En recherchant des informations sur Charles Sallefranque, j’ai découvert dans le numéro 9 (mars 1931) de la Revue musicale du Maroc cet article « La musique à Fès » de Charles-Tristan Pehau. Charles-Tristan Pehau est le nom dont Charles Sallefranque, professeur au Collège musulman Moulay-Idriss de Fès, signait certains de ses articles dans les revues ou la presse quotidienne.
Il ne s’agit pas d’un panorama de la musique à Fès, comme le titre pourrait le laisser entendre mais de l’évocation de quelques récents concerts élitistes et d’une interrogation sur le devenir des musiques à Fès.
Qui se penchera sur les musiques de Fès ? Qui fera pour elles une œuvre analogue à l’admirable « Cancionero Musical de los Siglos XV y XVI » qu’édite l’Académie de Madrid ? Il y survit une musique ancienne de la plus authentique beauté, fruit d’une culture millénaire et d’une ardeur toujours vivante. Ne le comprîtes-vous point, Montherlant, quand, chez Si Abd El Malek Faradj vous écoutâtes jusqu’à l’aube, transporté, le chant des luths, des violes et des rebecs et de cet alto dont un vieillard aveugle tirait des accents d’une passion si déchirante ? Concerts d’amateurs que l’amitié musulmane improvisa pour vous qui, sur Fès, n’écrivîtes que quelques lignes, mais d’une poésie si vraie que pour elles on donnerait tout ce qu’en composèrent Loti, Chevrillon et les Tharaud. Il fut à Fès des musiciens amateurs. Le « cant » musulman, qui est un des pires progrès de ce siècle, permettra-t-il qu’il en survive encore longtemps ?
Les histoires arabes maudissent ce frère d’Haroun Al Raschid, dont la voix avait des accents si directs que le calife lui-même en était troublé, et qui ne chantait, nous rappelle Audisio, que dissimulé derrière une tenture. Nul, bientôt, ne songera à Fès, à imiter l’émouvant chanteur invisible, ni même Moulay Hafid, dont, sur les terrasses, il nous advint d’entendre encore quelques-uns de ces gracieux chants d’amour en arabe vulgaire, qu’il composa il n’y a guère plus de trois ou quatre lustres sur de vieux airs andalous.
Que dire des orchestres d’aligins ? Ils vont, mourant peu à peu, et s’abâtardissent. Déjà, à un concert que nous entendîmes avec Henri Prunières, chez un notable, dont les ancêtres menèrent pourtant dans les Alpujarras, l’ultime révolte contre l’Espagne, nous dûmes déplorer que se mêla à la vieille musique citadine les fades mélopées modernes de la Tunisie et de l’Égypte.
De quelle flamme contenue pourtant frémissait cette négresse hiératique qui pinçait un toud nostalgique, pareil à ceux qu’Alvise Fivarini donnait dans la Venise de Catherine Cornet à ses anges musiciens.
Pardonnons aux Tharaud d’avoir été si durement injustes aux musiques de Fès ; ils n’ont sans doute entendu que les importations malheureuses, chères au mauvais goût des jeunes générations.
Ces « Nuits dans les jardins d’Espagne », qui comptent parmi les plus incontestables chef-d’œuvres de Manuel de Falla, nous sommes quelques-uns à en vouloir à Witowski de les avoir omises dans le beau concert qu’il donna à l’élite choisie qu’avait conviée le Colonel Schol dans les salons du Dar El Batha tout proche d’un si exquis jardin maure. Il nous souvient que nous nous enrageâmes sous les cyprès, au moment où l’excellent violoncelliste interprétait des airs brûlants de Joaquin Nin. Que cette musique du « cante jondo » eut ravi des vieux lettrés fassis et quel pont soudain par l’Espagne eût pu être jeté entre l’Orient et l’Occident. Le fragile canal des sons, en unissant les cœurs aux cœurs ne peut-il pas faire infiniment plus que des années de culture scientifique moderne ?
Si la musique andalouse s’éteint de plus en plus, les fontaines de Fès chantent toujours inlassablement leur cantilène grêle et passionnée. La brise qui balance les palmes des jardins de Bou-Jeloud est la même encre qui inspira à Mohamed, émir de Séville, de si délicats poèmes. L’éternelle musique de la terre et des eaux survit aux infidélités des vils humains.
Nous nous en voudrions de médire de ces concerts « riches de cuivre » que nous dispense la Légion. Versent-ils quelque héroïsme au cœur des citadins de la Ville Nouvelle ? On ne sait, mais ils permettent aux amoureux de papoter à l’aise dans les allées, sous les eucalyptus et d’y mener en paix les dialogues à jamais pareils à ceux que Francis Jammes nota jadis au jardin public d’Orthez. Notre bon orchestre à cordes d’autrefois n’existe plus, mais la faute n’en est point au Capitaine Wallerand, qui en fut jadis le créateur. Louons-le de persister à essayer de constituer de bons éléments, encore qu’il sache que Rabat les lui détruira dès qu’ils prendront figure.
Plaisante fut la mine de nos mélomanes locaux à l’ultime et parfait concert que donnèrent, ce dernier décembre, Marcelle Heuclin et Hélène Harnitz, dans la coquette salle du Grand-Hôtel. S’ils communièrent en Chopin et en Mozart, voire en Fauré, Fairchild, Novak et surtout David Milhaud leur causèrent le même effroi inquiet que la peinture marocaine d’un Duffy, par exemple. Les œuvres de Milhaud, si sauvagement brûlantes et interprétées avec une telle flamme communicative, surprirent surtout notre sage public européen. Les musulmans négligent le vieux, les chrétiens le neuf. Paradoxal destin des musiques à Fès.
Je n’ai pas retrouvé – pour l’instant ! – « les quelques lignes, mais d’une poésie si vraie » écrites par Montherlant sur Fès. Entre 1925 et 1935 environ, Montherlant a fait plusieurs voyages à Tanger et à Fès. Il entretient une correspondance régulière avec Paul Odinot depuis 1927 à propos de son projet de roman « La rose de sable », terminé fin 1932.
Isabelle Secret, fille du docteur Secret, à l’époque médecin à l’Hôpital Cocard à Fès, m’a dit que son père fut l’hôte de Gide et de Montherlant, dans sa maison de Dar Dkor Allah … et Montherlant fait mourir le lieutenant Auligny, le héros de « La rose de sable » dans cette maison … mais pas de maladie !

Musiciens dans un riche café maure, à Fès.
Voir, à propos des références aux concerts de la légion Le kiosque à musique de l’avenue Maurial (avenue Slaoui)