Image à la une : Derb Siaj vers 1950

Claude,  un de mes amis du Lycée mixte de Fès (Lycée Ibn Hazm aujourd’hui), m’a donné récemment un numéro de février 1934, de « La vie marocaine illustrée », organe officiel de la Fédération des Syndicats d’Initiative et de Tourisme. J’ai trouvé dans cette publication le texte du discours d’accueil, dans la cité de Moulay-Idriss, prononcé par Paul Odinot devant les membres du Congrès de Pomologie au Maroc. Une nouvelle fois, l’auteur évoque avec une « sympathie amoureuse » la ville ancienne de Fès.

Mesdames, Messieurs

Fès ne se révèle que lentement. Moi qui dois la décrire, qui vis dans cette ville depuis longtemps et l’étudie avec une sympathie amoureuse j’avoue que je ne la connais pas encore.

C’est ainsi que sont les grandes dames qui entraînent dans leur sillage les amants curieux, surpris, tantôt irrités de ne plus comprendre, tantôt ravis de saisir le fil d’Ariane qui bientôt leur échappera. Ville femme, ville fermée, on sait qu’elle est belle. Mais pas tous les jours, à ses heures, quand elle veut. Miracle de la pierre et de l’eau, mariées par la lumière, par une lumière unique, pour enfanter cette cité vivante, mais dont aucun homme ne peut dire où sont ses yeux.

Ville qui fait si étroitement corps avec les êtres qu’on dirait qu’elle est bâtie de poussières d’âmes, ville changeante, chatoyante comme la gorge du pigeon, comme la queue du paon ; ce sont les poètes marocains qui l’ont ainsi décrite.

« Ô Fès, paradis de ce monde, toi qui surpasses toutes les cités par ton panorama splendide. Des maisons surplombant des maisons au pied desquelles coule une eau plus agréable que le vin délicieux. Des jardins pareils à la soie décorée de dessins. Dans la mosquée de Quaraouyine, que son nom soit ennobli, est une société, gardons-en le souvenir, qui jette le trouble dans l’âme ».
Ainsi s’exprime le fquih Abou Abdallah el Magheli, au temps des Almohades. Et cent autres avec celui-là, aujourd’hui comme jadis.

 

Quartier teinturiers

Quartier des teinturiers. Cliché anonyme des années 1930

Monde immense, malgré son peu d’étendue, mélange inconcevable de races, de types, de caractères, pareil à son dédale de rues, et surtout d’impasses qui ne « sortent » pas comme on dit en arabe. À voir un plan de Fès on dirait le palais du Labyrinthe dont parle Strabon. « Une fois dans l’enceinte on se sentait bientôt comme perdu au milieu des milliers de chambres obscures, toutes carrées, toutes coiffées d’un-bloc de pierre en guise de toit, et reliées les unes aux autres par des couloirs si habilement enchevêtrés qu’un étranger sans guide s’évertuait vainement à en sortir ».

Ce n’est pas le mystère le moins étrange que de constater au cours d’une promenade dans cette ville qu’il n’y a en somme qu’une maison ; presque toutes les maisons se touchent, sans jamais qu’un espace sépare un quartier de l’autre.
Les poutrelles enjambent l’étroite rue, les rivières sont couvertes d’arches sur lesquelles on a bâti. Aucune clairière dans cette forêt. À quel indice retrouverait-on sa route ?
Et derrière ces murs immenses, il y a des jardins, il y a des salles ornées de boiseries et des cours de marbre, il y a des femmes et des fleurs, il y a des chansons et des douleurs, des désirs et des colères. Dans les chambres neutres aux plafonds peints, aux murs stuqués des coffres anciens pleins de bijoux et d’étoffes brodées d’or.

Une rue arabe

Une rue dans la médina de Fès

Mais ces êtres qui emplissent la rue et ces maisons que pensent-ils ? La femme voilée, l’homme mystérieux qui soulève le marteau sur le heurtoir, disparaissent à nos yeux comme sous la trappe d’un opéra. C’est fini. Si nous ne marquons pas d’un signe la porte, jamais plus nous ne la retrouverons.
Parfois un visage comme une rose, par dessus le mur du jardin se penche et récompense l’attentif curieux sachant lever les yeux.

Pour connaître Fès et pour s’arrêter aux portes de la ville, là où s’engouffrent, chaque jour des torrents d’êtres humains, bédouins fiévreux, impatients d’acheter et de vendre, mais d’acheter surtout les cadeaux maintenant précieux et embellis, plus précieux encore parce que sacrés par la baraka de Moulay-ldriss, il faut s’arrêter sur les marchés où la vie s’affaire, dans les cimetières où les vivants se reposent près des morts, sans terreur, résignés et confiants.
Il faut observer les étudiants, les artisans, les notaires et les portefaix ; regarder tout ce qu’on peut voir mais après, ayant circonscrit par cette exploration les régions parcourues, il faudra bien avouer qu’il reste des taches blanches comme celles qu’on voyait jadis sur la carte d’Afrique.

 

Porte Karaouiyine (5)

Rue proche de la Qaraouiyine. Cliché anonyme années 1930

Et cela ce sera le mystère de Fès, chacun sera libre d’en chercher la raison et de chercher la solution du rébus. Qu’y-t-il dans ces cœurs, dans ces âmes. Où est le sépulcre caché ? Où se trouve le tombeau de Moéris qui recèle les vêtements sacrés ? Quelqu’un ici le sait-il ? Allons voir les eaux, les vergers, !es maisons, et de loin les femmes sur les terrasses, les martinets innombrables volant au crépuscule, quand la bannière levée fait éclater l’appel à la prière. Mais les murs sont élevés et les portes restent closes.

Si peu de lumières me disait un jeune marocain de Fès, sur notre ville à nous, et la vôtre, qui flambe, qui scintille dans la Nuit. Bien sûr, quelques lumières sur l’ombre immense. Si peu de fenêtres, si peu de rues, lui répondis-je pour accéder à votre âme, à vos cœurs silencieux, qui se cherchent, qui s’osent se dépouiller, et qui sont heureux dans le tombeau qui les écrase, vivants. Bonheur caché, malheur invisible ? souffrances patientes ? De grands murs, d’étroites lucarnes qui ne laissent rien voir à l’étranger, mais pourtant le promeneur solitaire, qui l’empêchera d’entendre le roucoulement des tourterelles captives, douloureux comme des sanglots d’enfants, la nuit ?

Rue Demnati (3)

Rue Demnati. Cliché anonyme, années 1930

 

J’étais étonné que l’on fasse un congrès de Pomologie (avec un seul m), au Maroc, où en 1934, les plantations de pommes étaient peu nombreuses.

En fait la Pomologie (du latin pomum : fruit) est la science qui dans le domaine de l’arboriculture s’occupe des fruits comestibles, plus particulièrement des fruits à pépins et pas seulement des pommes ! Si les pommes et les poires, fruits à pépins, sont peu cultivées au Maroc à cette époque, les oranges, citrons, mandarines, clémentines et autres pamplemousses, eux aussi à pépins – même si le fin du fin en matière d’agrumes est de faire des oranges ou mandarines sans pépin – sont bien présents et on peut convenir que dans ces conditions le Maroc était parfaitement qualifié pour accueillir ce Congrès de Pomologie !