Image à la une : la plage de Moulay Bousselham vers 1950

Si nous nous éloignons dans cet article de « l’ombre du Zalagh » nous ne quittons pas les Fasis pour autant : en effet Moulay Bousselham (orthographe usuelle actuellement) est la plage des Fasis sur l’Atlantique et certains d’entre eux connaissent peut-être mieux cette cité aujourd’hui à près de 300 kilomètres de Fès par l’autoroute que Bahlil ou Sefrou à moins de 30 kilomètres de Fès !!

Avant d’aller mettre les pieds dans l’eau, intéressons-nous à l’histoire du marabout qui lui a donné son nom. Auguste Mouliéras dans Le Maroc inconnu, étude géographique et sociologique. Exploration des Djebala (Maroc septentrional), édité par J. André (Paris) en 1895, évoque la curieuse histoire du marabout.

Auguste Mouliéras a, en fait, découvert le Maroc … par procuration : il est à l’époque professeur de langue et de littérature arabes à Oran. Il a toujours souhaité explorer le Maroc pour faire connaître le pays, terre encore à peu près inconnue, à ses concitoyens et aux politiques ; il considère que pour pénétrer dans le Maroc et l’explorer dans ses moindres recoins, il faut être capable de parler l’arabe aussi bien que sa langue maternelle, savoir le Coran par cœur et être capable de le psalmodier selon les règles, faire des conférences ou des prêches dans les mosquées, diriger des prières publiques, etc. Outre une connaissance sérieuse de l’arabe, il est souhaitable de posséder une bonne pratique d’au moins un dialecte berbère. On remarquera que Charles de Foucauld a « reconnu » le Maroc, déguisé en rabbin, sans parler beaucoup l’arabe, entre 1883 et 1884, et son ouvrage « Reconnaissance au Maroc » lui a valu en 1885 la médaille d’or de la Société de Géographie, ce que Mouliéras ne doit pas ignorer.

Sa naissance à Tlemcen où il passe son enfance, ses études, son parcours professionnel (il est également interprète) lui donne une parfaite maitrise de l’arabe « littéraire », de l’arabe « vulgaire » et du berbère ; il a approfondi ses connaissances sur les hommes et les choses chérifiennes  mais au moment où il se sent prêt à obtenir une mission pour réaliser son objectif d’explorer le Maroc, il se rend compte qu’il n’a aucun « protecteur » parisien influent pour favoriser ce voyage. Constatant « l’irréparable faute » qu’il avait commise en omettant de trouver des soutiens politiques et financiers pour faciliter son expédition il abandonne le projet d’explorer lui même le Maroc et décide de faire connaître le pays grâce aux révélations des Marocains eux-mêmes et de voyageurs musulmans. Il confie à un de ses amis musulman algérien le soin de « dénicher » la personne qui pourrait, à sa place, découvrir le Maroc. C’est ainsi qu’il fait connaissance de Mohammed ben T’ayyéb une sorte de « taleb déguenillé, à l’allure de derviche un peu timbré, prétendant connaître le Maroc à fond ».

T’ayyéb, originaire de Bougie, avait depuis l’âge d’une douzaine d’années et pendant 20 ans mené la vie d’un étudiant vagabond au Maroc. Son triple caractère de mendiant, de taleb et de derviche lui avait permis de voir de très près toute la vie marocaine. C’est pour Mouliéras l’homme de la situation, celui qui pourrait faire pour lui l’exploration qu’il ne pouvait (ou ne voulait ?) pas faire. Après une série d’interrogations et de réponses, la vérification après recoupement du récit fait par T’ayyeb de ses précédents périples au Maroc, Mouliéras lui confie, en 1894, la mission d’explorer le Maroc avec un arrêt plus prolongé chez les Djebala. Le récit recueilli de ce voyage sera oral, car T’ayyéb ne voulait rien écrire : Mouliéras devra « interroger et écrire, interroger sans trêve et écrire toujours ».

Après avoir passé quelques jours à El-Araïch (Larache), notre taleb « explorateur » rencontre un mendiant aveugle qui demande l’aumône au nom de Moulay Bou-Sélham, ce qui lui donne l’idée de faire route au sud, vers le mausolée de Moulay Bou-Sélham. Voici ce qu’écrit Mouliéras, rapportant les propos de Mohammed ben T’ayyéb :

Au grand jour, il trouva le moyen de retourner au tombeau de Moulay Bou-Sélham et de l’examiner à loisir. Un petit mausolée, dépassant à peine le niveau des sables qui l’ensevelissent peu à peu, excepté du côté de la porte où se creuse une tranchée permettant d’y entrer, telle est la dernière demeure de « l’homme au burnous ». À l’intérieur, on se rend mieux compte de la hauteur des murs et des dimensions de l’édifice que domine une assez grande coupole. À l’Est, et un peu plus loin, quatre autres petits dômes abritent eux aussi des cendres vénérées, des saints de second ordre, les satellites de Bou-Sélham. Du côté du couchant coule un oued qui se déverse dans l’Océan, très près des mausolées. Cet oued est petit, quoique près de son embouchure il soit assez large et assez profond pour n’être traversé qu’en bac. Il s’appelle Oued Lélla Mimouna Thagnaout, du nom de la sainte musulmane qui a son mausolée en face de celui de Moulay Bou-Sélham, sur l’autre rive de l’oued, à l’Ouest. Près de la coupole de Lélla Mimouna s’élève la Koubba de Sidi Ali el Teyyar (le voleur) ainsi appelé parce qu’il imitait les oiseaux en fendant les airs comme eux.

Historiquement, Moulay Bou-Sélham ne laisse pas que d’être un personnage fort intéressant. Voyons d’abord la légende locale, elle nous donnera peut-être la clé du mystère.

Les tolba racontent que ce saint s’appelait, de son vrai nom, Abou-Yazid El-Maceri (l’égyptien). Il dut son sobriquet de Bou-Sélham (l’homme au burnous), à ce vêtement de l’Est, qu’il portait en dépit de la coutume des Marocains qui mettent presque tous la djellaba et jamais le burnous. Égyptien d’origine, Bou-Sélham était parti des bords du Nil, à pied, son grand manteau sur le dos, recevant la charité et l’hospitalité musulmanes tout le long du rivage méditerranéen, le cap invariablement fixé sur le Maroc. Le Rif ne lui plaisant guère, il arriva sur le rivage de l’Océan. Parvenu à l’endroit où se trouve aujourd’hui son mausolée, il y installa ses pénates, en fit son oratoire de prédilection et y adora Dieu jusqu’à sa mort.

Cette tradition populaire se rapproche un peu d’un passage que j’ai découvert fortuitement dans le Kitab-el-Istikça, tome 1er, page 84, ligne 18 et suivantes. Je traduis : « À cette époque (l’an 344 de l’Hégire soit 955-956 de J.-C.), vivait le cheikh Abou-Saïd El-Maceri, très connu sous le nom de Abou-Sélhama. C’est un des plus grands saints du Maghreb. Son célèbre mausolée, situé à Mechrâ el-H’odhr (le carrefour des citadins), sur le bord de la mer, est surmonté d’une coupole admirablement construite, artistement sculptée et peinte, aux carreaux de faïence multicolores. Dans sa Mirat el-Mah’sin, Abou-Abdallah Mouh’ammed el-Arbi el-Fasi s’exprime ainsi : « sur la tombe du cheikh Abou-Sélhama, du côté de la tête, il y avait une planchette dorée portant cette inscription : Voici les trois tombeaux parmi lesquels le Dieu Très-Haut a caché celui d’Abou-Saïd, dit Abou-Sélhama, dont le décès eut lieu un peu après l’année 340 ». Et Abou-Abdallah ajoute : « Ensuite les Chrétiens descendirent là une fois ; ils enlevèrent la planche et l’emportèrent ». Il dit encore : « Le surplus de l’année 340 était indiqué sur la planche, mais je l’ai oublié. Dans tous les cas, c’était un chiffre qui ne dépassait pas le nombre 7, et le Dieu Très-Haut est le mieux renseigné ».

D’après ce texte, Bou-Sélhama serait mort en 347 au maximum (958-959 de J.-C.). Il importe de savoir maintenant si ce Bou-Sélhama est le même personnage que Bou-Shélam, et dans ce cas pour quelle raison son nom a été modifié. Le peuple, lui, ne connaît que Bou-Sélham. D’ailleurs l’auteur du Kitab-el-Istikça mentionne également le tombeau de cheikh Bou-Sélham près duquel, dit-il, les Chrétiens mirent à mort un des plus fermes champions de l’Islam, le valeureux Abou-Abd-Allah Mohammed El -Kaçri, vers la fin du XVIème siècle de notre ère (el-Istikça, tome 2, page 156). Bou-Sélham et Bou-Sélhama font-ils un seul et même individu ? Je n’ose l’affirmer.

Au double point de vue de la géographie physique et comparée, le géographe Tissot est très affirmatif quand il parle de la pointe de Moula Bou Sélham, qu’il identifie à l’antique cité phénicienne, Mulelacha, « localité, dit-il, qui offrait dans l’antiquité et jusque dans le moyen-âge un des ports les plus vastes et les plus sûrs du littoral maurétanien ». Ce port était constitué en effet par la Merdja-t-Ez-Zerga (le Marais bleu), vaste lagune dans laquelle l’Oued Drader se déverse encore de nos jours (et qui pourrait être l’Oued Lélla Mimouna Thagnaout cité plus haut). « Très profonde et parfaitement abritée, la Merdja-t-Ez-Zerga formait autrefois un golfe intérieur et c’est ainsi que la représentent les anciens portulans (Cartes de navigation). Ce n’est qu’à une date relativement récente que les sables, en s’accumulant dans la coupure qui communique avec l’Océan, ont formé une barre qui ne permet plus aux bâtiments de pénétrer dans la lagune tout en offrant encore assez de profondeur pour rendre le passage également impraticable aux caravanes qui suivent le littoral.

Qui peut dire si les générations de l’avenir n’utiliseront pas ce grand bassin de la Zerga, si elles n’en referont pas ce qu’il était à l’origine, un des ports les plus vastes et les plus sûrs du littoral maurétanien ?

Dominant l’Océan de 76 mètres de hauteur, la pointe de Moulay Bou-Sélham plonge dans l’estuaire de la Zerga, par une série d’escarpements formés d’un tuf calcaire et détache, dans la direction du Sud-Est, une arête rocheuse qui fait saillie dans le bassin de la lagune. L’extrémité de cette plate-forme allongée est couverte de ruines qui présentent les mêmes caractères que l’enceinte méridionale de Lixus. Situées à dix minutes environ de la colline de Moulay Bou-Sélham, ces ruines représentent très vraisemblablement l’ancien port de Mulelacha. Quant à la ville elle-même, elle devait occuper le sommet et les pentes occidentales de la colline. Il n’en reste aujourd’hui aucun vestige apparent : les derniers débris ont dû disparaître sous les sables auxquels la piété musulmane dispute à grande peine, chaque année, le sanctuaire tout particulièrement vénéré de Moulay Bou-Sélham.

Après un court séjour dans le petit douar de cinq ou six tentes proche du mausolée de Moulay Bou-Sélham et où les habitants ne lui avaient pas réservé un accueil chaleureux en répondant à sa demande d’hospitalité par cette formule « l’alouette est plus petite que toi, et pourtant elle couche bien dehors », Mohammed ben T’ayyéb poursuivit sa mission  vers le Sud en direction de l’embouchure du Sebou.

Je signalerai pour terminer une légende populaire qui explique la formation de la Merdja-t-Ez-Zerga d’une façon moins scientifique, mais plus romanesque, que celle du géographe Tissot cité par Mouliéras.

Moulay Bou-Sélham, dès le premier instant de son arrivée à l’endroit même où se trouve maintenant l’estuaire de la Merdja, se mit à faire ses ablutions dans la mer. Témoin du fait, un saint de la contrée, Sidi Ali el Teyyar, interpella l’étranger d’un ton méprisant et goguenard : « Hé ! l’homme, tu es certainement un individu de rien du tout ! tandis que moi, quand je veux faire mes ablutions, les vagues de l’Océan viennent elles-mêmes me nettoyer ». Humilié, furieux, Bou-Sélham se leva et répondit : « Puisque tu parles ainsi, je jure que la mer, par la force et la puissance de Dieu, remontera jusqu’à Fès et que les filles des citadins (bnèt el H’odhr) viendront s’y laver ! ». Gravissant la côte en traînant son bâton sur le sol, Bou-Sélham s’avançait sur la plage aride ; au fur et à mesure qu’il marchait, les eaux de l’Océan se précipitaient sur ses pas, et l’on vit bientôt les flots salés se ruer dans la dépression que forme le bassin actuel de la Merdja. C’est alors qu’une sainte femme, Lélla Mimouna Thagnaout, se tournant du côté de la cité de Moulay Idris, fit avec la main des signaux désespérés. Aussitôt, deux belles dames de la ville de Fès se présentèrent et descendirent dans le lac où elles se baignèrent. « Arrête ! Bou-Sélham, cria Mimouna à l’Égyptien. Vois ! Ton serment s’est réalisé puisque les filles des citadins font  leurs ablutions dans la mer ». Bou-Sélham s’arrêta et l’Océan n’alla pas plus loin. Ce fut après ce miracle que la Merdja reçut le surnom de Mechrâ el H’odhr (le carrefour des citadins).

Les « deux belles dames de la ville de Fès » , ravies de leur escapade et de leur baignade dans l’Océan, sont certainement revenues avec leurs amies … et c’est ainsi que Moulay Bousselham est devenue la plage de Fès !!!

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Le marabout de Moulay Bou-Sélham, dans les années 1930