Image à la une : l’entrée de la Makina. Photographie anonyme et non datée. Façade de la Makina telle que réalisée par la mission militaire italienne sous la direction du major Campini : la porte d’entrée et les deux contreforts surélevés et ornés d’une grappe de boulets en pierre. Une corniche – qui déplaisait beaucoup à Lyautey – couronne l’ensemble. Cette entrée a été réalisée dans le rempart de Bab Seba à Bab Segma qui soutenait l’aqueduc servant à transporter l’eau puisée dans l’oued Fès et élevée par la grande noria construite en 1286. (voir Le rempart de la Makina ).
Le 7 décembre 2009 dans le journal « L’économiste » le journaliste Youness Saad Alami dans un article intitulé : « Fès/médina : Projet de lifting pour Bab Al Makina et Lalla Yddouna » : 150 millions de DH pour le réaménagement des monuments écrivait que l’Ader-Fès s’apprêtait à lancer l’aménagement des sites de Bab Al Makina et de Lalla Yddouna « considérés comme des hauts lieux d’histoire et de mémoire populaire » après un concours international d’architecture dont l’objectif est d’élaborer la meilleure solution d’un point de vue urbain, architectural et technique pour la réhabilitation de ces deux sites. Ainsi, au niveau de Bab Al Makina, les responsables locaux cherchent à stimuler la croissance économique et le développement social de Fès, à travers la revalorisation du site, par la création de nouvelles, activités économiques liées à la culture et au patrimoine. Appelé Bab Makina ou Place Moulay El Hassan, le site est situé entre l’ancienne médina et la ville nouvelle. Il nécessite donc une sorte de réaménagement qui permettrait une interconnexion entre les deux grandes parties de la ville (Fès El Bali et Fès Jdid). Cette interconnexion ne pourrait aboutir que si l’on connaît bien la ville et les spécificités de sa communauté. Exploité une fois par an, lors du festival des musiques sacrées de Fès, le prestigieux monument devrait être transformé en un endroit animé tout au long de l’année. Il sera reconfiguré en un espace public pouvant accueillir, outre les festivals de musique, diverses manifestations culturelles. Selon le responsable de l’Ader, le projet vise la restauration et la réhabilitation du bâti historique (Makina, place, muraille) et l’aménagement de parkings, toilettes, paysage et espaces verts. L’ambition est de créer une relation durable entre tout évènement culturel ou artistique et la géographie urbaine de Fès. Ce serait aussi une opportunité pour améliorer les conditions du festival, « maximiser la place Bab Makina », la replacer dans la ville de Fès et resituer le festival par rapport à la ville (hôtels, médina, sites historiques et logistiques). Pour ses concepteurs, ce chantier est de portée régionale, nationale et internationale. À noter que ce projet jouit de l’expérience d’un comité consultatif international. Celui-ci a reconnu le caractère singulier de la future Makina, et dont l’objectif est de créer un pôle de rayonnement de la culture marocaine à même de répondre aux diverses aspirations et relancer le développement de la ville de Fès.
Chacun peut aujourd’hui se rendre compte des résultats de cet ambitieux projet architectural …
Le 29 septembre 2018 le journal « La nouvelle Tribune » sous le titre « Valorisation d’une ville impériale : La médina de Fès se refait une beauté » rapporte que le programme complémentaire pour la valorisation de l’ancienne médina de Fès consacre tout un volet à la réhabilitation du site historique de Dar Al Makina, auquel une enveloppe budgétaire de 127 millions de DH a été consacrée.

Le Méchouar et la Makina, photographie des années 1950 (Éditions La Cigogne). La photographie aérienne ci-dessus permet de voir les bâtiments de la Makina à droite de l’ancien aqueduc qui allait de la porte de Bab Seba à Bab Segma et qui a un temps été transformé en chemin couvert entre les 2 portes.
Ce dernier article de « La Nouvelle Tribune » m’a incité à rechercher mes notes sur l’histoire de la Makina.
Le sultan Moulay el Hassan ( 1873-1894) qui avait compris l’intérêt de moderniser son armée, avait décidé de confier aux diverses puissances européennes la formation de ses cadres soit en envoyant en Europe de jeunes marocains se destinant à la carrière des armes soit en autorisant l’installation à Fès de missions militaires européennes (en provenance de différents pays en fonction des aléas de la diplomatie).
L’achat de matériel militaire aux européens faisait partie de cette stratégie de modernisation de l’armée, mais cet achat « sur étagères » de matériel de guerre ne garantissait pas l’autonomie des armées en cas de conflit avec une puissance européenne. Moulay El Hassan décide alors, pour pouvoir fabriquer et réparer sur place armes et munitions, de construire un arsenal. Il le crée à Fès Jdid près de son palais et surtout près de l’oued Fès qui pourra ainsi fournir la force motrice.

Oued Fès à l’intérieur de la Makina. Vers 1920

Oued Fès à la Makina. Vers 1920
C’est la mission militaire italienne qui est choisie pour créer cet arsenal en 1888. Un colonel d’artillerie et deux officiers mécaniciens firent édifier ce bâtiment, sur un terrain situé en bordure du Méchouar de Bab Dkaken, et dans un style rappelant celui des greniers de Moulay Ismaïl à Meknès. Les machines furent commandées en Italie et l’ouverture de l’usine eut lieu en 1890. Le nom de Makina a été donné par les marocains en référence aux « machines ».

Intérieur de la Makina. Vers 1920
Marcel Bouyon dans le « Courrier du Maroc » du 23 septembre 1934 donne quelques informations sur la construction de la Makina
Un écusson sur la grande porte de la Makina, donnant sur le Méchouar, porte la date de 1308 correspondant à l’année 1890.
Ce fut donc sous le règne de Moulay el Hassan, que la Makina fut construite.
J’ai vainement cherché dans le « Kitab el Istiqsa » trace de cette création qui était cependant d’importance pour l’époque, mais cet historien – c’était plutôt un journaliste chargé de la critique locale – n’en dit pas un mot.
Rien également dans le livre de La Martinière « Souvenirs du Maroc ». Dans le bouquin d’Henri Gaillard « Fès – Une ville d’Islam » je trouve tout simplement cette indication : « Les travaux que Moulay Hassan effectua au Dar el Maghzen furent considérables. Presque tous les palais furent réparés et reconstruits, notamment celui de Lala Amina auquel il adjoignit une mosquée privée construite selon ses indications. Le Parc du Palais fut augmenté de deux immenses enclos : l’Aguedal et le nouveau Méchouar. Enfin il fit construire près de Bab Segma, à l’entrée de Fès-Djedid la fabrique d’armes actuellement dirigée par des officiers italiens et pour laquelle il détournera une partie de l’Oued Fès ».Voici donc tout ce que nous possédons sur l’histoire de la Makina. Mais cette création étant relativement récente on peut faire appel au témoignage des anciens : c’est ce que nous allons faire.
Monsieur Scovasso, qui occupa, avec distinction, l’ambassade d’Italie à Tanger, pendant le règne de Moulay Hassan, persuada le sultan d’envoyer quelques jeunes gens en Italie pour y faire leur instruction dans le métier des armes et surtout de la fabrication des armes.
C’est à la suite de cet essai, pourrait-on dire, que le sultan Moulay Hassan décida de faire construire une fabrique d’armes et des ateliers de la Monnaie. Ce fut une mission italienne sous la direction du colonel Brigoli qui fut chargée de ce soin et nos concitoyens se souviennent de son dernier représentant M. Campini.
Cette réalisation demanda sept ans et ce fut le père de Si Driss el Mokri l’actuel Mothasseb qui fut chargé de la fourniture des matériaux : chaux, sable, briques, bois …, etc. et pour lesquels des réquisitions régulières des corporations avaient été ordonnées par Sa Majesté. Les machines débarquées à Larache arrivèrent à Fès portées à dos de chameaux et certaines ne mirent pas moins de six mois pour faire le voyage.
Bref, après sept ans de patients efforts, la Makina fut inaugurée en 1308 de l’Hégire. De grandes fêtes eurent lieu auxquelles participèrent le Maghzen, les notabilités fassies ainsi que les caïds de l’extérieur.
En présence du sultan et de ses invités toutes les machines furent mises en marche, des armes furent fabriquées, des cartouches chargées et les pièces de monnaie fondues à l’effigie de Moulay Hassan ; dans le parc attenant à la Makina où un stand était installé l’on tira à la cible ainsi qu’au canon ; les vizirs furent invités à montrer leur adresse et ce fut paraît-il, le ministre de la guerre qui fît le plus mauvais carton … et Sa Majesté le meilleur.
Le soir un feu d’artifice fut tiré du haut des tours … Sa Majesté satisfaite des résultats de sa fabrique d’armes distribua des cadeaux aux membres de la mission, fit faire des libéralités aux cheurfas ainsi qu’aux pauvres de la ville afin que tout le monde fut dans la joie. Ceci se passait en 1890 de notre ère. »

Place Bab Makina et l’entrée de l’Arsenal chérifien, vers 1915
Malgré un outillage important et puissant – un atelier de forge avec marteau-pilon, plusieurs forges, raboteuses pour fer, diverses machines d’ajustage pour réparer les armes, dégauchisseuse, raboteuse, fraiseuse pour effectuer tous les travaux de menuiserie et de charronnerie – actionné par trois turbines de 75cv il semble selon différents auteurs (Aubin, de Périgny, Le Tourneau) que la production d’armes n’a jamais été très importante: « cinq fusils par jour » dirent certaines mauvaises langues.
Les ouvriers étaient des artisans locaux (fabricants de fusils, forgerons, menuisiers, charrons) souvent peu payés et ne disposant pas des mêmes facilités d’horaires que celles dont ils pouvaient bénéficier dans l’artisanat traditionnel. Le travail effectué sans enthousiasme ne permit jamais un haut rendement.
Une fonderie de petites pièces d’artillerie, la frappe de monnaies et une installation électrique (1ère usine électrique de Fès) complétaient l’activité industrielle de la Makina.
En 1909 était ouverte à la Makina la première imprimerie officielle ; imprimerie en arabe et français : l’imprimerie municipale. Les visiteurs de Fès étaient étonnés de voir une petite équipe de protes et typos, puiser dans d’excellentes casses – de l’italien cassa qui signifie caisse – des caractères neufs sortis des meilleures fonderies. Le Guide de Fès de Prosper Ricard (voir Guide de Fès 1916 ) et l’Annuaire commercial de Fès sont les premières brochures imprimées par l’imprimerie municipale. Le premier livre, de 170 pages et un plan, paraît fin octobre 1916 sous les presses de l’imprimerie municipale : il a pour titre « La ville de Fès, son commerce et son industrie » par le comte Maurice de Perigny, et s’ouvre par un dessin de Gabriel Rousseau. La parution de ce livre marque une date importante dans l’histoire de l’imprimerie au Maroc. Il sera ré-édité ensuite par Pierre Roger et Cie, éditeurs à Paris, sous le titre « Au Maroc, Fès la capitale du Nord ».

Intérieur de la Makina, vers 1920, avec une partie de l’équipement industriel abandonné ; ce n’est déjà plus un arsenal.
Intérieur de l’Arsenal vers 1920

Dès les débuts du Protectorat une partie des locaux de la Makina, est récupérée en 1916 pour servir à l’installation de l’école d’apprentissage franco-musulmane. Le cycle d’études est de trois années avec une vingtaine d’élèves par année.
Cette école professionnelle est strictement réservée aux jeunes marocains désireux d’apprendre le travail du bois et des métaux dans un environnement proposant aussi une instruction générale et théorique solide (français, calcul, dessin et technologie en rapport avec le métier choisi : bois ou métaux, charronnage, ajustage etc.). Les élèves sont pratiquement tous des fils d’artisans recrutés après discussions avec les parents, par l’inspecteur des Arts industriels lors de ses visites dans les différents ateliers de la ville. Les élèves reçoivent un salaire symbolique pour compenser en partie le salaire qu’ils auraient eu comme apprenti/ouvrier chez un artisan de la médina.
À côté de la formation théorique, les élèves travaillent l’après-midi dans un atelier comprenant à la création de l’école, une dizaine d’étaux et une dizaine d’établis.
La cohabitation de l’école professionnelle et d’un établissement industriel dans l’ancienne Makina facilite les échanges : lorsqu’il y a des travaux intéressants effectués dans l’usine voisine par de vieux ouvriers qualifiés les élèves vont voir fonctionner les machines-outils et l’application industrielle des exercices et travaux qu’ils apprennent.(L’école professionnelle a été transférée en 1927 au herred de Boujeloud avant de venir s’installer en 1933 dans les locaux de Bab Dkaken que beaucoup connaissent)
Les faibles réalisations en matière d’armement et de munitions de la Makina « italienne » ont incité les autorités françaises à en changer l’orientation et les statuts.

Les derniers canons marocains fabriqués à la Makina
La Makina a été transformée en établissement d’état, jouissant de son autonomie financière, administrée par un conseil d’administration à la tête duquel se trouve le Commandant de la subdivision et gérée par un directeur qui est en même temps directeur de l’école d’apprentissage.
Dans un premier temps le matériel industriel de l’arsenal et de la manufacture d’armes a été maintenu en place et utilisé à des fins civiles. Il aurait été dommage de ne pas utiliser les locaux clairs et aérés et la force motrice fournie par l’oued Fès ; il n’était pas, non plus, très facile d’amener à Fès, avant la création de la ligne de chemin de fer Tanger-Fez, des machines-outils importantes et les entreprises existantes à Fès appréciaient de pouvoir utiliser ces machines ou faire fabriquer à la Makina les pièces dont elles avaient besoin.

Vue sur la cour du Méchouar et sur la Makina. Années 1950
L’usine de guerre est remplacée par des ateliers pacifiques et les très vastes locaux ont donc été occupés, selon les époques, par différents organismes industriels privés dont un atelier de céramique au début des années 1920 dirigé par M. Gonse, une filature et un atelier de tissage mécanique, une fabrique de tapis à points noués : dans l’arsenal du Sultan Moulay Hassan, on fabrique des tapis et des tissus traditionnels et modernes … au détriment des petits moutons de l’Atlas. La Makina, la plus importante entreprise de tapis de Fès, fabrique en 1930, 4800 m2 de tapis (par comparaison à Rabat la Société africaine de filature et tissage, installée par les Tiberghien, industriels du Nord produit en 1931 environ 50 000 m2 de tapis !).
Une section du parc automobile a aussi été installée, ainsi que le magasin d’habillement de l’armée.
L’atelier de menuiserie Adour-Sebou fondé par M.Hourdillé en 1921,s’installe à Fès en 1923 à la Makina où il redonne vie à l’ancien atelier bois.
Vers 1925 on envisage même l’aménagement d’un musée de guerre des Sultans qui pourrait être installé dans la partie inoccupée de la filature de la Makina. Ce projet n’aboutira pas.
La destruction, en 1934, du barrage sur l’oued Fès à la Makina, pour abaisser le niveau du plan d’eau de l’oued Fès et diminuer les risques d’inondation, a fait perdre l’intérêt lié à la force motrice pour les activités industrielles et dans le même temps la production électrique s’était développée de façon sensible à Fès.
Il a été envisagé dans les années 1935 d’y installer les nouveaux abattoirs en remplacement de l’usine frigorifique déjà dans la place. L’emplacement offrait de nombreux avantages : locaux vastes moins onéreux à aménager que de construire du neuf, proximité immédiate de la médina, du mellah, et même de la ville nouvelle. Le souk el Khémis tout proche permettait l’acheminement des bêtes sans grandes difficultés. La disponibilité de l’eau potable, l’oued Fès mitoyen pour l’évacuation à l’égout des déchets étaient des atouts supplémentaires. Le projet sera finalement abandonné et les abattoirs installés près d’Aïn Kaddous.
En novembre 1938, la Makina a failli être détruite par un incendie survenu dans les chaudières de traitement des grignons de la Société nouvelle des huileries de la Makina (savonnerie et huilerie administrées par M.Coudert).

Un métier à tisser à la Makina. Années 1950
Si la Makina a échappé à la destruction par le feu elle a subi les outrages du temps et l’incurie des hommes. Actuellement ce bâtiment plus que centenaire, original par ses utilisations successives, est (était ? la dernière fois que j’ai pu voir l’intérieur remonte à quelques années) dans un état déplorable. Situé dans l’enceinte du Méchouar il semblait servir de dépôt/dépotoir pour une partie du matériel du festival des musiques sacrées de Fès.
Le projet de sauvetage et de réhabilitation de cet ancien et premier espace industriel moderne de Fès est une excellente initiative : après avoir rénové les remparts et les murailles la restauration du cœur du bâtiment est une urgence, il ne faut plus trop laisser du temps au temps…
Intérieur de la Makina, photographié en avril 2008

La cigogne veille sur le toit, claquera-t-elle du bec pour nous prévenir si tout (ce qui reste) s’effondre ? Photographie d’avril 2008.

Pour la petite histoire le dernier officier italien responsable de la Makina fut le Major Campini dont le fils fut le premier – et le seul – enfant baptisé à Fès par le Père Michel Fabre en mars 1912. Cet enfant figure, sur le registre de baptême de la Chapelle St Michel, ouvert en septembre 1912, comme le premier baptisé de la chapelle , ce qui n’est pas exact puisque la chapelle a été créée en hommage au Père Michel et aux télégraphistes tués en avril 1912.( Les aumôniers militaires et la Chapelle Saint Michel )
Comme il n’existait pas d’église à Fès avant septembre 1912, l’inscription, à postériori, a été effectuée par le premier curé de la chapelle, en souvenir du Père Fabre et du premier baptême catholique de Fès,
Dar Campini, demeure de cet officier italien et où habita plus tard le photographe Léon Sixta, existe toujours à Fès, dans la rue qui mène du Jnan Sbil au Batha
Les commentaires sont fermés.