas est une zone d’insécurité. De plus, le Père Abbé  estime manquer de professeurs valables. Dans les milieux religieux, dit-il, trop souvent, les bonnes intentions dispensent de la simple honnêteté. Ce serait malhonnête de persuader les parents qu’une bonne éducation suffit à tenir lieu d’études poussées. L’enseignement des mathématiques et des langues vivantes lui paraît insuffisant.

Dom Denis Martin est nommé prieur de Toumliline où il arrive en août 1952 accompagné d’un autre moine ; dix-huit Bénédictins arrivent le 7 octobre 1952 et commencent immédiatement leur installation : la rentrée scolaire de la vingtaine d’enfants de familles chrétiennes a lieu le 24 octobre et la bénédiction du monastère le 26 octobre.

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La chapelle, fin des années 1950

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La salle de l’ancienne chapelle. Mai 2012. Le film « Des hommes et des dieux » qui rend hommage aux moines de Tibhirine assassinés en 1996 a été tourné à Toumliline en 2009 et 2010 et a probablement entrainé une modification de la décoration.

Une des premières réalisations, à côté de le reprise de l’école est la création d’un embryon de dispensaire. Il n’y a pas de médecin mais un des Pères est infirmier. La nouvelle se répand et bientôt il a de la clientèle venant d’Azrou et des villages berbères à 30 km à la ronde. La plupart d’entre eux sont des femmes et des petits enfants. Leurs maux sont très caractérisés : la tuberculose, la malnutrition, les glaucomes, le manque d’hygiène. On reçoit les patients dans le couloir menant au réfectoire. Mais bientôt leur nombre devient excessif et le bruit des conversations des Berbères ainsi que les pleurs des bébés, sont nuisibles au silence monastique. Voici comment la chronique du monastère décrit la situation au 28 juin 1954 : « La foule ne cesse de croître chaque jour. Maintenant on voit une file de femmes stationnant dès le matin au pied de l’escalier qui mène au dortoir. Elles montrent la même ténacité que les londoniens attendant le passage du carrosse royal le jour du couronnement. Le matin, après nos messes, lorsque nous nous rendons au réfectoire, l’étroit couloir est déjà encombré des clients du P. Charles. Le jeune petit Marocain, qui a la charge de balayer l’endroit, est tout joyeux de montrer son importance, il commande aux dames de laisser le passage à la communauté, tandis qu’au-dehors, les ânes et les mules attendent patiemment leurs maîtres ou leurs maîtresses ». Ce n’est qu’en 1955 que les moines auront les moyens de bâtir un dispensaire séparé pour ces patients, dont le nombre s’élève à une centaine chaque jour. Commencé en avril, le bâtiment de quatre pièces en rez-de-chaussée, construit en bois de cèdres de l’endroit, et en pierres de basalte, est achevé en juillet. Sa situation en bordure de la route et à une centaine de mètres de la chapelle, permet l’éloignement des bruits importuns des femmes et des enfants. Le dispensaire a maintenant un médecin en la personne d’un jeune médecin français de Marrakech qui demande à entrer au noviciat. Ce dispensaire fut transféré au dispensaire de la santé publique d’Azrou en 1961.

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Attente de la consultation et soins pédiatriques. Clichés Toumliline

 

La consultation. Clichés Livre Toumliline

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Tableau de gestion des médicaments retrouvé au monastère. Cliché mai 2012. Ce tableau est probablement un décor utilisé pour le film en 2010, et laissé sur place car l’A.M.M. (autorisation de mise sur le marché) de certains médicaments est postérieure à la fermeture du monastère de Toumliline  en 1968 !

À côté du dispensaire, les moines doivent bâtir un accueil pour les enfants Marocains, orphelins ou abandonnés, qui ont commencé à venir dès 1953. Venus au monastère le premier été, ils y reviennent pendant leurs jours de congés scolaires pour jouer, recevoir des cours, ou prendre leurs repas. Ils arrivent tôt le matin, ordinairement par groupes de 20 ou 30 ; un jour on en compta 187. Les uns jouent au foot, d’autres demandent aux moines de leur faire revoir leurs leçons. À midi, tous ceux que l’on peut recevoir viennent manger au réfectoire avec les moines. Les autres s’assoient sous un arbre, quatre par quatre pour un plat de tajine. Deux moines parlant l’arabe, le P. Gilbert et le Fr. Eugène, sont chargés de veiller sur eux. On se met à loger au monastère des jeunes de dix à quinze ans. Le P. Denis devient leur « tuteur moral » et assume la responsabilité de leur éducation. En 1959, il y a une soixantaine de jeunes marocains sous la tutelle des moines. Ils en envoient quatre parmi les meilleurs dans des écoles secondaires, d’où ils reviennent « chez eux » à Toumliline pour les vacances. Les plus jeunes vont dans des écoles primaires à Azrou. Ils y vont et en reviennent chaque jour, à travers les sentiers escarpés de la montagne, portant sur le dos leur cartable avec leur dîner et leurs livres. Ceux qui ne peuvent pas faire d’études, on les envoie en apprentissage chez des menuisiers ou des agriculteurs.

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Activités pour les pensionnaires de l’orphelinat. Clichés Toumliline

Les moines respectent scrupuleusement la foi religieuse de ces jeunes musulmans. En fait, le contact avec les moines aiguise leur propre foi et ils se mettent, par exemple à observer le jeûne du Ramadan, même avant l’âge requis par le Coran. Quelques parents d’Azrou, dont les enfants fréquentent Toumliline pendant la journée, envoyèrent une délégation à Fez pour consulter le Fqih Ben Larbi el Alaoui, lui demandant si c’était mal, ou dangereux, de laisser leurs enfants visiter les moines chrétiens. « Absolument pas, leur assura le théologien, ce sont des hommes de Dieu. »

Le cycle des fêtes liturgiques rassemble à la chapelle du monastère parents d’élèves, officiers de la région, laïcs et prêtres des centres urbains. Des retraitants, des conférenciers, des visiteurs de France ou du Maroc sont les hôtes de Toumliline. Le P. Prieur prend des dispositions pour l’organisation du pèlerinage annuel de la Pentecôte à Toumliline pour les Étudiants Catholiques Français. Calqué sur le Pèlerinage de Chartres en France, le Pèlerinage de Toumliline a intéressé des centaines de jeunes catholiques en 1953, 1954 et 1955. Les thèmes proposés sont presque avant-gardistes pour l’époque : « Prier et réfléchir ensemble à notre rôle en terre marocaine, découvrir et respecter, aimer et servir » en 1953 (50 participants) ; « Comment entrer en contact avec nos frères musulmans et juifs » en 1954 (200 participants) ; « La foi … mettre en garde contre le danger d’un certain syncrétisme religieux les jeunes chrétiens insuffisamment instruits de la foi au Christ » en 1955 (500 participants). En 1956, tandis que plus de 300 étudiants catholiques s’étaient déjà inscrits pour le pèlerinage, brusquement tout fut arrêté : les parents craignaient que l’Armée de Libération n’attaque le groupe.  Le P. Denis publia alors dans les journaux du Maroc une annonce adressée aux « Jeunes Chrétiens ». Il demandait aux étudiants : « … de venir à Tioumliline pour réfléchir sur le sens de leur présence au Maroc, et prier pour l’avenir du Nouveau Maroc. Venez en grand nombre. Il est essentiel pour le Maroc que de jeunes chrétiens compréhensifs et généreux montrent le chemin à ceux qui sont troublés, craintifs et découragés. Venez en toute confiance ! Vous entendez dire souvent que les Monts du Moyen Atlas ne sont pas sûrs. Les moines vous disent : « Nous vivons ici, nous vous invitons à venir sans crainte ». Nos amis Marocains savent que vous venez ici prier pour eux. Ils savent que c’est un geste d’amitié pour leur pays et leur peuple. Dieu bénira votre foi et l’enthousiasme qui vous fait souhaiter la prospérité de la Communauté Marocaine ». Deux cent-cinquante jeunes catholiques répondent à cet appel. La veille de la Pentecôte, des cars partent de Casablanca et de Rabat. Arrivés à Ifrane tôt le matin, les 250 jeunes gens et jeunes filles marchent avec leur sac sur le dos à travers les forêts de cèdres et de chênes jusqu’à Toumliline. Tandis qu’ils parcourent en chantant les  20 kilomètres qui les séparent du monastère, ils peuvent apercevoir au-dessus d’eux sur les crêtes, des cavaliers armés. Arrivés au monastère, ils sont accueillis par Mgr Lefèvre, qui célèbre la messe, en plein air, tandis qu’une douzaine de Berbères en armes se postent en cercle autour d’eux. Le soir, les 250 pèlerins dressent des tentes dans les près du monastère tandis que les soldats Berbères montent toujours la garde autour d’eux. Les hommes de l’Armée de Libération ont protégé les pèlerins ! Cette opération avait été arrangée par deux amis du P. Denis, le Ministre de l’Intérieur, Driss M’Hammedi et Mahjoubi Aherdane, Gouverneur de la Province de Rabat et principal promoteur de l’Armée de la Libération. Ces pèlerinages continueront les années suivantes : en 1959, sept cents pèlerins sont montés à Toumliline. Les fins de semaine des groupes de catholiques engagés dans l’action, se réunissent pour étudier et prier.

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Messe en plein air à Toumliline. Cliché issu du livre Toumliline

Durant l’été 1955 un certain nombre de camps de vacances sont installés dans les environs de Toumliline. Les jeunes de ces camps viennent de Marrakech, de Casablanca, de Rabat, mais aussi de Meknès et de Fez. Il y a parmi eux des Français, des Marocains, des Juifs et des Musulmans. Beaucoup d’entre eux viennent au monastère, prennent leurs repas sous les arbres et ensuite rencontrent les moines pour prendre le café et discuter. Les étudiants musulmans sont ravis de l’ouverture d’esprit des moines. Pour beaucoup d’entre eux, c’est la première fois qu’ils ont un contact avec des Français. Par contre les autorités françaises ne voient pas d’un bon œil l’ardeur nationaliste de ces jeunes Marocains qui ne cessent de chanter des airs de l’Istiqlal, même à Toumliline. Aussi après deux semaines, ils ordonnent la fermeture des camps musulmans. Les étudiants dont les camps de vacances ont été fermés, connaissant l’hospitalité des moines, descendent à Toumliline en grand nombre. Les cellules de l’hôtellerie sont vite occupées, ainsi que le garage aménagé pour les recevoir. Le P. Denis emprunte trois grandes tentes à la Tribu Beni M’Guild. Des aumôniers américains des bases navales et aériennes du Maroc prêtent des couvertures, car pendant les froides nuits de la montagne, la température baisse considérablement. On installe en plein air des cuisines que l’on confie aux scouts présents parmi les étudiants. Mais à tour de rôle, par groupes de 30, les jeunes viennent manger au réfectoire des moines.  Il y a là un problème, car les moines mangent en silence, écoutant la lecture de la Règle de St Benoît, de la Bible et de livres d’intérêt général. Le P. Denis en explique les raisons aux jeunes, qui par la suite observent scrupuleusement le silence chaque fois qu’ils pénètrent dans le monastère.

Ces jeunes étudiants venus d’horizon divers participent aux travaux en cours au monastère ; ils demandent également à bénéficier de cours, peu importe d’ailleurs le sujet, l’important étant de s’instruire ou de pouvoir pratiquer le français. Le P. Denis organise ou plutôt improvise des Conférences sur des sujets disparates : un père se charge des cours d’astronomie et fait de temps en temps avec ses élèves des expéditions d’études géologiques ; un autre fait un cours d’histoire de la musique. D’autres moines parlent de leurs spécialités, ou s’emploient à combler les lacunes de ceux qui avaient échoué à leur baccalauréat.

 

 Jeunes lors des discussions. Clichés du livre Toumliline

Ces rencontres, ces moments de partage autour de verres de thé ont permis de briser les barrières qui enfermaient ces jeunes marocains et français dans un monde clos de partis pris et de mépris réciproques. Beaucoup de préjugés n’ont pas résisté à ces contacts humains et désintéressés de ce camp d’été. Le climat d’amitié et de libre discussion qui anime ces journées d’été un peu improvisées suggère l’organisation de cours magistraux, centrés sur un thème unique, et professés par des personnalités venues du monde entier. C’est ainsi qu’auront lieu des cours internationaux d’été en 1956, 1957,1958 et 1959. Nous en reparlerons.

À côté des activités du monastère dont nous avons parlé – dispensaire avec plus de vingt mille consultations par an effectuées par médecins, infirmiers, puéricultrices, l’orphelinat qui accueille une soixantaine d’enfants scolarisés à Azrou ou dans divers établissements du secondaire ou du technique, le centre d’accueil ouvert en permanence pour les jeunes de passage avec une bibliothèque et un ciné-club -, les moines ont mis progressivement en culture cent cinquante hectares de terre dont une partie leur appartient en plein, ils ont planté près de 5 000 arbres fruitiers (poiriers et pêchers). Ils vendent aussi du miel, des yaourts, des poulets et des œufs. L’ensemble de ces exploitations leur permet de subvenir à une grande partie de leurs besoins ce qui est la règle habituelle des communautés des monastères et diminue leur dépendance aux dons extérieurs.

 

Les activités agricoles du monastère. Clichés Toumliline

Mais il ne faut pas oublier que la vie bénédictine est une vie de prière et de travail. Le moine passe environ cinq heures par jour à chanter l’Office Divin. Le reste de la journée il travaille. La liturgie des heures, huit fois par jour, rassemble la communauté pour prier en commun, à partir des psaumes et de la Bible ; ces offices liturgiques sont de durée variable. En dehors des offices, les moines s’adonnent au travail manuel : car, dit Benoît, auteur de la règle rédigée vers l’année 550, c’est alors qu’ils seront vraiment moines, lorsqu’ils vivront du travail de leurs mains, à l’exemple de nos pères et des Apôtres. Le travail doit être organisé de telle sorte qu’il n’oblige pas les frères à sortir de la clôture du monastère mais la nécessité de faire vivre la communauté, dans le contexte qui est celui de Toumliline, d’assurer aux moines leur pain quotidien et la formation spirituelle amènera progressivement le Père Prieur à prendre des mesures pratiques qui donneront à la vie du Monastère un aspect différent de celle de la « maison -mère » d’En Calcat, tout en restant fidèle à l’esprit de la tradition. Du temps est aussi réservé à la lecture, étude de l’Écriture et des Pères de l’Église ; la répartition du travail et de la lecture, les horaires des repas sont variables selon les saisons et le temps liturgique. La règle décrit non seulement les divers offices et le travail, mais aussi les modalités des repas, de l’habillement, de l’accueil, du choix des responsables, des voyages à l’extérieur, etc. Mais Benoît n’est pas tatillon, et affirme souvent que c’est à l’Abbé, en fonction de la communauté, des contraintes du lieu et du temps, de régler les détails. C’est cette souplesse dans l’application de la règle qui a permis la réussite de Toumliline dans un contexte délicat : fonder un monastère en terre d’Islam, dans un pays où les moines sont doublement étrangers, comme Français et comme chrétiens, à un moment où le pays conteste le Protectorat de la France et lutte pour son indépendance n’était pas simple. Le Père Denis Martin a perçu immédiatement qu’il devait organiser la vie monastique en fonction de ce nouveau milieu s’il voulait que le témoignage des moines porte ses fruits et soit accessible aux musulmans. La manière dont on parle encore aujourd’hui de « L’esprit de Toumliline » montre que ses choix ont été les bons tant dans le gouvernement de son monastère que dans la gestion de ses relations avec les autorités françaises civiles ou militaires, les français libéraux et les leaders nationalistes marocains qu’il a rencontrés.

Nous essayerons dans un prochain article d’appréhender l’ « Esprit de Toumliline ». (voir Le Monastère de Toumliline : « L’Esprit de Toumliline »)

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Le monastère de Toumliline à la fin des années 1950

Ouvrages consultés :
– Toumliline : À la recherche de Dieu au service de l’Afrique. Elisabeth des Allues. Éditions du Cerf 1961
– Toumliline : Collectif. Livre de photos. 1959
– Benedictine and Moor : A christian adventure in moslem Morocco. Peter Beach et William Dunphy. 1960
– Présence chrétienne au Maroc Jamaâ Baida et Vincent Feroldi. Éditions et Impressions Bouregreg 2005
– L’esprit de Toumliline. Revue Zamane. Avril 2016

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Monastère de Toumliline. La chapelle, vue extérieure. Cliché mai 2012