Fès vue du sud. Photographie anonyme et non datée. « Fès semble se dissoudre dans ses jardins, ils sont là tout autour de la ville … »

Texte de Charles-Tristan Pehau (pseudonyme de Charles Sallefranque) dans le Progrès de Fez 1er avril 1934

Fès, subtile et dure, ville des graves théologiens, d’un luxe exquis et d’une sensualité délicate, noble surtout et dédaigneuse, couronne de pâles oliviers ou d’amandiers frêles, les jardins au pied de la montagne.

Vue du cimetière de Bab-Fetouh, qui est à peine triste sous le beau ciel du printemps, tant la neigeuse floraison des amandiers vêt d’une grâce tendre le champ des morts, où sous un soleil trop fervent, çà et là, l’olivier inscrit d’ombreuses et mobiles oasis. Fès semble se dissoudre dans les jardins.

Ils sont là tout autour de la ville, l’assiègent et l’emportent, ils se blottissent, sournois, aux pieds des remparts vétustes, les disloquent et se répètent au-delà encore. Il n’est ravin qu’ils n’envahissent, rocs où ils ne grimpent d’une ardeur inlassée, palais qu’ils n’enchantent de parfums et de verdure. Les voici au Sud où ils font disparaître l’oued dans des gouffres de nuit, les voici à l’Orient et au Septentrion aux riads exquis de nobles maisons presque jusqu’à la mosquée de Karaouiyine et par les menzehs du Douh ils regagnent bruissant allègrement de tous leurs peupliers, Bab-Djedid et l’Oued-Zitoun.

Innombrables jardins de Fès, innombrables comme son eau chantant en mille et une fontaines … jardins impériaux de Lalla Mina et de Bou Jeloud ou petits bois féériques de Dar Debibagh, oliviers d’Aïn-Khémis, vergers de l’Oued Cheracher et surtout ravins de songe, ravin de Bab-Djedid … et vous jardins d’orangers de Bab Sidi Bou-Jida, et vous riads de Ras-el-Djenane, de Chérabliyine ou du Talaa et vous aussi, vous encore, minces bosquets de Bab el-Hadid qui avez de si beaux saules et pas un seul palmier ! … innombrables jardins de Fès, vignes et oliviers, qui escaladez le Talagh et le Zalagh, tordus par l’éternel effort d’arracher à un sol d’ascétiques rocailles, des fruits d’allégresse et de volupté, et prolongez les jardins au flanc âpre de la montagne, câpriers qui traînez vos rameaux sur la roche calcinée et vous y épanouissez en fleurs violettes … innombrables jardins de Fès, je voudrais mais je ne puis épuiser votre nomenclature.

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Pont sur l’oued Fès et les jardins de Sidi Boujida. Cliché Bouhsira

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Les saules au bord de l’oued Fès à Bab Djedid. Cliché Bringau

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L’oued Fès dans les jardins. cliché René Moreau

Riads de Fès.

Si Fès est entourée de jardins et de vergers multiples et délicieux, leur verdure, pourtant toute proche, n’a pas suffi à éteindre au cœur des citadins le goût des amples visions rustiques ou des délicats décors végétaux. Déjà les émirs de Grenade et de Séville avaient enclos l’Alhambra, au Generalife ou à l’Alcazar entre les hautes murailles comme de petites oasis fleuries et parfumées, tel au Generalife le menu et charmant patio de « los cipreses ». Les palais à Fès, surtout les palais modernes comme le Batha d’Ab el-Aziz ou la merveilleuse demeure de Si Moktar Tazi comportent presque tous un de ces exquis jardins architecturaux que l’on appelle les riads.

C’est, entre deux pavillons très décorés de cèdre sculpté, de peintures violentes ou atténuées, de plâtres ciselés, de zelliges, et de très hauts murs, le plus souvent un rectangle autour d’une ou plusieurs vasques de marbre où chante sans fin l’onde captive de l’oued qui a donné son nom à la ville, des allées de zelliges ou de dess, bordées de balustrades où s’accrochent des jasmins et des roses, parfois des kiosques aux couleurs vives prêtant aux plantes grimpantes l’appui de leur enfantine et frêle architecture. Une aimable fantaisie préside à l’aménagement du riad. Pergolas et pavillons, kiosques souvent minutieusement décorés, fontaines et vasques sont disposées comme au hasard, les plantes surtout sont placées en un charmant désordre. Ne sont-ce point elles qui donnent à ces jardins artificiels de pierre, de bois et de faïence une vie contenue et gracieuse ? Le cadre qui les enferme en paraît moins raide, la plainte de l’eau semble en prendre des inflexions plus rêveuses. Bigaradiers et grenadiers, lauriers-roses, bananiers et parfois bambous, mûriers et micocouliers, cyprès et mélias, cherchent l’ air et l’ espace comme ils l’ entendent. Seuls les orangers sont, d’aventure, soumis à la loi du quinconce que la nature rompt souvent par la mort de l’un des arbres ou par une vigueur excessive accordée à un autre.

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Cours intérieure du palais de Bab el Boudjat. 1913 Cliché Niddam et Assouline

Il n’y a de fleurs ici que les fleurs qui ont avec l’homme une familiarité millénaire, le jasmin et la rose, le chèvrefeuille ou l’iris. Les parterres sont réservés aux cent et une plantes des jardins de l’Occident mais surtout à la menthe, au basilic, à la verveine, à l’armoise ou au géranium-rosa, toutes les aromates que l’esclave va chercher dans la moiteur obscure des parterres pour parfumer le thé du maître.

Parlerai-je d’un riad au printemps ou à l’automne ? de celui de Dar Ben Daoud avec son bassin ombreux qui fait songer à la cour des myrtes à l’Alhambra, de celui de Si Moktar Tazi dont l’enchantement se prolonge mystérieusement au tain des multiples miroirs fixés aux murs et dont mon ami Fabulet pensa défaillir, de ceux, si vastes, de Dar Glaoui ou de Dar Ben Jelloun ? Je ne puis croire que les merveilleux firdouz de la Perse, les délicats clos de l’Afghanistan et du Cachemire puissent receler des charmes plus suaves.

Il en est un que je préfère à mille autres, bien que je ne sache pourquoi m’en ravisse à ce point la beauté. Peut-être est-ce parce que l’on y pénètre par une des plus sombres et les plus mélancoliques venelles de Fès pressée entre ces hautes murailles grises dont le peintre exquis qu’est Marcel Vicaire a, si subtilement, traduit l’espèce de majesté désespérée. Des vasques et des jets d’eau frémissent dans les allées dallées de marbre et de zelliges, bordées de myrtes amoureux et de lauriers solennels qui, cet automne n’ont plus de fleurs ; des lianes volubiles d’une vigne qui portent encore quelques pampres bruns s’attachent aux tiges des arbres, se glissent entre les rameaux, retombent pêle-mêle en chaînes, en guirlandes, en festons, en bouquets. Des iris élèvent encore d’entre leurs feuilles pareilles à de longues épées d’émeraude, des fleurs d’améthyste pâle au dessin large et noble. En dehors de cette floraison il n’y a rien que des feuillages de poivriers ou d’orangers, un jeune palmier balance ses palmes naissantes mais surtout fleurissent des idées de beauté qui demandent à être cueillies. On ne peut point, pour banal qu’en soit le songe, dans cet adorable bassin central, entouré de treillages, autour de qui quatre cyprès, debout comme des esclaves, étendent leur tapis d’ombre bleue dans cet air clos mué en une liqueur de parfum, ne pas imaginer le bain de quelque sultane.
« Le rossignol se lamente et dit :
« Qui fera tomber le voile de la rose » (Hafiz).

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Jardin du Palais du Batha, vers 1930

La faïence et le marbre sont tièdes et doux sous les pieds nus. À travers la masse mouvante des ramures filtre une amollissante clarté, parfois au souffle timide d’une brise tombe une chaude flaque de lumière. Le rude Hippolyte ne pourrait plus aujourd’hui dans cette atmosphère trop tendre fuir Phèdre. Que ne paraissent point ici des paons, ces bêtes de légendes et d’ orgueil que l’on retrouve errantes jusqu’aux bosquets de l’Iran, je m’étonne. Comment dans ce riad paradisiaque, me connaîtrai-je homme et misérable ? Autour de moi les marguerites, humbles ailleurs, s’érigent en arbustes, les géraniums s’épandent en monstrueux buissons. Décor fragile certes et d’un bien-être purement sensuel, mais je ne peux y attarder ma pensée. Cette eau du bassin aux premières ombres du crépuscule prend une étonnante teinte de nacre. Cet éclat immobile, l’or mourant qui s’agrippe aux feuillages, tout a l’accent d’une vague et irrésistible volupté. Je suis plus qu’à demi vaincu par tant d’ enchantements et comme Hercule, un instant au jardin des Hespérides, je défaille et m’abandonne. Il serait doux aussi de limiter mon horizon à boire de ces vins capiteux du Lemta et du Zerhoun que des Juifs préparent avec un art savant, à étreindre des femmes délicates sous les branchages, à réciter les élégantes mais grêles poésies de Khayan ou d’El Andalousyi, à déposer la surnature que me fait espérer mon hérédité d’occidental pour m’accepter, chétif dans ma pauvre réalité ainsi que font les musulmans que ne soulèvent point les hérésies mystiques et pour le reste, comme eux me confier au Très Clément !

Il y a malgré tout trop de fadeur dans cette rêverie et pour s’être, jusqu’aux moelles, livrés à elle tant de Fassis trainent en dehors des sens, une vie inerte et bien peu humaine. La pâmoison du riad ne demande à être accepté que dans le rythme de ces alternances dont Montherlant, qui ne s’est point laisser vaincre à l’Orient, s’est fait l’indolent, le persuasif et le fougueux apologiste. Le soir a beau multiplier partout les poudroiements d’or, je m’évade du riad et retourne à moi-même tandis que, dans le déclin exquis de la lumière crépusculaire, tremble déjà au ciel une délicate semence d’étoiles.

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Jardin du Batha. Cliché Résidence générale 1930

L’amour passionné des jardins a été à Fès, la folie de maints sultans. L’austère Moulay Hassan lui-même venait souvent se reposer dans son si séduisant pavillon de Bou Jeloud, jeté comme un pont voluptueux sur un canal dérivé de l’oued. Il s’isolait parfois les vendredis dans un kiosque aujourd’hui délabré de l’arsat du palais de Fès-Djedid où nous-mêmes avons pu passer en compagnie de jeunes lettrés fassis et d’aimables musiciens, grâce à la complaisance rémunérée de quelques gardiens du Dar el Maghzen, des nuits d’ été incomparablement calmes et fraîches. Ces arsats sont, au Maroc, à la fois des plantations de rapport et des jardins d’agrément. Orangers et citronniers les piquent de leurs boules d’or, les grenadiers y allument leurs rouges lanternes ; oliviers et figuiers sont peuplés de chants d’oiseaux. Que faut-il de plus pour composer un cadre au farniente ? Des vignes s’ enlacent à des treillages. Entre les arbres poussent des tomates ou des aubergines, des courgettes ou des piments. Madame de Noailles aimerait ces arsats familières et sans prétention. Du pavillon rouge et bleu jonché de paille, d’où s’échappe souvent le gai concert nocturne des voix et des instruments, Moulay Hassan aimait la rustique et jardinière ambiance. Il se plaisait à venir y méditer avant de présider la prière à la proche mosquée des Alaouites, se nourrissant ces vendredis là, comme le dernier de ses sujets, d’une simple galette de farine.

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Un pavillon dans les jardins du Sultan. Cliché P.Grébert.

Aziz affectionnait plutôt la merveille des jardins du Batha qui dépendent aujourd’hui du Musée ou de la Résidence. Aimable décor fait à l’image de l’âme légère et frivole du maître qui s’y alanguissait chaque jour un peu plus. La beauté en est incomparable au Printemps quand, des grands arbres de Judée, tombe sur les terre-pleins et les allées de faïence verte, une neige zinzoline ou pourpre. Dans un riad écarté de ce palais sur les dalles de marbre et les supports de zellige, le maréchal Lyautey souvent quand il venait à Fès, tenait son Conseil de Gouvernement.

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Vue d’ensemble de Dar Batha

Ce n’est pas sans mélancolie que nous avons re-parcouru ces lieux des fastes abolis à la veille d’écrire ces lignes, ni que nous avons salué une fois de plus, graves émigrés de l’État froid, quelques sapins souffreteux que, par un caprice doux à sa nostalgie de la province natale, la maréchale y avait introduit au milieu des essences du Moghreb. Il n’est pas jusqu’à Moulay Hassan qui ne s’apaisa de ses rages envieuses dans le parc de Bou Jeloud, à la voix sonore des grandes roues élévatrices à palettes qui semblent à Fès comme la cantilène grinçante des jardins.

Si à l’insidieuse complainte et au murmure des innombrables fontaines est lié pour nous le charme qui nous retient à Fès, ce n’est certes pas que nous voulions y fixer, c’est à dire y limiter nos inquiétudes. Nous ne glissons point à ce suprême égarement ni à la honteuse torpeur qui a englouti ici trop d’occidentaux dans un Islam de fantaisie. Bien au contraire au lieu de ces chimères sirupeuses, marche de la civilisation et d’une civilisation dès le temps des conseillers de Moulay Idriss qui fondèrent la ville où l’Occident se mêle à l’Orient, le souvenir de Rome à celui de Bagdad, à la lisière de la « barbarie » berbère, Fès, dont les agents italiens écrivaient au XVIe siècle qu’elle était « castillanisée », évoque étrangement en nous, comme en Pierre Champion au terme de sa parfaite étude sur elle, le souvenir de la Florence du Quattrocento. N’aurait-elle pas, elle aussi, le droit de sourire dans ses jardins comme Florence aux Cassines et au parc Boboli ? Les Fassis sont des voluptueux, nous enseignent leurs jardins, mais la volupté s’exacerbe à savoir qu’elle est follement enviée et convoitée. Il n’y a, au fond, nous disent les jardins de Fès, de digne d’être conservé que ce qui requiert une perpétuelle défense.

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Jardins de la Résidence à Fès. Cliché 1930 Service photographique de la Résidence générale