Nous avons évoqué dans un premier article l’installation des moines bénédictins du monastère d’En Calcat, à Toumliline ( voir Le Monastère de Toumliline : l’installation).
Il n’est jamais simple de fonder un nouveau monastère mais le contexte de l’installation à Toumliline semblait devoir accumuler pas mal de difficultés : financières d’abord – mais c’est assez classique ! – pour faire face à des travaux urgents dans des locaux déjà grevés de dettes, construire de nouveaux bâtiments, conventuels et d’accueil, et acheter des terres qui, à terme, permettraient de générer des revenus agricoles ; mais les moines envisageaient aussi de se fixer dans un pays musulman, sous protectorat français, et qui cherchait à retrouver son indépendance. La question des relations du christianisme et de la politique risquait de se poser à un moment ou un autre. Le Monastère n’avait pas pour unique fin (ou fin première ?) de servir les chrétiens qui vivaient au Maroc, même si c’était le désir et la motivation des colons et des officiers à l’origine des premières démarches pour un « essaimage » d’En Calcat ; du point de vue des moines, l’implantation de ce monastère veut répondre à un but spirituel : il ne s’agissait nullement de faire du prosélytisme, mais de témoigner devant les musulmans de ce qu’était une vie de prière selon le Christ. Apporter un témoignage chrétien en pays d’Islam impliquait d’entretenir avec les musulmans des rapports intellectuels, culturels et spirituels. Les moines ne venaient pas au Maroc en tant que Français, mais en tant que Catholiques : il faut que leur attitude et leur vie quotidienne permettent aux Marocains de voir que dans leurs relations avec le Monastère ils ont affaire non pas à la France, mais à l’Église même si elle est surtout représentée par des Français.

Toumliline : la chapelle. Cliché de mai 2012
Les moines avaient été choisis parce qu’on les estimait bien adaptés à la vie monastique. Chacun avait aussi des qualifications lui permettant d’être utile à la fondation. Il y avait d’abord la terre à défricher et à travailler ; il fallait un bibliothécaire au monastère ; il fallait un corps professoral pour les élèves du monastère, et pour le futur noviciat, et les moines choisis avaient des diplômes de sciences, de lettres, de théologie et de philosophie. Aucun des moines ne connaissait la langue Berbère, mais trois d’entre eux parlaient couramment l’Arabe, l’un avait grandi au Maroc, les deux autres avaient passé une quinzaine d’années au Proche-Orient. Il y avait aussi des bâtiments à construire à Toumliline, et l’un des moines, architecte d’avant-garde, avait été averti longtemps à l’avance, et avait déjà décalqué les plans depuis des mois.

La bibliothèque à la fin des années 1950.
Tous ces moines avaient le naturel paisible et débonnaire du bénédictin, mais chacun dans son genre était une personnalité affirmée. Plusieurs avaient été résistants pendant la guerre de 39-45.
L’un d’eux, hollandais, faisait de faux-papiers pour les services secrets hollandais. Sa spécialité était de fabriquer de fausses cartes d’identité et de nourriture pour les juifs d’Amsterdam. Il s’employait aussi à conduire beaucoup d’entre eux hors de la ville pour les cacher en province. C’est à la fin de la guerre, vers le milieu de 1944, qu’il fit son entrée dans l’Église et fut l’architecte du monastère de Toumliline.
Lorsque les Allemands envahirent la France non-occupée en 1942, pendant les trois années qui suivirent, des centaines de personnes frappèrent à la porte du monastère d’En Calcat pour demander asile, des agents alliés, des juifs, des prisonniers évadés, des communistes, des socialistes, et des franc-maçons. C’était le Père hôtelier qui les recevait au nom du nouvel Abbé, Dom Marie de Floris, et s’arrangeait pour faciliter leur évasion, s’il le fallait. Le Père hôtelier était Dom Denis Martin. Comme En Calcat se trouvait à une centaine de kilomètres de la frontière espagnole, c’était évidemment un refuge idéal pour ceux qui fuyaient les Allemands et les moines étaient en étroits rapports avec le Maquis de la Montagne Noire.
Donner asile à des personnes traquées ne devait pas cesser à En Calcat avec la fin de la guerre. Car la paix vit s’intensifier les poursuites des collaborateurs et, tandis que l’on traquait les collaborateurs, En Calcat continuait à donner asile à tous ceux qui frappaient à la porte, ce que firent aussi d’autres monastères de France, opposés aux exécutions arbitraires, estimant qu’on ne peut contester aux accusés leur droit à la défense. Le ministre de l’Intérieur, Édouard Depreux, en 1946, invoqua le « complot des soutanes » pour ordonner des perquisitions dans les monastères. À En Calcat elles furent négatives mais le Père Abbé et un autre moine furent internés temporairement à la Prison de la Santé sans d’ailleurs que le motif de leur arrestation ne leur soit signifié officiellement ; ils seront finalement inculpés d’avoir sciemment caché des personnes poursuivies par la police. Lors du procès, les nombreux témoignages de ceux qui avaient trouvé refuge au monastère d’En Calcat durant l’Occupation ont contribué à ce que le verdict final fut l’acquittement pur et simple.
Les moines en conclurent que ce procès réaffirmait le droit de tout homme et de tout chrétien, spécialement des prêtres, de donner asile à qui le demandait, sans avoir à commettre l’indiscrétion de demander le pourquoi. Conclusion qu’ils mirent en pratique au Maroc.

Entrée du Monastère dans les années 1950.
La fondation du monastère à Toumliline, en pays berbère, avait semblé suspecte à certains marocains et inquiété ceux qui n’avaient pas accepté le Dahir berbère, de mai 1930, perçu comme un non-respect des statuts du Protectorat et une atteinte à l’unité du peuple marocain : il soustrayait la population berbère du Maroc à la juridiction de la Sharî’a, la loi islamique qui régle la vie et les mœurs musulmanes ; en outre, le dahir attribuait une compétence judiciaire à certaines assemblées tribales berbères et même, en matière pénale, soumettait les Berbères au code pénal français jusque-là réservé exclusivement aux non-musulmans. Ces marocains supposaient tout naturellement que la venue des moines à Toumliline en plein centre du pays de langue berbère, n’était que la suite d’une politique franco-chrétienne et qu’il y avait là une tentative pour forcer une partie des Marocains à embrasser le christianisme. L’arrivée de moines français dans la ville même où les Français avaient installé un collège spécial pour Berbères, ne pouvait apparaître que comme un nouveau pas dans la politique berbère du Protectorat et on pouvait comprendre que des marocains persistent à identifier le monastère avec l’administration et l’armée françaises.
Dès sa première rencontre avec les moines qui viennent d’arriver, le commandant militaire de la région d’Azrou leur indique qu’au moindre danger, ils seront regroupés au Collège franco-berbère d’Azrou avec les autres français des environs et mis sous la protection des militaires. Le Père Denis Martin refuse expliquant que venus à Toumliline pour témoigner de la paix du Christ, ils ne peuvent accepter d’être défendus par des soldats armés et ils assumeront les conséquences de leur décision.
Dom Denis Martin et les moines comprennent rapidement qu’il ne peut y avoir de relations normales soit avec leurs voisins marocains, soit avec la communauté française si on classe les moines dans une position politique. Même si la politique ne l’intéresse pas, Dom Denis Martin se doit d’être bien informé sur la complexité de la politique marocaine pour ne pas être « utilisé » par les uns ou les autres. Il a l’avantage d’être en relation avec les conseillers les mieux placés pour faire son éducation politique.

Le cloitre et le jardin au début de l’installation du monastère.
Du côté français, le Père Denis a beaucoup d’amis dans différents cercles de l’armée et de l’administration ; un de ses cousins, un général qui avait passé toute sa carrière au Maroc et était à la tête de l’administration de la Région de Marrakech, venait souvent à Toumliline, et envoyait régulièrement des rapports analysant les évènements politiques.
Du côté marocain, sa source était l’un des conseillers les plus proches du Sultan, M’Barek Si Bekkai. Ayant fait sa connaissance grâce à un ami commun, ils étaient bientôt devenus amis intimes, se rendant mutuellement visite entre Toumliline et Sefrou, ville dont Si Bekkai était Pacha.
Le Père Prieur allait souvent aussi demander l’avis du Vicaire Apostolique, Mgr Lefêvre qui lui donnait de précieux conseils. Le 15 février 1952, Mgr Lefèvre avait exposé les mêmes conseils à son clergé dans une lettre pastorale intitulée « Exigences de la présence chrétienne au Maroc » qui fit beaucoup de bruit. Il précise les obligations spéciales des chrétiens vivant au Maroc, et les principales conditions à remplir pour justifier leur présence : l’évêque rappelle aux chrétiens qu’ils sont les hôtes du Maroc et qu’ils ont donc des devoirs vis à vis du premier occupant. La morale chrétienne condamne l’accaparement des terres : il est normal, s’ils ont contribué à la mise en valeur du pays, qu’ils en retirent des bénéfices, mais, avant tout, ces biens doivent profiter à ceux qui ont apporté à la production la force de leurs bras. L’évêque attire l’attention des catholiques sur leurs devoirs de justice dans tous les domaines et les invite à se conformer à l’esprit des accords du protectorat. La première attitude du chrétien doit être une attitude de reconnaissance envers ceux chez qui il vit et en échange de cette hospitalité il se doit de donner ce qu’il a de meilleur. C’est dans le sillage de cette lettre pastorale que l’on peut comprendre la manière dont les vingt moines bénédictins d’En Calcat, fondent le Monastère de Tioumliline. Mais en même temps beaucoup de catholiques du Maroc à la suite de cette lettre pastorale reprochent à l’évêque, qualifié alors de « rouge » de faire de la politique et une pétition est lancée pour demander son renvoi. Certains d’entre eux vont même jusqu’à le surnommer « Mgr Ahmed ».
Un autre « conseiller » du Père Abbé est le Père Peyriguère, missionnaire catholique, installé depuis le 16 juillet 1928, au-dessus de Khénifra, à El Kbab, petit village d’un millier d’habitants, tous berbères de la tribu des Ichqerns. Il a bâti une maison, un dispensaire et une chapelle de pisé. Le Père, la nuit, passe de longues heures à prier ou à méditer l’Évangile, à la lueur d’une bougie. Ses journées sont occupées à soigner, à vêtir et à nourrir les malades et les pauvres. Il s’est fait délibérément « berbère avec les Berbères » ; parlant des Berbères, il dit « nous ». Le Père Peyriguère est d’abord et entièrement leur serviteur ; leurs souffrances, leurs inquiétudes deviennent les siennes. Il est indigné par les injustices qui font que la population autochtone ne soit pas traitée comme la population européenne. En juillet 1951, le Père Peyriguère a rédigé à l’usage de ses amis une note intitulée « Mise au point sur le patriotisme d’un vieux missionnaire français en montagne berbère ». Il dit qu’il est « prêtre et missionnaire, au service de l’idée chrétienne, pour en montrer la grandeur, sa mission est supranationale. Il n’est pas fonctionnaire au service de l’administration, obligé d’emboîter le pas derrière elle, obligé de chanter ses louanges quoi qu’elle dise et fasse ». Le Père Peyriguère veut éviter que l’on rende le Christianisme responsable des iniquités qu’il dénonce. Il considère que si la Résidence et la France ne changent pas de politique au Maroc, ce sera la catastrophe française ; mais il ne faut pas que ce soit la catastrophe chrétienne : si l’on veut qu’un jour un dialogue soit possible entre chrétiens et musulmans, que l’Islam et le Christianisme se rencontrent il faut que les marocains musulmans fassent la différence entre « roumi », européen et « nazrani », chrétien. Beaucoup à la Résidence le considère comme un mauvais français, un opposant pathologique et/ou manipulé, un communiste ou un révolutionnaire ! Les chefs militaires de la région mettent en garde le Père Denis Martin et les moines de l’influence néfaste que pourrait avoir sur eux le Père Peyriguère qui vient initier les moines à la langue et aux mœurs berbères. Il est un hôte régulier du Monastère où il aime prier avec les moines. « Nos vocations sont tellement proches » dit-il au Père Abbé de Toumliline et de leur côté les moines vont trouver avec le Père Peyriguère un de leurs guides.
Au départ, « simple » monastère bénédictin, installé dans le Moyen-Atlas marocain, l’histoire de Toumliline aurait dû être celle du développement de la fondation et de son influence spirituelle ; sa fondation à un moment où le Maroc traverse une période d’incertitude quant à son avenir et où la tension franco-marocaine est croissante va faire que l’histoire du Monastère va suivre celle de l’évolution de la crise marocaine et de ses incidences sur le comportement des Français et des Marocains.

Cloitre et jardin à la fin des années 1950.

Le cloitre en mai 2012
Les relations entre les moines et la population marocaine dès l’installation du monastère sont simples et naturelles : les ouvriers qui participent aux travaux de construction ou agricoles ont accès au Monastère, puis des enfants d’Azrou montent, en curieux, voir les moines. Les moines ont d’abord soigné les ouvriers du chantier, puis leurs familles jusqu’à improviser un dispensaire (voir Toumliline : l’installation) quand la demande de soins se fait plus importante. Les contacts avec les enfants se multiplient : ils viennent chercher des vêtements, des livres de classes ou des romans. Pendant les vacances quelques jeunes aident les moines pour des petits travaux des champs ou pour ramasser des cailloux ; en échange, ils mangent au monastère, passent des moments à lire, à étudier ou tout simplement à discuter avec les moines. Quelques uns demandent à rester coucher au monastère, et sont installés dans les dortoirs des élèves français absents pendant les vacances. Les pères des enfants viennent aussi voir les « marabouts » qui prennent le temps de discuter avec eux, autour d’un ou plusieurs verres de thé. Ces visiteurs se renseignent sur le mode de vie des moines, sur les mobiles de leurs actions de solidarité.
Les élèves du Collège berbère prennent l’habitude de monter au Monastère pour consulter les ouvrages, dont beaucoup ont été ramenés de France, et la presse mis à leur disposition par les bénédictins de Toumliline. Des causeries et conférences sur les sujets les plus divers sont organisées à leur intention par les moines diplômés en sciences ou littérature ; ils assistent aussi à des projections de films ou de documentaires. À aucun moment les moines n’ont voulu faire des chrétiens de ces jeunes. Le Fqih Ben Larbi el Alaoui, de la Qaraouiyine avaient rassuré les parents venus le consulter sur la conduite à tenir vis à vis des moines « Vous pouvez leur confier vos enfants, ils ne courent aucun danger, ces moines sont des hommes de Dieu ». Le Fqih Ben Larbi el Alaoui, qui longtemps avait craint la collusion de l’Église et des autorités du Protectorat, entretenait avec le Père Denis Martin une relation fondée sur une grande estime réciproque et il devient même le conseiller spirituel en matière d’Islam du Père Martin.
Les relations officielles d’abord limitées aux notables d’Azrou , s’étendent maintenant au-delà et sont souvent plus amicales que protocolaires. Le Pacha Si Bekkai aime venir à Toumliline et viendra même en août 1953, quelques mois seulement après l’installation des moines, avec le prince Moulay Hassan qui s’intéresse à l’œuvre des Bénédictins. À l’issue de sa visite, Moulay Hassan envisage de revenir, peut-être même avec son père, le sultan Mohammed ben Youssef ; signant le livre d’or il inscrit : « Tu verras que ceux qui sont les plus disposés à aimer les croyants, ce sont les hommes qui se déclarent chrétiens, parce qu’ils ont des prêtres et des moines exempts de tout orgueil ».
Les relations avec une partie des autorités françaises ne sont pas empreintes de la même confiance. Dans le courant de ce même été 1953, des prisonniers politiques, du parti de l’Istiqlal, surveillés par des goumiers travaillent, sous une chaleur accablante, à la construction d’une conduite d’eau entre Toumliline et Azrou. Le Père Denis Martin leur fait servir du thé à la menthe ainsi qu’à leurs gardiens. Le colonel commandant la région d’Azrou reproche ce geste de charité ou d’humanité au Père Abbé, accusant les moines de faire de la politique … sous l’influence du Père Peyriguère ! Le colonel demande au Père Abbé de cesser tout contact avec les prisonniers ce que le Père refuse : « Chaque fois que je rencontrerai des gens qui souffrent je les soulagerai et ce faisant je ne ferai pas de politique ».
Le colonel envoya les prisonniers dans la région de Zagora, pour qu’ils ne reviennent pas à Toumliline mais l’histoire du verre de thé fit rapidement le tour des prisons et des camps. Elle vaut au Prieur de Toumliline la visite reconnaissante d’anciens détenus et de leurs amis. Après le « thé de Toumliline » peu à peu le Monastère devient le lien entre les français libéraux et les nationalistes … ce qui n’était pas un choix délibéré au moment de la fondation.

Le monastère vers 1955.
Le 20 août 1953 le sultan Mohammed ben Youssef est renversé et exilé en Corse, puis à Madagascar. Les mois qui suivent sont marqués par des attentats contre les civils et les militaires français : fermes brûlées, explosions de bombes aux terrasses des cafés fréquentés par les européens, assassinats. Les autorités françaises répliquent par une répression meurtrière. Des centaines de Marocains sont arrêtés ou tués. Des Français se font aussi justice, organisant des groupes anti-terroristes qui s’en prennent même à des Français dits « libéraux », partisans de l’indépendance du Maroc. Malgré ce climat insurrectionnel et de vengeance, la confiance que la population berbère accorde aux moines n’est pas ébranlée et la vie continue, normale.
Certains jeunes étudiants viennent même se réfugier temporairement au Monastère : souvent membres de mouvements révolutionnaires clandestins ils échappent ainsi aux recherches de la police française ; parfois c’est aussi un moyen de se soustraire aux ordres qu’ils reçoivent de leurs chefs de cellules qui les obligent à commettre des actes qu’ils réprouvent : ils sont d’accord pour militer, distribuer des tracts, ou protéger des résistants sans pour autant vouloir aller poser des bombes, assassiner des colons français ou égorger des partisans du sultan Ben Arafa. Fidèles à leur principe de donner asile à qui le demande, sans avoir à commettre l’indiscrétion de demander le pourquoi, les moines acceptent au Monastère tous ceux qui sont venus frapper à leur porte, mais refusent qu’ils se livrent à des actions de propagande à l’intérieur ou qu’ils utilisent ce lieu pour préparer des actions terroristes.
En même temps les catholiques continuent à venir pour des retraites, des séminaires de réflexions et de prières, les pèlerinages du Lundi de Pentecôte, au cours desquels les moines insistent sur l’importance de la rencontre et de la compréhension entre les chrétiens et les musulmans.

Séminaire à Toumliline. Cliché issu du livre Toumliline.
Les émeutes au bidonville des Carrières centrales à Casablanca en décembre 1952 avec pour conséquence une répression « sévère » et la dissolution des partis politiques marocains d’opposition (Istiqlal, Parti démocratique de l’indépendance, Parti communiste marocain), puis la déposition du sultan le 20 août 1953, pendant les fêtes de l’Aïd el-Kébir, moment sacré pour les musulmans, provoquent les réactions d’intellectuels catholiques français autour de Robert Barrat, Louis Massignon, Ignace Lepp, François Mauriac, etc. et la publication dans le Figaro, La Croix, Témoignage chrétien ou Maroc-Monde de tribunes contre la politique de la Résidence. Ces évènements réveillent la conscience chrétienne au Maroc et sont le signal pour certains militants d’œuvrer au rapprochement entre chrétiens et musulmans, de réfléchir au concept de justice sociale et de fraternité humaine. Ils sont appuyés sur place dans leur démarche par des religieux ou des prêtres « nouveaux », arrivés de France après la guerre, mieux formés et davantage sensibilisés au rôle de l’église catholique en terre marocaine. Les moines de Toumliline, contribuent eux-aussi, à ce rapprochement : ils reçoivent des intellectuels marocains et français, des étudiants musulmans en théologie, des nationalistes et des français libéraux.
À partir d’août 1954, les relations entre le monastère et les Marocains évoluent. La tradition bénédictine d’ouvrir les portes du monastère à tous ceux qui frappent amène les moines à recevoir Paul Buttin, accompagné de Driss M’Hammedi. Buttin, avocat de Meknès, chrétien « engagé », partisan d’une indépendance progressivement réalisée, dans le respect des droits de la France et des Français du Maroc, est un ami du monastère depuis le début. Buttin est l’avocat de M’Hammedi, militant de l’Istiqlal arrêté à la suite d’une rafle et emprisonné début 1953. Il vient de bénéficier des mesures d’amnistie prises par le nouveau Résident général Francis Lacoste et veut rencontrer le Père Prieur de Toumliline, qu’il « connaît » depuis l’« épisode du thé à la menthe ». Il craint d’être de nouveau arrêté, car ses relations avec les autorités militaires de Meknès sont mauvaises et le Père Denis Martin promet de l’aider. Quelques jours après le Prieur Denis Martin est contacté par un officier français, au courant de cette rencontre, pour lui demander de dire à M’Hammedi de contacter la Résidence qui veut tenter d’établir de nouveaux rapports avec d’anciens prisonniers politiques. La rencontre sera organisée à Rabat où M’Hammedi pourra rester.
Dans la suite, le P. Denis revoit plusieurs fois Driss M’Hammedi qu’il considère comme un homme intelligent et ouvert et ils ont ensemble de nombreuses conversations sur la religion. Le P. Denis Martin , à l’initiative de Driss M’Hammedi, rencontre plus tard Mehdi Ben Barka, dans une réunion de prisonniers marocains récemment libérés ; il rencontre aussi Mohammed El Fassi, ainsi que le capitaine Mahjoubi Aherdane, un nationaliste berbère qui devait organiser l’Armée de Libération.
Lors d’une rencontre chez Ben Barka ce dernier demande au Père Denis de les aider dans leur démarche vers l’indépendance, en les mettant en rapport avec les catholiques ouverts à cette idée. Le Père Denis veut prendre le temps de la réflexion ; sa première démarche est d’aller trouver l’archevêque Mgr Lefèvre qui l’encourage à poursuivre ses démarches.
Le P. Denis organise alors plusieurs rencontres entre des colons, des catholiques libéraux, des nationalistes et des membres de l’Istiqlal, parmi lesquels Driss M’Hammedi, Medhi Ben Barka, Mohammed el Fassi, représentant de la tendance traditionaliste de l’Islam, Mahjoubi Aherdane, ancien officier de l’armée française, Le Père Denis joue souvent les intermédiaires entre les interlocuteurs, essayant d’exposer à chaque parti les difficultés de l’autre, leur recommandant d’éviter les remarques agressives pour garantir les meilleures chances de compréhension et de réussite. Ces réunions se poursuivent tout au long de 1955, et font dialoguer des français avec les principaux leaders nationalistes, ce qui est déjà considérable. Le P. Denis organise ces rencontres entre Français et Marocains, il est parfois présent, mais ne participe pas, en général, aux discussions. Il lui arrive de détourner la conversation lorsqu’il voit que le ton monte des deux côtés, mais à part cela, il se contente de garder pour lui ses réflexions. Par contre il s’exprime ouvertement devant les Français et leur expose la position de l’Église pour des cas tels que la demande d’indépendance des Marocains. Le principe était très clair : les peuples et les nations ont le droit de se gouverner eux-mêmes. C’est pourquoi ce n’est pas Toumliline qui va trop loin, mais les Français du Maroc qui n’ont pas bien le sens de la justice chrétienne, remarque qui reflète la position de l’archevêché, exprimée dans la lettre pastorale dont nous avons déjà parlée.

L’étoile « chérifienne » au plafond de l’ancienne chapelle. Cliché mai 2012
Fin août 1955, avec les émeutes de Oued-Zem où une centaine d’Européens sont massacrés, le Président du Conseil Edgar Faure fait un appel à la radio, convoquant 60 000 réservistes pour prendre du service au Maroc. Quand le P. Denis entend cet appel, et le sens qu’on lui donne, il comprend que cela pourrait être la fin de Toumliline si les moines susceptibles d’être incorporés comme réservistes prennent les armes contre les Marocains. Il rassemble la communauté et leur déclare qu’il s’opposera à la mobilisation de quiconque au monastère. Il va prendre immédiatement contact avec l’Archevêché et la Résidence. Le P. Denis échoue dans ses négociations avec la Résidence pour que les moines ne soient pas mobilisés. Il se rend alors à Paris au Ministère de la Guerre ; le ministre est absent car il participe à Aix-les-Bains au colloque entre le gouvernement français et les nationalistes marocains pour statuer sur le sort du Sultan Mohammed ben Youssef. Le P. Denis finit par obtenir un compromis : les moines se soumettront à la mobilisation, mais seront mobilisés dans leur monastère, et ce compromis est étendu à tout le clergé du Maroc.
Le 16 novembre 1955 le sultan Mohammed ben Youssef revient au Maroc et quelques mois plus tard l’indépendance du Maroc est proclamée. » Une partie de la liste du premier gouvernement marocain semble empruntée au livre d’or de Toumliline : Si Bekkaî, président du Conseil ; Driss M’Hammedi, ministre d’État puis de l’Intérieur, Mohammed el Fassi, ministre de l’Éducation nationale, Ben Barka, président de l’Assemblée consultative, Mahjoubi Aherdane, gouverneur de Rabat. » écrit Élisabeth des Allues. On voit le rôle important joué par le monastère de Toumliline et son Prieur pendant ces deux ou trois années qui ont conduit à l’indépendance du Maroc.
Le 2 mars 1956, le Maroc est officiellement indépendant, et depuis le 14 janvier 1956, le monastère de Toumliline était devenu indépendant à sa manière. « Ainsi jour après jour, les moines comprirent la mentalité des gens de la région, découvrant leurs aspirations, leurs inquiétudes, leurs engagements politiques en ce moment de l’évolution du Maroc et des aspirations à l’indépendance. C’est alors qu’ils comprirent de mieux en mieux qu’il leur fallait devenir autonomes, et ne plus dépendre d’En Calcat, et surtout évoluer sans attendre les décisions de la France ; les mentalités étant par trop différentes de part et d’autre de la Méditerranée. Ainsi le 14 Janvier 1956, le Monastère de Toumliline devient indépendant et le Père Denis Martin est nommé Prieur. Dorénavant, le Monastère devait s’autofinancer et se « recruter » sur place ; ce qui fut très difficile, car une partie de la communauté chrétienne commençait à partir ». Mgr Vincent LANDEL Archevêque de Rabat, le 10 Octobre 2015.

Accès à la chapelle. Mai 2012
Le succès des pèlerinages des lundis de Pentecôte, des rencontres informelles entre jeunes européens et marocains, chrétiens et musulmans à l’occasion des colonies de vacances qui ont installé leurs camps aux environs de Toumliline, décide le père Denis Martin à organiser des rencontres structurées, officielles entre les chrétiens et les musulmans. Le premier « Cours d’été » de Toumliline a lieu le 6 août 1956, sur le thème de « L’organisation de la Cité » : cent vingt participants de douze nationalités, huit cent cinquante invités musulmans, israélites, européens assistent à la séance d’ouverture et aux cinquante deux conférences données pendant les trois semaines que dura la session. Ce premier « Cours d’été » se déroule sous les auspices des ministres marocains, de l’évêque, des représentants de la France et de nombreux diplomates étrangers en poste au Maroc. « Parmi les auditeurs se trouvent Ahmed Balafrej, ministre des Affaires étrangères, Mohammed el Fassi, ministre de l’Éducation, Driss M’hammedi, ministre de l’Intérieur. Mahjoubi Aherdane, gouverneur de Rabat, Mehdi Ben Barka et bien d’autres personnalités. Du côté des conférenciers, la diversité est grande : Olivier Lacombe, Henri Laoust, Louis Gardet, Louis Massignon, le docteur Aujoulat, le R.P. Daniélou pour la France ; Mgr Journet, le P. Cottier pour la Suisse ; M. Mushin Mahdi, professeur à Bagdad ; Mme Schluter Herkmes, d’Allemagne fédérale. Enfin pour le Maroc : le Fqih Ben Larbi el Alaoui, ministre conseiller de la Couronne, Mme Fatima Hassar, dirigeante du Parti féminin de l’Istiqlal, le docteur Faraj, ministre de la Santé, Mlle Naîma Khatib, etc. » Élisabeth des Allues. Les conférences alternent avec des discussions, des manifestations folkloriques improvisées, des récitations de poèmes et des excursions dans l’Atlas ou dans le Sud marocain.
Sa Majesté Mohammed V tient à recevoir en personne, à Rabat, le 29 août 1956, une délégation des congressistes pour les remercier et les féliciter. Au cours de la cérémonie de réception, le Roi souligna le grand intérêt de ce genre de rencontres confessionnelles : « Nous avons toujours préconisé un rapprochement entre les religions et les races par des échanges de vue et une collaboration dans une recherche basée sur la raison » Baida et Feroldi.
Le public pendant les conférences et discussion en petits groupes. Clichés issus du livre Toumliline
À la veille du départ, les congressistes sont reçus à l’Ambassade de France et sont aussi les hôtes de Si Bekkaï, président du Conseil. Ministres, conseillers de la Couronne, membres de la famille royale, diplomates étrangers, représentants des Français du Maroc envisagent déjà un nouveau « Cours d’été » pour 1957. L’initiative du Prieur de Toumliline, avec le soutien des autorités marocaines, a parfaitement réussi.
En 1957, c’est sur la suggestion du Prince Moulay Hassan que les Bénédictins organisent le cours d’été sur le thème de l’éducation avec le soutien affirmé de Si Bekkaï et Ahmed Balafrej : deux cent cinquante personnes, parmi lesquelles la Princesse Lalla Aîcha, Medhi ben Barka , le docteur Benhima et plusieurs ministres participent aux débats ; plus d’une vingtaine de nations sont représentées par des conférenciers de haute valeur. L’allocution de bienvenue est prononcée par le Prince Moulay Hassan. La Princesse Lalla Aîcha prononce un discours sur l’émancipation de la femme et le port du voile ; d’autres débattent sur le colonialisme, la laïcité, les religions face au marxisme, l’Islam etc.
À propos de ces réunions, Jean Lacouture écrit dans le Monde : « Étrange et plaisante rencontre de shorts et de soutanes, de robes claires et de djellabas, de blue-jeans, de chapeaux de paille et de tarbouches … Quel festival pourtant, ou quel congrès permettrait d’entendre tour à tour, comme ici, un professeur de philosophie japonais chanter d’une admirable voix de ténor la complainte d’un samouraï blessé ; une troupe canadienne jouer en français une farce espagnole, en compagnie des Marocains ; une princesse royale présider un débat et une demi douzaine de professeurs de philosophie américains reprendre en chœur, dans une palmeraie du Sud marocain, les mélodies du Far-West au cœur de la nuit, devant un public de nomades médusés ».

Toumliline le camp : les chalets où sont logés les étudiants et certains participants aux rencontres.
On s’interroge sur comment pérenniser ces sessions d’été : faut-il renouveler la formule et privilégier des petits séminaires plus courts, au lieu d’une session de trois semaines ? Le choix des thèmes commence lui aussi à poser question : traiter de sujet généraux pour un vaste public ou réunir des petits groupes de « chercheurs » pour évoquer des solutions aux problèmes qui se posent ; comment conserver la liberté et l’aisance dans les rapports entre participants qui permettent les rencontres les plus inattendues ?
En 1958, les séminaires sont consacrés à l’étude de la commune, de la communauté de base (statut personnel et familial), à l’enseignement au Maroc. En 1959, les thèmes des débats tournent autour du développement économique des pays pré-industrialisés, de la modernisation des pays devenus récemment indépendants, de leurs rapports avec les pays industrialisés, des formes de l’assistance technique étrangère, des rapports de la technique et de l’humanisme, du rôle des syndicats dans les pays musulmans contemporains. Au début des années soixante les « Cours d’été » sont plus discrets, la fréquentation des jeunes marocains est moindre ; les moines ne veulent pas imposer leurs services ou rendre leur présence gênante ; des tensions politiques entre les divers courants nationalistes et la monarchie apparaissent ; les sessions se poursuivirent alors en comité plus restreint, sans la présence d’officiels, jusqu’en 1964, où le dernier cours se tient sur le thème de la « Coopération internationale ».
Le 23 Janvier 1968, « le Caïd, sur l’ordre du Gouverneur de la Province, demanda de remettre les enfants à leurs parents, et demanda de ne plus accueillir de jeunes marocains au Monastère ». Le service de l’Internat se finissait donc ; et après un entretien, plus tard, avec M.Bargach, Ministre des Habous, on pouvait comprendre qu’il y avait crainte de prosélytisme, en assimilant les moines à certaines sectes. (Mgr Vincent Landel. Octobre 2015).
Dans la revue Zamane, Nina Kozlowski écrit en avril 2016 : « … L’euphorie de l’Indépendance a laissé la place à une lutte politique sans merci. Le temps n’est plus à l’union humaniste ni aux bavardages philosophiques sur l’avenir du jeune État marocain. Certains racontent même que plusieurs membres de l’Istiqlal se sont opposés à l’existence même du monastère de Toumliline, en surfant sur la peur du prosélytisme ».
Les autorités demandent aux Bénédictins de changer de lieu en évitant la zone berbère. « Il est important de prendre acte que durant ces années, c’était la présence en monde berbère qui posait problème ; et au moment où la décision était prise de partir, Sa Majesté était prête à offrir aux moines une propriété de même superficie que celles qu’ils voulaient quitter, là où ils voudraient au nord ou au sud, loin ou près d’une grande ville de leur choix ; mais le Père Denis avait refusé, la décision était prise ». Mgr Landel 2015.
Les moines préfèrent alors quitter le Maroc et le monastère ferme ses portes en 1968.

Esprit es-tu (encore) là ? Cliché de mai 2012
Ouvrages consultés :
– Toumliline : À la recherche de Dieu au service de l’Afrique. Elisabeth des Allues. Éditions du Cerf 1961
– Toumliline : Collectif. Livre de photos. 1959
– Benedictine and Moor : A christian adventure in moslem Morocco. Peter Beach et William Dunphy. 1960
– Présence chrétienne au Maroc Jamaâ Baida et Vincent Feroldi. Éditions et Impressions Bouregreg 2005
– L’esprit de Toumliline. Revue Zamane. Avril 2016
– Le Père Albert Peyriguère « L’ermite d’El Kbab » Georges Michel. Encyclopédie du Mouvement national de la Résistance et de l’Armée de Libération du Maroc. 2013
– Église du Maroc. Quelques directives. Mgr Louis-Amédée Lefèvre. Éditions Faits et gestes. 1957
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