Image à la une : Cliché Belin des années 1930. La photographie que je possède est légendée « Prière ». Cette photographie est publiée dans « L’âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse  » de François Bonjean, par l’Office marocain du Tourisme en 1950 sous le titre « Dignitaires »

Le texte proposé ici est celui d’une conférence faite aux membres des  « Amis de Fès« , au café maure du belvédère des Mérinides, le vendredi 23 mai 1952, à la veille du Ramadan, par le docteur Haj Omar Boucetta. Ce texte a ensuite était publié par Omar Boucetta dans les pages médico-sociologiques du Maroc médical en septembre 1952. Le « Courrier du Maroc », quotidien fasi a repris ce texte – sans le dernier paragraphe – le 4 mai 1954, jour de début du Ramadan.

Café des Mérinides

Café maure du belvédère des Mérinides. Cliché des années 1940.

« Une étude sur le Ramadan pour ne pas être exclusive doit ajouter aux considérations religieuses des considérations sociales et médicales. Le Ramadan demeure une pratique essentielle pour le Musulman, c’est un fait incontestable qui ne souffre aucune interprétation.

Mais à ceux qui prétendent que cette pratique est dépassée, je dirai ceci : si la société humaine a beaucoup évolué depuis les temps de la Révélation, le Coran n’est pas un texte figé, il s’adapte remarquablement à toutes les circonstances et seuls ceux qui ne le comprennent pas s’y trouvent à l’étroit.

Il faut que le Musulman connaisse un certain nombre de principes pour jeûner correctement, car il y a beaucoup de gens qui ne retiennent de leur jeûne que la faim et la soif ; il faut aussi que le non-musulman connaisse un certain nombre de principes lorsqu’il doit avoir des rapports étroits avec les Musulmans.

Voici les Versets coraniques princeps prescrivant le jeûne.

Ancienne pratique

« C’est pendant le mois de Ramadan que le Coran a été révélé pour servir de guide aux humains, leur fournir les preuves et les explications nécessaires ».

« Que celui d’entre vous qui aura aperçu la lune se dispose à jeûner. Celui qui sera malade ou en voyage jeûnera, par la suite, un nombre de jours égal. Dieu veut votre aise et ne veut pas votre gêne. Il veut que vous appliquiez les principes qu’il vous énonce afin que vous le glorifiez de ce qu’il vous guide dans la voie droite. Et peut-être feriez-vous preuve de reconnaissance ».

Ailleurs il est dit : « O croyants le jeûne vous est prescrit comme il a été prescrit aux peuples qui vous ont précédés, pendant un nombre déterminé de jours ».

Le jeûne est donc une pratique extrêmement ancienne. Les Égyptiens, les Grecs, les Romains, mêmes les Hindous idolâtres l’observaient.

Moïse avait jeûné quarante jours ; les Juifs actuellement jeûnent une semaine en souvenir de la prise de Jérusalem et jeûnent un jour dans le mois de Ab. Dans l’Évangile selon St Mathieu il est écrit : « En ce temps-là, Jésus fut conduit dans le désert par l’Esprit pour être tenté par le diable. Et lorsqu’il eut jeûné 40 jours et 40 nuits il eut faim ». Ce jeûne de Jésus où il triomphe de Satan est sa préparation à la vie publique. Il n’est donc pas exprimé dans l’Évangile une obligation expresse de jeûner, mais toutes les vertus du jeûne y figurent et les chefs de l’Église ont alors posé une réglementation du jeûne différente selon les rites : journées magiques sans viande pour les uns, sans poissons pour les autres ou sans œufs.

 « Jeûnez afin de mieux adorer Dieu » est-il dit dans le Coran. Ceux qui adoraient les idoles jeûnaient déjà afin de les apaiser et d’éviter leur colère.

Beaucoup plus près de nous, nous avons l’exemple de Mahatma Ghandi. S’il n’avait jamais embrassé de religion céleste, il avait incontestablement rang de prophète : il prêchait la non-violence et le jeûne était pour lui une pratique courante. Ascète déjà à l’ordinaire, il jeûnait 50 à 60 jours sans faiblir.

Dominer le corps

Nous connaissons aussi les formes modernes prises par le jeûne sous l’aspect de grève de la faim et de concours de jeûneurs, mais ce sont là d’autres questions.

Le jeûne constitue un mode d’éducation certain. Se priver volontairement pendant 30 jours de manger et de boire, délaisser tous les plaisirs du corps et toutes les jouissances matérielles sans y être contraint par autre chose que par sa foi et sa conscience : n’est-ce pas une chose admirable pour des humains taxés si souvent de faiblesse ? N’est-ce pas démontrer de façon éclatante que l’esprit non seulement doit mais qu’il peut dominer le corps ?

En Islam, le jeûne a une portée sociale : tous les musulmans pendant un mois, de Casablanca à Karachi, ont une organisation strictement identique quant à leur existence matérielle. Et n’étaient les différences d’heures dues aux facteurs géographiques, 400 millions d’humains cesseraient de manger et rompraient le jeûne à la même minute.

Pendant ce mois de Ramadan, tous les Musulmans éprouvent la sensation de la faim, de la soif et des privations. Tous attendent le coucher du soleil pour manger, qu’ils soient riches ou pauvres, princes ou sujets : les riches sauront ainsi ce que c’est que d’avoir faim ; les pauvres déjà privés consentent une autre privation pour la plus grande gloire de Dieu : ils n’en ont que plus de mérite.

 Une cure

Quant au côté médical il sera abordé avec plus de réserves. Nous lisons dans le Coran : « Il est préférable pour vous de jeûner si vous pouvez comprendre ». Il est incontestable que les dyspeptiques en général, les obèses, les gros mangeurs trouvent dans le Ramadan une cure, forcée certes, mais combien salutaire.

Quelqu’un avait déjà remarqué : « Les excès de table sont à l’origine de tous les maux » et « l’estomac est le point de départ de la maladie, la diète est le maître remède ».

Mais hélas tout le monde n’est pas obèse ni dyspeptique, le Ramadan peut affaiblir les organismes sains et être fatal à ceux déjà diminués. Mais cela ne porte aucun tort au rite du jeûne parce que tout est prévu.

Il y a en effet un certain nombre de circonstances dans lesquelles le Musulman est autorisé à rompre son jeûne. Beaucoup les ignorent, dont bon nombre de Musulmans. Ceux-ci par leur ignorance ou par un entêtement déplacé endurent les pires souffrances et négligent les tolérances que le législateur a accordées. Ces cas sont au nombre de huit : le voyage – la maladie – l’état de gestation – l’allaitement – la sénilité – toute souffrance extrême causée par la faim et la soif – la contrainte et enfin la menstruation.

Des dispenses

Je m’empresse de dire que ces conditions ne sont pas le produit d’une imagination tolérante. Elles sont édictées par le Coran et le Hadith ou une interprétation de ceux-ci par les docteurs qualifiés de l’Islam. Il est dit dans le Coran à plusieurs reprises : « Si vous êtes malade ou en voyage, vous jeûnerez à une autre époque de l’année un nombre égal de jours ».

Le Prophète dit de son côté : « Dieu a dispensé le voyageur du jeûne, il l’a autorisé à raccourcir sa prière, il a également dispensé du jeûne la femme enceinte et la femme qui allaite », ce Hadith est rapporté par Anas Ibn Malik. L’authenticité en est d’autre part confirmée par les Cinq (théologiens).

Si nous voulons entrer dans le détail, nous dirons que le voyageur est dispensé du jeûne lorsqu’il a parcouru la distance appelée « Maçafat el Ksar » fixée à 84 kilomètres. Arrivé à destination, il est autorisé à continuer à ne pas jeûner à condition que son intention première ait été de ne pas rester plus de 4 jours dans la ville où il s’est déplacé. Mais la rupture du jeûne, si elle est autorisée dans ces conditions, n’est pas obligatoire, l’intéressé reste juge de la situation.

En ce qui concerne la maladie, les prescriptions religieuses sont plus catégoriques : si le sujet risque la mort ou seulement un préjudice à sa santé la rupture du jeûne devient obligatoire et le jeûne devient un péché. Voilà une notion à retenir par les médecins qui pourraient l’expliquer à leurs malades.

Si le jeûne ne risque pas de comporter des conséquences graves et qu’il est seulement fait avec difficulté, sa rupture n’est plus obligatoire comme précédemment, mais elle est autorisée. C’est le cas de ce qu’en médecine nous appelons la faim douloureuse.

Quant à la femme en état de gestation et à la femme qui allaite nous avons vu par le Hadith cité plus haut qu’elle est autorisée à ne pas jeûner. Dans un autre Hadith, il est dit que si la vie du fœtus ou celle du nourrisson est en danger, le jeûne devient un péché et équivaut à un infanticide.

Les vieillards, eux, ont l’unanimité des docteurs de l’Islam pour ne pas jeûner. La limite d’âge est laissée à l’appréciation des Oulémas qui seraient appelés à conseiller chaque cas particulier. Enfin, et ceci pouvait arriver dans les premiers temps de l’Islam, pendant les guerres de religion lorsqu’un musulman esclave ou prisonnier était obligé par un non-musulman, maître ou conquérant à ne pas jeûner, il devait rompre le jeûne plutôt que de s’exposer à des sévices.

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Prière en commun et en plein air à l’oratoire de Bab Segma,(ou msalla du Sultan) pour les  fêtes de l’Aïd es-Sghir ou de l’Aïd el Kbir. La niche au second plan indique la direction de La Mecque. À droite on distingue le massif du Kandar et Fez Ville-nouvelle.

Quelles sont maintenant les conditions que l’on doit remplir pour jeûner ?

Il faut être pubère : la puberté se reconnaît chez la femme par l’apparition des règles ou par une grossesse ; chez l’homme par l’émission de sperme ; chez les deux, par la poussée des poils ou lorsque le sujet a eu 18 ans révolus. Le sujet pubère doit être aussi en bonne santé et en résidence stable. Il ne doit être dans aucune des catégories énoncées précédemment.

L’individu qui remplit ces conditions doit se disposer à appliquer la parole de Dieu : « Mangez et buvez jusqu’à ce que l’aube vous permette de distinguer un fil blanc d’un fil noir et poursuivez ainsi le jeûne jusqu’à la nuit ».

On ne doit ni manger ni boire, ni fumer, ni priser le tabac, ni avoir des rapports avec sa femme, sauf pendant la nuit. « Pendant la nuit qui précède le jeûne, est-il dit dans le Coran, il vous est permis de vous approcher de vos femmes, vous pouvez entrer dans leur intimité et elles peuvent entrer dans la vôtre ».

Il faut aussi, pendant le jeûne, éviter de badiner avec sa femme : tout acte qui procure un plaisir ou qui le prépare, annule le jeûne. Les femmes ne mettent pas de fard pendant les journées de Ramadan et ne se font pas très belles pour ne pas tenter leur mari.,

L’entrée de toute substance nutritive dans le corps est donc à proscrire : « Par la bouche évidemment, et même par l’oreille, le nez ou les yeux », dit Ibn-Aschir. Nous complétons par les injections et les lavements.

De là vient un malentendu avec les malades qui refusent les piqûres pendant le Ramadan, la chose est pourtant simple : l’injection d’une substance strictement médicamenteuse est permise, puisque le corps n’en tire aucun profit. Quant aux injections de substances nutritives ou fortifiantes, l’individu qui en a besoin se trouve, ipso-facto, dans les conditions de rompre légalement le jeûne.

En plus de ces privations matérielles, le jeûneur ne doit ni voler ni mentir, et éviter toute action ou intention malhonnête. Le Ramadan en effet est considéré par les Musulmans comme un mois de pénitence où le croyant rachète ses fautes ; il passe le maximum de son temps en dévotion dans les mosquées en priant, en écoutant des conférences religieuses ou simplement en se recueillant. Les mauvaises actions, les démarches douteuses sont systématiquement écartées.

La grande Laylat el Kadr, cette nuit où les portes du ciel sont ouvertes, où Dieu exauce toutes les prières, n’est-elle pas située dans ce mois ?

Le Coran en parle en ces termes : « Laylat el Kadr, si tu savais ce que représente Laylat el Kadr : elle est préférable à mille mois. Les Anges et l’Esprit descendent sur l’ordre de ton Dieu au cours de cette nuit et elle dure jusqu’à l’aube ».

Mais le jour n’en est pas indiqué, le croyant désireux d’obtenir son salut la guette tous les soirs et spécialement les jours impairs de la dernière décade. C’est pour cela que les 21ème, 23ème, 25ème, 27ème et 29ème jours on veille dans les mosquées à prier et à lire le Coran. La nuit du 26ème au 27ème est, paraît-il, celle qui a le maximum de chances d’être la vraie.

Les mosquées sont pleines au maximum, les femmes y viennent en grand nombre, les enfants sont autorisés à y jouer car ils sont l’incarnation des anges.

Le jeûne est dans la croyance populaire et mystique le meilleur moyen de gagner le ciel. Aussi, y a-t-il beaucoup de musulmans qui jeûnent les trois mois de Rajab, Chaâban et Ramadan ; d’autres moins courageux jeûnent tous les lundis et jeudis de Rajab et Chaâban avant d’aborder le Ramadan. Et un grand nombre de croyants pleurent sincèrement quand se termine ce mois sacré, car pour eux se terminent les occasions de se rapprocher davantage de Dieu.

Le jeûne, inutile de le dire, est une pratique pénible, spécialement lorsque le Ramadan se situe en été par des journées qui dépassent 17 heures, surtout dans les régions chaudes et désertiques et pour les gens qui accomplissent les durs travaux dans les champs et dans les chantiers.

Le fait de ne pas manger ni boire pendant près de 17 heures, la privation de tabac surtout créent chez les jeûneurs une tension nerveuse et un état permanent de pré-colère. Nous constatons dans les hôpitaux que le nombre de certificats médico-légaux pour coups et blessures augmente sensiblement pendant ce mois. Les magistrats et les moghaznis travaillent davantage car il y a un proverbe qui dit : « celui qui a faim a automatiquement mauvais caractère ». Et pourtant il est recommandé au croyant qui observe le jeûne de maîtriser ses nerfs et de se montrer calme.

Un Hadith du Prophète dit : « Si l’on frappe ou insulte l’un de vous pendant le Ramadan, qu’il ne relève pas le défi, qu’il se contente de répondre à son agresseur : « je jeûne, je jeûne ». N’est-ce pas admirable, un individu qui se prive de manger et de boire, qui délaisse tous ses plaisirs et qui en plus maîtrise ses nerfs jusqu’à pardonner à son agresseur ?

Voilà le jeûne tel que devraient le pratiquer tous les Musulmans.

Voyons maintenant comment se répare une rupture du jeûne.

Si elle est involontaire, c’est à dire lorsque le sujet mange ou boit par inadvertance ou s’il entre dans une des catégories que nous avons énoncées plus haut, il doit jeûner à une autre époque de l’année un nombre de jours égal. Lorsque, par contre, la rupture du jeûne est volontaire et sans motif valable, elle constitue un péché grave et doit être réparée par une « Keffara », c’est à dire le don de la nourriture à 60 pauvres ou quand cela n’est pas possible jeûner 60 journées consécutives.

Si le jeûne du Ramadan est profondément sacré dans la croyance des musulmans, la prière est, en Islam, beaucoup plus importante. Pourtant beaucoup de musulmans ne prieraient pas n’oseraient pas ne pas jeûner. Car c’est une manifestation sociale et le fait de ne pas jeûner est considéré dans le peuple comme une faute grave et impardonnable. Aussi lorsqu’on brutalise quelqu’un, lorsqu’on l’insulte ou lorsqu’on frappe trop violemment à sa porte, il proteste en disant : « On dirait que je ne jeûne pas le Ramadan »

 D’après une légende, le Ramadan prend la forme d’un cadavre enveloppé d’un linceul et poursuit telle personne jusqu’à ce qu’elle « rembourse » le nombre de jours qu’elle doit. Dans la croyance populaire, une femme ne se mariera jamais si elle ne s’acquitte des journées de Ramadan en retard ; sinon son mari sera toujours endetté.

Et combien d’autres croyances et légendes entourent ce pittoresque mois de Ramadan.

Enfin lorsque l’on a bien jeûné, la somme de bienfaits qui s’est accumulée reste suspendue entre ciel et terre et ne se consigne dans le divin que lorsque le croyant a donné à un pauvre la valeur de deux paumes de mains remplies de blé. Cette aumône rituelle, appelée « Zakat el Fitr », qui se distribue le jour de l’Aïd Seghir, n’est bien entendu obligatoire que pour ceux qui en ont les moyens. Le jour de l’Aïd on est l’hôte de Dieu, il est interdit de jeûner.

Ainsi se termine ce mois béni de Ramadan dans les prières et dans la ferveur religieuse. Retenons que ce mois n’est pas imposé en corvée aux musulmans ; ceux qui le peuvent physiquement et moralement ont ainsi l’occasion d’éduquer leur volonté, de se purifier et de se rapprocher de Dieu. Ceux dont le physique est diminué en sont légalement dispensés et rien ne les oblige à s’imposer des souffrances inutiles. »

Le docteur Boucetta, était en 1952, médecin à l’Hôpital Cocard à Fès, chef du service de médecine-femmes. En 1951, il avait été choisi pour diriger le service sanitaire des pèlerins marocains qui ont embarqué le 24 août 1951 à Casablanca pour Djeddah et La Mecque.

011 Quaraouine

Vue intérieure de la Qaraouiyine, avec au fond la Tour des astronomes.

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