Image à la une : Cliché intitulé « La médina vue depuis la porte des Andalous ». À partir d’une plaque de verre. L’auteur est Eugène Villard (1863 – 1953), professeur de clinique gynécologique et chirurgien à Lyon. Au fond : à droite les tombeaux mérinides, à gauche le borj nord.
Texte d’Alfred Bel, directeur de la médersa de Tlemcen, publié dans France-Maroc, premier numéro à l’occasion de la foire de Fès 1917.
Article repris le 10 mai 1940 dans le Progrès de Fez à l’occasion de ce qui fut appelé les « Journées historiques de Fès » avec l’inauguration de la nouvelle médersa Seffarine, la pose de la première pierre de la nouvelle bibliothèque de Karaouiyine, de l’internat du Collège Moulay-Idriss et l’inauguration de la VIIème Foire de l’Artisanat de Fez par S.M. le Sultan Mohammed ben Youssef et le Résident général Noguès. Il s’agissait de montrer que malgré la guerre en France, « le bloc franco-marocain, scellé par une collaboration toujours plus intime et confiante », offre, dans ces circonstances particulières, un spectacle réconfortant qui illustre la vitalité des deux pays.
Sous les souverains mérinides (1248-1259 de J.-C.) la ville de Fès redevenue résidence royale, jouit d’un prestige qu’elle n’avait jamais connu et qu’elle n’a pas retrouvé depuis lors. C’est la grande époque de la civilisation musulmane au Maroc.
Les Mérinides étaient des Berbères de la famille des Zenâta, comme les maîtres de Fès au Xème siècle. Ils sortaient des régions septentrionales du Sahara algérien. Ils remontaient chaque année avec leurs troupeaux, comme le font aujourd’hui encore les Sahariens, chercher dans les régions plus arrosées des Hauts Plateaux et du Tell, des pâturages et des céréales.
Lorsqu’ils s’aperçurent de l’anarchie qui régnait dans les pays du Tell, et des luttes des tribus, sous les derniers souverains almohades impuissants à maintenir la cohésion d’un empire immense comprenant toute la Berbérie de l’Océan à la Tripolitaine et toute l’Espagne musulmane, y compris les Baléares, ils sentirent que le moment était venu d’abandonner leur habitat saharien pour les régions plus favorisées du nord de l’Afrique. Ils appelèrent leurs frères du Sahara et, formant des bandes organisées, ils finirent par venir à bout de diverses parties de l’empire almohade.
Tandis que les Hafcides, se prétendant les vrais successeurs des Almohades, se déclaraient indépendants dans l’est et fondaient le royaume de Tunis, une branche des Zenâta, celle des Beni-Abdelwâd avec Yaghmorasen, fondait le royaume de Tlemcen et du Maghreb central, au début du XIIIème siècle. Les Béni-Merin dans le Maroc actuel, après trente-cinq ans de luttes contre les Almohades, finissent par devenir maîtres du pouvoir ; ils s’emparent de Fès en 646 (1248 de J.-C.) après Meknès, Taza et le sud marocain.
Les Beni-Merin, arrivés difficilement au pouvoir, ne parvinrent à asseoir leur autorité et à faire régner un peu d’ordre dans ce Maroc fort troublé qu’après bien des années de luttes et d’efforts.
Dès la fin du XIIIème siècle, ils entreprennent des travaux importants ; et à Fès même, en présence des difficultés qu’offrait la défense de la ville, dominée par le plateau de Fès-Jdid actuel, ils songent à installer leur résidence sur ce plateau même. En 1276 de J.-C., ils fondent à l’ouest de la ville de Moulay-Idriss une nouvelle ville qu’ils appellent Fès-Jdid (Fès la nouvelle). C’est là qu’ils installent leur palais, les casernes de leur milice, les fonctionnaires et l’administration. Ils construisent dans cette nouvelle ville un certain nombre de mosquées que l’on voit encore aujourd’hui, dont la première en date est la Grande mosquée qui fut bâtie en 677 (1279 de J.-C.) et reçut son grand lustre de bronze deux ans après.

Fès-Jdid et le Mellah (au premier plan). Photo aérienne 11 janvier 1926. Pilote : sergent Poullié ; observateur : adjudant Delaby.
Les juifs, déjà nombreux à Fès dès les premiers Idrissides, étaient installés dans le quartier de Bab Guissa au Fondouq-el-Youdi. Comme ils étaient souvent en butte au pillage et au meurtre de la part des musulmans, et qu’il était assez difficile de les défendre dans cette partie de la ville où ils étaient mélangés aux musulmans, les Mérinides en fondant Fès-Jdid songèrent à les installer dans le voisinage, pour pouvoir les protéger plus facilement et les isoler de l’élément musulman. On leur assigna donc l’emplacement actuel du Mellah où ils sont restés depuis.
Le sultan d’alors (fin du XIIIème siècle) donna l’ordre aux juifs d’abandonner définitivement la ville de Moulay- Idriss, la Médina « la ville » par excellence, comme nous disons aujourd’hui, pour habiter le Mellah. Beaucoup d’entre eux qui étaient propriétaires d’immeubles au Fondouq-el-Youdi, préférèrent, paraît-il, renoncer au judaïsme et se firent musulmans pour demeurer dans leurs maisons et en conserver la propriété, plutôt que des les vendre à vil prix. C’est peut-être l’une des causes qui font retrouver, chez un certain nombre de musulmans de Fès, le type juif et des noms de famille habituellement portés par les juifs.
Fès sous les Mérinides s’agrandit donc de tout le quartier nouveau de Fès-Jdid qui se peupla rapidement comme résidence du monde officiel et militaire. La vieille cité de Moulay-Idriss s’était dépeuplée au cours des guerres qui avaient ensanglanté la capitale sous les derniers Almohades et au début des Mérinides ; au contraire c’est sous cette dynastie que la capitale du Maroc, du Maghreb El Aqça, comme on dit, prit son plus grand développement en surface et revint au moins au chiffre de la population (125 000) qu’elle avait sous En-Naçir.
Dès cette époque, nous dit un chroniqueur musulman de la première moitié du XIVème siècle de J.-C., « on commença à faire usage, dans les constructions, des carreaux émaillés en faïence, du marbre et des stucs ».
Ce fut au temps des Mérinides que les artistes de l’Espagne musulmane, tout comme les savants, vinrent en grand nombre à Fès et dans le Maroc entier, où ils édifièrent tant de constructions délicates et firent fleurir cet art remarquable que nous appelons aujourd’hui hispano-mauresque. Comme Tlemcen, comme Grenade, comme Séville , Fès renferme encore des trésors de cette architecture du XIVème siècle, de cette décoration des parquets et des murs en carreaux émaillés, de ces revêtements de stucs si finement fouillés, de ces boiseries sculptées et décorées d’arabesques, d’inscriptions arabes et de motifs floraux ou géométriques qui font aujourd’hui notre admiration, mais qui aussi suscitent nos regrets. Car la bonne tradition d’art s’est perdue. On trouve encore, certes des artisans habiles, des faïenciers, des menuisiers d’art capables de faire des plafonds somptueux, mais hélas ! leur goût s’est gâté ; ils ont depuis longtemps négligé les saines traditions du siècle mérinide ; et la lourdeur des chapiteaux d’aujourd’hui, la brutalité des couleurs, le manque d’harmonie ont remplacé la souplesse et l’élégance, la douceur et la variété des coloris et des lignes que nous admirons encore dans les vieilles médersas.

Bois sculpté XIVème siècle conservé (?) au Musée du Batha
Les Mérinides couvrirent les villes, de leurs états, d’édifices divers et firent œuvre de grands et habiles constructeurs, tant en Espagne où ils firent souvent la guerre aux chrétiens, qu’en Berbérie où ils semèrent de-ci, de-là des villes, des mosquées, des médersas, des palais restés célèbres et dont les ruines aujourd’hui provoquent encore notre admiration.
Faut-il rappeler en passant la Mansoura, ville qu’ils fondèrent pour assiéger Tlemcen, et les mosquées admirables construites par eux autour de cette capitale, leur ennemie, dont ils s’emparèrent d’ailleurs et qu’ils gardèrent pendant un quart de siècle ? Faut-il, plus près de nous, vous prier de reporter vos souvenirs vers les ruines de Chella, près de Rabat, où sont enterrés plusieurs rois mérinides ? Beaucoup d’entre vous sont allés y admirer le gracieux minaret de l’ancienne mosquée, les remparts à demi ruinés certes, mais encore combien décoratifs, dominant le majestueux Bou Regreg.
Mais sans aller au loin, Fès seule n’est-elle pas un vrai musée de l’architecture mérinide ? Pour les nombreux étudiants qui venaient du Maroc, de la Berbérie entière et de l’Espagne entendre les leçons des maîtres ès-sciences musulmanes, les Mérinides firent construire des médersa non seulement à Fès, mais à Tlemcen, à Salé, à Meknès, partout. Celles de Fès sont les plus belles. Elles abritent encore aujourd’hui les trois ou quatre cents étudiants venus du Maroc entier et même de l’Algérie, se joindre aux tolbas de Fès poursuivre les cours professés à l’université de Karaouiyine.

Médersa Seffarine. Cliché Service photographique de la Résidence générale 1929
Si tous les Européens qui sont à Fès n’ont pas eu la faveur de visiter et d’admirer ces belles médersas déjà bien ravagées, hélas ! par le temps et l’incurie des souverains de ces derniers siècles, du moins ceux qui les ont vues savent quels trésors d’art, quelles précieuses boiseries, quels stucs merveilleux, quelles faïences aux harmonieuses couleurs avec ces carreaux bleus-gris dont les faïenciers actuels ont perdu le secret, renferment ces palais de la science musulmane, passablement déchue aujourd’hui.
Les souverains mérinides ne reculaient devant aucun sacrifice, aucune dépense ne leur paraissait excessive quand il s’agissait d’orner leur capitale. Comme le rapporte la tradition orale, un jour qu’un intendant faisait à Abou-Inân, le grand souverain qui fit construire au milieu du XIVème siècle la médersa Bou Inanya, le compte des dépenses, le roi répondit : « Nulle dépense, si grande soit-elle, n’est à regretter si l’on peut dire que les constructions qu’elle a données sont belles ? ».

Médersa Bou Inanya. Plaque de verre 1925. Cliché Eugène Villard
Les Mérinides ne mettaient pas seulement leur orgueil dans les constructions somptueuses, ils firent aussi des travaux d’utilité publique, comme le canal et l’aqueduc amenant à la ville nouvelle l’eau de Aïn Omaïr, et celui amenant l’eau de source de Bab-el-Hadid au quartier des Andalous. Combien de jolies fontaines comme celle de Sidi Fredj sont aussi leur œuvre.
Ils firent construire ou refaire un certain nombre de ponts reliant les deux parties de la ville, notamment celui que nous appelons encore de Beïn Lemdoun et celui d’Er-Rcif.

Kantra (pont) Beïn Lemdoun. Cliché anonyme 1911
Amis des beaux panoramas et des vastes horizons, ils avaient fait édifier un château, résidence de plaisance, sur le mamelon voisin de l’actuel fort Bourdoneau, en un point dominant d’où l’on découvre vers le sud, la grande plaine du Saïs, l’oued Fès, le Sebou, et où le regard ne s’arrête que sur les montagnes et les neiges du Bou-i-Blan chez les Beni-Ouaraïn. De ce château il ne reste plus que les traces des murs, rasés presque au niveau du sol, où des fouilles prochaines révéleront peut-être quelque nouveau document intéressant l’histoire des Mérinides.
Non loin de là, près du Fort Chardonnet, sur le tertre qui domine Bab Guissa et toute la ville, se trouve encore des vestiges de monuments funéraires de quelques rois et princes mérinides. C’était là, pour Fès, le cimetière de la famille royale. Tout près de ses ruines on voit celles d’une petite mosquée de la même époque. Deux épitaphes sur dalles de marbre, retrouvées dans ce cimetière de Bab Guissa et déposées aujourd’hui au musée de Fès, nous permettent de penser que là aussi étaient enterrés les grands de la cour et peut-être un vizir de Grenade. L’une de ces inscriptions paraît bien se rapporter à un vizir andalou, tandis que l’autre marquait la tombe d’une petite princesse mérinide dont le grand-oncle était le chef de la milice chrétienne d’alors. Comme sous les Almohades en effet, les rois mérinides entretinrent auprès d’eux une armée de mercenaires chrétiens et des marchands chrétiens vivaient en grand nombre à Fès à cette époque (XIVème-XVème siècle de J.-C.). Le quartier qu’ils habitaient se trouvait dans la partie de Fès-Jdid qui avoisine l’actuelle Bab Essemârin.

Au premier plan le Fort Chardonnet, derrière et sur la droite ruines des tombeaux mérinides. Détail photo aérienne du janvier 1930. Pilote Adj. Ciavaldini. Photographe : Adj-chef Orihuel. 37ème RA, 9ème escadron
La coudée royale qui constituait à l’époque la mesure de longueur officielle était placée dans les souks, et on peut voir encore aujourd’hui un morceau équivalent à peu près aux trois quarts de la pièce, de la coudée d’Abou-Inân, cassée lors d’un récent incendie du souk des Attarine et encastrée ensuite dans le mur d’une des boutiques de ce souk. Elle porte l’inscription : « Ceci est la mesure d’une coudée, c’est la qâla de la Qisariya… Elle a été faite par ordre de notre seigneur l’émir des Croyants El-Mota-wakkie … Abou-Inân, qu’Allah l’assiste et le seconde. En l’an 755 ».
Il y aurait beaucoup à dire de l’appui que ces souverains prêtèrent aux arts, aux lettres et aux sciences. Je me bornerai à rappeler à ce dernier propos, qu’un de leurs premiers rois l’émir Yacoub ben Abd-el-Haqq, signant un traité de paix avec don Sanche de Castille en 1284 de Jésus-Christ, ne manqua pas d’y faire entrer une clause aux termes de laquelle le roi chrétien devait faire réunir à Fès tous les livres arabes qui se trouvaient dans ses états. Cette clause fut exécutée, mais depuis cette époque bien des rois se sont succédé sur le trône du Maghreb, qui n’ont pas eu la même sollicitude pour la science arabe, et les plus précieux manuscrits accumulés alors dans cette bibliothèque de la mosquée d’El Karaouiyine ont disparu aujourd’hui. Je pourrais même citer le nom de tel souverain récent qui n’a pas hésité, comme bien d’autres avant lui, à garnir sa bibliothèque privée avec les manuscrits d’El Karaouiyine.
Dès la fin du XVème siècle, avec la prise de Grenade et l’expulsion des Maures d’Espagne, la décadence atteint l’empire du Maroc et la dynastie mérinide. Les grands siècles de la civilisation musulmane sont révolus ; l’islam libéral et tolérant, ami des arts et de la belle littérature, s’écroule et fait place à l’islam étroit et mystique répandu partout par les confréries religieuses.
C’est ce que traduit un dicton populaire, peu révérencieux pour les actuelles dynasties chérifiennes : « Bad Bnî Mrîn ou Bnî Ouattâs Ma bqaou nâs » « Après les Beni-Merin, et les Beni-Ouattas, il n’y a plus personne ».`

La médersa Attarine (1323-1325) mise en chantier par le Sultan Abou Saïd Othman à côté de la Mosquée Karaouiyine, à l’entrée du souk des épiciers-parfumeurs d’où son nom de « Médersa des épiciers ». Cliché du Service photographique de la Résidence générale. 1929. « Attarine la plus secrète et la plus raffinée se montre audacieuse et follement riche dans son exiguïté » Henri Terrasse dans « Maroc, villes impériales » (B. Arthaud 1937).
Voir aussi La « légion étrangère » de la dynastie mérinide. , La merveilleuse histoire de la fondation de la mosquée Bou-Anania , Nécropoles mérinides , Le Mellah de Fès