Image à la une : « Fasias » en pleine lumière, accoudées au rebord de leur terrasse, observant ce qui se passe dans les petites ruelles en contrebas … où elles circuleraient le visage soigneusement voilé. Cliché anonyme (peut-être Bouhsira ou Chambon), début des années 1920.

Les terrasses de Fès ou comment les femmes musulmanes échappaient au confinement !

Les terrasses, on le sait, sont ou plutôt étaient le domaine exclusif de la femme, le chemin par lequel elle s’aventurait volontiers pour aller d’une maison à une autre. Ces terrasses sont assez rapprochées entre elles pour que l’on puisse facilement les enjamber, et les femmes de Fès s’en acquittent très adroitement. Inutile d’ajouter que la présence d’un homme en ces lieux était, non seulement une action de la dernière inconvenance, mais une dérogation absolue aux lois sociales et aux usages de l’époque.

Le matin, ces terrasses sont le domaine des ménagères qui viennent étaler sur les cordes, au soleil et à l’air pur, couvertures, coussins et linge divers.

En fin d’après-midi, quand l’air est doux et qu’il fait beau les femmes viennent prendre l’air sur les terrasses de leur maison. On dit qu’entre voisines et amies, elles se donnent rendez-vous ; accoudées ou assises sur le parapet, elles discutent et potinent. Les plus hardies enjambent les murs à l’aide d’échelles ou de planches qui forment des ponts au-dessus du vide pour aller rendre visite à leurs amies.

Certaines de ces promeneuses aériennes en profitaient aussi pour aller rejoindre leurs amants échappant à la surveillance du mari qui n’avait pas droit de cité sur la terrasse « à l’heure des femmes ». Aujourd’hui, les drones évitent aux hommes de monter les étages !!

Je pense que cette existence de « chatte de gouttière » n’est plus trop d’actualité et l’on voit aujourd’hui sur les terrasses de Fès beaucoup plus de touristes dépenaillés que de fasias vêtues d’élégants caftans. L’appel du muezzin de la mosquée voisine et la naissance de la première étoile ne font plus descendre personne des terrasses.

 

La médina 441 (1) copie

La médina de Fès. 1929 Cliché du Service photographique de la Résidence générale. Au premier plan des terrasses, disposées en jeu de cubes de pierre irrégulièrement déposés ; derrière d’autres maisons échafaudent leurs pans de murs, sans beaucoup d’ouvertures, mais eux aussi coiffés de terrasses. Terrasses blanchies et reblanchies à la chaux qui finissent par être grises voire noirâtres tant elles ont été ravinées par les pluies.

J’ai retrouvé un texte écrit en 1917 par Si Mammeri, instituteur à Fès-Jdid, dans lequel il décrit les terrasses de Fès, leur animation et leur rôle dans la vie sociale de Fès.

À Fès toutes les maisons sont pourvues de terrasses. Vous montez un escalier haut d’une quinzaine de marches, une petite porte revêtue de fer blanc, tournant sur des pitons placés par deux en charnière se présente à vous. Vous tirez un vieux verrou tout rouillé et vous voilà sur la terrasse. Vous respirez largement et vos regards parcourent avidement la ville toute rayonnante de soleil.

Les maisons marocaines sont sombres, surtout dans les vieux quartiers de la médina ; les chambres et les cours ne reçoivent que peu de lumière à travers les grillages métalliques ; les rues étroites couvertes de roseaux en certains endroits sont ternes et étouffées. Ajoutez à cela une forte impression d’humidité.

Dès que vous êtes sur la terrasse, vous vous sentez soulagé, comme délivré, et vous goûtez davantage la chaleur du soleil et la couleur du ciel.

Ici point d’aire uniforme, rectiligne, carrelée comme dans nos villes d’Algérie ; mais un grand abandon dans les lignes et les surfaces, une forte diversité dans la disposition des différentes parties qui composent la construction : c’est ce qui fait l’intérêt et l’originalité de la terrasse de Fès.

Tantôt entourée par quatre murs élevés, percés de petites lucarnes rondes, elle donne l’impression d’une grande cage carrée ; tantôt nue, en trapèze ou en rectangle, elle fait penser à un énorme couvercle de caisse géante. Là une vigne forme treille au-dessus des murs, supportée par des piquets moisis ; plus loin, un figuier au tronc noueux emplit la terrasse de ses nombreuses branches rabougries, jetant une fine note violette dans sa gamme de jaunes éblouissants. Murs crevassés, en ruines, laissant voir des briques rouges, petites fenêtres semblables à des meurtrières, coins moussus verdâtres, plaques de chaux encore blanche jetées sur les réparations nouvelles : voilà ce que vous remarquez et ce qui vous surprend au premier abord.

Au loin, le Zalagh déroule une ligne harmonieuse de rose violacé sur un ciel violent ; deux petits nuages blancs, légers comme de la dentelle, mettent un sourire dans le paysage. Un minaret dresse sa tour élégante et verte au-dessus de l’entassement des maisons. Au fond, cachés à demi par de grands arbres, des palais neufs, éblouissants de clarté  présentent des rangées d’arcades dans une légère vapeur bleuâtre.

Vue Bréguet590 (2) copie

Les terrasses de Fès, survolées par Brégi et Lebaut, le 20 septembre 1911, lors de la première liaison Casablaca-Fès en Bréguet. Cliché France-Reportage. Paris

À mesure que vous embrassez moins d’horizon et que votre regard se concentre, vous êtes frappé par l’animation qui règne sur les terrasses. À Fès, la femme musulmane abandonne volontiers la rue à l’homme, mais elle revendique des droits entiers et exclusifs sur la terrasse. Tandis qu’elle ne voit et ne parcourt la ville que voilée, entourée de haïks embarrassants, ici, elle se livre librement. Le haïk est écarté, laissant paraître de beaux caftans roses, bleus, jaunes couverts de fines gandouras blanches, ouvertes sur les côtés pour ne point gêner les mouvements.

Attention ! Doucement la petite porte s’ouvre et seul le grincement du verrou vous révèle une douce apparition. C’est une figure blanche, légèrement pâle, avec des yeux noirs dans les orbites creuses sous de gros sourcils fraîchement teints. Quelques pas légers, un regard furtif chez le voisin par-dessus le mur et c’est l’examen des bijoux : colliers, breloques, chaînes d’or.

Mais  il faut bien s’amuser un peu. On appelle les amies : des échelles très légères, des trous pratiqués facilitent ces réunions. On se tend la main, on se prête mutuellement le dos quand le mur de séparation est trop haut. Ce ne sont plus alors que sourires, voix argentines, éclats de rire sonores.  Des négresses de tous âges viennent se joindre à ces Grâces.

De là-haut, on voit la rue et la rue ne vous voit pas. À leur tour d’être curieuses : un gros notable traverse la rue, figé sur sa monture. « Il n’est vraiment pas beau ! sa moustache est bien maigre. » Puis c’est un jeune homme qui vient, relevant indolemment le pan de son burnous. On le regarde et on sourit ! Quelle joie de prendre sa revanche !

Les jours de fête l’aspect des terrasses est plus curieux encore. Des derbouqas, des tam-tams teints de henné comme les petites mains qui les tiennent, résonnent de tous les coins dans une cadence, un rythme de plus en plus accéléré, entraînant dans une danse délirante, aux cris répétés des youyous stridents, des milliers de légères silhouettes féminines.

vue terrasse591 (1) copie

Vue aérienne de Fès et de ses terrasses. Le Zalagh, en arrière plan. Vers 1920. Cliché anonyme, une des quatre photos d’un panoramique de la Médina.

Aujourd’hui, le Maroc a réagi rapidement à la pandémie en adoptant des mesures draconiennes, très semblables à celles appliquées en France, en particulier en imposant un confinement obligatoire. Mais comment peut-on confiner des familles nombreuses, déjà entassées quand tout le monde n’est pas présent dans le petit logement du vieil immeuble insalubre de la médina de Fès ? Et pour que le confinement fonctionne il faut avoir de quoi nourrir la famille, ce qui n’est possible que si on peut vendre quelque chose dans la rue … où on ne peut plus aller. Pas facile, même si c’est nécessaire.

La terrasse peut encore éviter le confinement … mais pas la circulation du virus, si elle est commune à plusieurs familles.