Image à la une : le quartier du Keddan, détail d’un plan de Fès de 1938. Au centre, en haut Bab Sidi Bou Jida ; en bas, Bab Ftouh ; à droite, au centre Bab Khoukha ; à gauche et qui limite le quartier l’oued Boukhareb.
J’ai retrouvé ce texte de Maurice Neny, publié en juillet 1951 dans le « Courrier du Maroc ». Il nous propose une biographie succincte d’un certain nombre de saints personnages de l’Islam ayant tenu école à Fès.
Le Keddan, ainsi nommé à cause d’un bastion qu’y fit construire l’Émir Zénète Fotouh, bastion dont il ne reste aucune trace, est le quartier le plus septentrional de la rive des Andalous. Accolé à ceux de Fekharine, quartier des potiers, populaire et verdoyant et de Remilah qui recèle un nombre considérable de mausolées et abrite, lui aussi, une population assez humble, « il est constitué, dans sa plus grande partie par ce nez indiscret qui semble flairer les pentes du Zalagh ».
« Habité par de grandes familles et quelques bourgeois cossus, il s’est longtemps préservé, de l’agitation et de la crasse que suscite et produit l’implantation de l’artisanat et du négoce. Mieux, il semble avoir conservé de sa très ancienne origine, un cachet particulier, fleurant bon le terroir semi berbère. On y respire un tout autre air que sur les pentes hautaines de la rive gauche. Il semble que la cupidité et les passions viennent buter contre ses limites. Dans un calme parfait on y goûte la vie, en sage d’une autre époque ».
Il n’est pas étonnant que les ambassades, en dépit de son éloignement du Palais, l’aient élu pour résidence au début du XXème siècle. Selon René Leclerc « Le Maroc septentrional » les consulats d’Allemagne et de Grande-Bretagne se trouvaient en 1904 dans le quartier de Bab Sidi Bou Jida, aux abords de l’ancienne Bab Beni Msâfer. Roger Le Tourneau « Fès avant le Protectorat » écrit qu’en 1911, le lieutenant Justinard, M. Biarnay et M. Tranchant de Lunel habitaient le quartier du Keddan, entre Bab Ftouh et Bab Sidi Bou Jida. (Justinard est l’auteur entre autres de deux manuels d’apprentissage de deux variantes de langues amazigh, la tachelhit (1914) et la tarifit (1926) ; c’est son ami Samuel Biarnay, berbérisant reconnu qui a contribué à lui faire aimer la langue chleuh – Biarnay sera en 1915 vice-président du Comité d’Études berbères mis en place par Lyautey -).
Quoi d’étonnant également à ce que de célèbres et saints personnages de l’Islam aient choisi, au cours des siècles, le Keddan pour lieu de leurs méditations et assise de leurs écoles ?
Voici quelques notes hâtives, fournies par la tradition, d’autres sources et surtout le précieux « Souiouat Enfas » sur la biographie de quelques-uns de ces saints personnages (la plupart y sont enterrés) et sur la vénérable Mosquée des Chioukh, le premier sanctuaire de l’Islam à Fès.
La mosquée En Nouar ou Achiak (Mosquée de la fleur ou des chefs)
Ce sanctuaire est bâti sur l’emplacement du camp, entouré d’une palissade de bois, qu’installa ldriss II en 808 et où il résida pendant un an avant de se transporter sur la rive gauche. Il est probable qu’il fut et resta le siège de la Djemaâ des Berbères de confessions diverses qui habitaient la rive droite de l’Oued Fès.
On y fit le prône du vendredi, la khotba jusqu’en 933.
Par déférence pour le grand souvenir qu’il rappelait, on le laissa, sans restauration, jusqu’en 1208. À cette époque il tombait en ruines et fut relevé, sur l’intervention du fils de Sidi Bou Median, par l’almohade Mohamed Nasir Li Din Allah qui venait de parfaire l’agrandissement et l’ornementation de la mosquée des Andalous.
La construction actuelle a été réalisée par les sultans alaouites. Dans son enceinte ne sont enterrés que les chorfa idrissites.
Abbou El Hassan Sidi Ali El Hajjam
On ignore la date de sa naissance. Il mourut en 1132 de l’Hégire donc en 1719 de notre ère, sous le règne de Moulay Ismaël.
C’était un cheikh souffi de grand renom qui avait reçu la tariqua de Sidi Ahmed Soussi El Marrakchi. Il prêchait dans cette zaouïa. Il y est enterré sous la grande koubba.
Pendant une affreuse disette, il sollicita d’un notable une invitation à souper. « J’accepte avec joie de te recevoir lui répondit celui-ci mais à la condition formelle que tu n’amènes avec toi que trois ou quatre personnes car les temps sont durs, hélas, et les vivres sont rares ».
Je me permets de rappeler ici que le code des civilités marocaines laisse à un invité toute latitude pour s’adjoindre autant de compagnons qu’il le désire. Il appartient donc à qui reçoit de prévoir, en toutes circonstances, un repas suffisamment copieux pour satisfaire l’appétit à un nombre indéterminé de convives.
Mais l’occurrence était exceptionnelle et l’hôte fut consterné de voir, à la suite du cheikh, se presser à la porte de sa demeure, la foule considérable de ses disciples. Il reprocha à Abbou El Hassan de l’avoir mis, délibérément, dans une situation humiliante. « N’aies aucune crainte, lui répondit celui-ci, ce que tu as préparé suffira largement » et il ordonna que l’on couvrit d’un voile les apprêts du repas. Au moment du service, il tint à disposer lui-même le couscous et la garniture de viande et de sauce dans un vaste plat. L’assistance prit place autour de ce plat et, prodige, tous furent copieusement rassasiés bien avant que tout ne soit consommé.
Son pouvoir d’intercession auprès de Dieu était grand et il obtint pour Sidi Ahmed Ben Chekroun la grâce d’avoir une progéniture de lettrés. Sidi Abd El Kader, l’un des descendants de cet homme comblé fut d’ailleurs un cadi de grand savoir. Fort honoré, on l’enterra dans le sanctuaire de Moulay Idriss.
El Faquir Sidi El Hadj Messaoud El Marrakchi
Ce saint personnage est enterré au centre de la cour de la Zaouïa de Sidi Ali Hajjam dont il avait été le disciple soixante ans auparavant. C’était un ouvrier tisserand doué d’une prodigieuse mémoire qui lui permettait de retenir fidèlement les citations pieuses et d’une sensibilité extrême car il fondait en larmes et s’évanouissait souvent pendant les prières.
Il reçut la tariqua de Sidi Ahmed El Soussi El Marrakchi et se dévoua à la personne de Sidi Ali ben Azzouz Zerouali.
Il mourut en 1193 de l’Hégire c’est à dire en 1778 de notre ère. Pendant que son entourage procédait à sa toilette funéraire, il ouvrit miraculeusement les yeux, sourit et bâilla.
Sidi Azizi El Knïït
Abou Abdallah Sidi Hadj Mohamed Zazi, mieux connu sous le nom de Sidi Azizi El Knïït est enterré à droite dans la Zaouïa de Sidi Ali El Hajjam.
C’était un ouvrier tanneur. Comme beaucoup d’artisans du vieux Maroc, il fut attiré par la mystique et, répudiant autant que faire se peut, ses obligations professionnelles, rechercha la compagnie des illuminés de Sidi Abou Ayed El Jeloudi et de Sidi Ali Ben Naceur Oughiagli notamment. Avec eux il mangeait et fumait du haschich sans souci de la réprobation publique et des reproches de son frère El Razzi.
Sur les conseils du cheikh Sidi Taïb El Ouazzani, il entreprit le pèlerinage et rencontra en Égypte, le cheikh Mohamed Kichk Kaïri qui lui transmit, sous certaines conditions, la tariqua. Revenu à Fès, il fit des prédictions qui se réalisèrent et accomplit des miracles qui consacrèrent sa renommée.
Il mourut à la fin de Kaada 1196 de l’Hégire donc en 1781 après J.- C. On lui fit, ainsi qu’il l’avait demandé, des funérailles bruyantes. Il fut porté en terre au son des tambourins qui accompagnaient la ferveur de grandes prières récitées à haute voix.
Sidi Bou Jida
Abou Nohr Abou Jida ben Ahmed, juriste et anachorète est l’un des plus grands saints de Fès.
On connaît mal son ascendance et pas du tout la date de sa naissance. Le « Charaf Taalib » – l’honneur des étudiants – d’Abel Khalib le donne comme étant le fils d’Ahmed Liazfrini et un panneau de bois sculpté répète, devant son tombeau, ce nom avec une variante. On y peut lire, en effet, Abou Jida Ben Ahmed Liznetni. Il serait arrivé à Fès aux environs de l’an 360 de l’Hégire, c’est à dire vers 970, à l’époque zénète, en ces temps troublés où les Fatimides tentaient de s’implanter dans le nord du Maroc et où la ville étaient aux mains des gouverneurs Beni-Ifren et Maghraoua, alliés le plus souvent aux émirs de Cordoue. C’est lui qui aurait défendu les habitants de Fès, lors d’une enquête de Mansour ben Abi Amir, régent d’Espagne, sur la situation juridique de leurs propriétés foncières. Ils n’en furent point dépossédés, parce que, affirma Bou Jida, ils n’avaient pas été vaincus, ni ne s’étaient soumis, mais avaient embrassé spontanément l’Islam.
Avec Darass ben Ismail, décédé en 367 H., il introduisit le malékisme au Maroc, bien qu’auteur d’un recueil de modèles d’actes rédigés selon le rite chaféite (ou shâfiiste).
C’était certainement un moraliste prude et l’on ne manqua point par crainte d’un blâme, de séparer les femmes des hommes, dans la foule accourue pour le recevoir au retour d’un voyage en Orient. Il en montra de la satisfaction et prédit aux dames de Fès qu’elles ne travailleraient désormais plus seules à leurs besognes et ne manqueraient jamais de servantes. Je n’étonnerai personne en affirmant que cette prophétie s’est effectivement réalisée.
La tradition populaire le vénère grandement et lui prête de nombreux miracles. Un souhait exprimé dans sa zaouïa pendant quatre mercredis consécutifs est toujours exaucé. Ces visites à son tombeau ont également pour effet de développer la mémoire. Aussi les étudiants à qui cette faculté est particulièrement nécessaire, ont coutume de lui rendre ce jour-là de pieux devoirs.
Le sanctuaire que l’on peut actuellement contempler a été restauré par Moulay Abdel Aziz. Dans son enceinte sont enterrés beaucoup d’oulémas et de saints personnages.
Sidi Bou Median
Près de Bab Beni Msâfer, dans une zaouïa qui flanque une placette romantique à souhait, enseigna le célèbre cheikh Abou Médian Chouaib ben Hoseïn El Antari El Andalousi, enterré à Tlemcen et grandement vénéré dans tout l’Islam.
Il serait né et aurait été élevé à Béjaïa et aurait suivi à Fès l’enseignement de Sidi Harazem. Il eut de très nombreux disciples dont plus de mille vécurent en renom de sainteté. L’un d’eux, Bel Arabi l’appelle d’ailleurs le Sultan des Saints. Il était très versé dans la Charia – la loi coranique- et la Akhiqua, la mystique.
On raconte qu’après avoir fait retraite pendant un an, dans sa maison, il ne se décida à sortir que sur les sollicitations instantes de son entourage. Mais dès qu’il parut sur le seuil de sa porte, tous les moineaux du voisinage s’envolèrent. « Ceci est le signe, dit-il, que ma présence ne peut vous être d’aucune utilité » et il s’enferma de nouveau. Mais ses disciples, obstinés, revinrent à la charge et cette fois les moineaux s’assemblèrent en une masse si compacte qu’ils se frappèrent mutuellement de coups d’ailes et que beaucoup périrent. Alors il n’hésita plus à reprendre ses prédications.
On peut aussi rappeler l’épisode de son ravissement qui concrétise, à mon sens, de façon saisissante, l’attitude faite, à la fois de soumission totale et d’entière confiance du fidèle d’Islam devant Dieu : « Voilà ce que vous m’avez donné et voilà ce que vous avez prescrit. Comment pouvez-vous m’interroger, ô Vous, qui êtes la source de toutes choses ? N’ai-je point agi selon mon cœur ? » répondit-il à Dieu qui, lui montrant l’accumulation de ses bonnes et de ses mauvaises actions, le sommait de se justifier.
Retourné à Béjaïa, il y reste jusqu’à ce que le rappelle Abou Yacoub Youssef Mansour. Tombé malade lors de son passage à Tlemcen, il y mourut. C’était en 564 de l’Hégire donc en 1168 de notre ère.
Il avait reçu la tariqua du cheikh El Ouladj Mohamed Dekak de Sigil Massa dont il portait la « moqaa », la bénéfique jellaba rapiécée.
C’est dans cette zaouïa, proche de Bab Beni Mssfer que les Algériens venus à Fès après la conquête de 1830, les « Mohajirin » les émigrants pour la foi se réunissaient avant le protectorat pour élire leur « nakib », véritable caïd qui les représentait auprès du Sultan. La tradition populaire a conservé le souvenir des sérieuses échauffourées qui mettaient bien souvent aux prises les classes diverses de cette communauté lors de ces élections.
Sidi Ali Djemel
Sidi Ali ben Abderraman Charif Hassani Drissi El Amrani, de la branche des Beni Amran d’Ouezzan fut appelé « Djemel » parce qu’il avait un jour réussi à désencombrer, par sa puissance mentale, une rue passante, d’un chameau rétif qui s’y était baraqué et obstruait la circulation. Ce surnom populaire, assez désobligeant, trouva contrepartie élogieuse dans l’opinion des anges qui entre eux, désignaient Sidi Ali sous l’appellation « Djâmal » – la beauté.
Fonctionnaire du Maghzen, il dut émigrer en Tunisie pour échapper aux mesures cruelles que prit à l’encontre de la population de Fès et plus particulièrement des chorfa idrissites, le Sultan alaouite Moulay Abdallah, fils de Moulay Ismaël. Il semble pourtant être revenu à Ouezzan en 1741, l’année même du troisième retour au pouvoir de son persécuteur et avoir pris contact avec Moulay Taïeb El Ouazzani qui le renvoya à Fès pour compléter ses études auprès du cheikh soufi Abou Abdallah Guessous puis de Sidi Larbi ben Ahmed Maa’n Al Andalousi dans l’entourage duquel il vécut pendant seize ans.
Il mendiait sans obséquiosité, portait le plus souvent des habits confortables et se chaussait à l’instar des femmes de cherbils somptueusement brodés ou bien ne revêtait que quelques guenilles et marchait pieds nus.
Sa science était très étendue et il avait coutume de répondre longuement aux questions qu’on lui posait. Il entrait facilement en communication mystique avec le Prophète qu’il voyait entouré de ses dix plus chers compagnons.
Contre remise d’un dirham, il assurait la sécurité des voyageurs et l’usage se généralisa bientôt d’acquérir sa protection avant de franchir les portes de la ville. On rapporte qu’ayant été un jour, frustré de la redevance due pour l’un des chameaux d’une caravane, ce chameau fut enlevé par des voleurs.
Il connaissait 24 des secrets de la Sagesse, si précieux qu’un seul d’entre eux pouvait porter à un rang social élevé le plus pauvre des hommes. Pourtant il ne cessa jamais de mendier.
Il serait mort à Fès le 1er Rabia 1194 c’est à dire en l’an 1780, âgé de 105 ans. Certains auteurs prétendent même que c’est dans sa 110ème année qu’il engendra Sidi Mohamed Chérif.
En février 1954, Maurice Neny et Si Mohamed Berdellah ont proposé aux « Amis de Fès » une conférence-promenade sur la rive des Andalous pour visiter les lieux où ont vécu et médité ces célèbres et saints personnages de l’Islam.