Image à la une : Fès, la gare du Tanger-Fez. Vers 1930. (Architecte René Canu)

Les différentes conventions diplomatiques (Traité d’Algésiras de 1906 et Accord franco-allemand de 1911) stipulent qu’aucun chemin de fer commercial ne pourra être construit au Maroc tant que la ligne de Tanger à Fès, qui « intéresse toutes les nations », ne sera pas mise en adjudication, mais elles laissent à la France le droit d’utiliser pour les besoins de ses opérations militaires au Maroc, un chemin de fer à voie étroite. Usant de cette latitude, le Génie militaire construit dès 1911 des lignes stratégiques en voie de 0,60 m., l’Allemagne ayant opposé son veto à l’utilisation de la voie de 1 mètre (largeur intermédiaire entre la voie étroite et la voie normale d’1,435 m.).

Lorsque la guerre de 1914 éclate, les autorités françaises au Maroc considèrent que les engagements pris vis à vis de l’Allemagne n’ont plus de valeur : en conséquence, elles estiment pouvoir ouvrir les lignes militaires à voie étroite au trafic civil. Certains conseillers proposent aussi de laisser tomber le projet de la ligne Tanger-Fez : les travaux n’ont pas commencé, même si le Sultan, en mars 1914, a accordé la concession d’un chemin de fer à la Compagnie franco-espagnole du Chemin de fer de Tanger à Fez. Histoire des chemins de fer marocains jusqu’en 1935.

Ils considèrent qu’il est de l’intérêt de la France d’abandonner, ou au moins de retarder, la réalisation d’une voie ferrée qui ferait de Tanger, ville internationale, un grand port susceptible d’accaparer la plus grande partie du trafic du port de Casablanca, en cours de développement. Une partie importante du fret, en provenance des régions de Meknès, Fès, voire de la zone orientale du Maroc, qui pourrait, à terme, transiter par Oran, port français, risquerait d’être détournée vers Tanger.

La mise en service du Tanger-Fez ferait de Tanger la plus grande ville du Maroc et de son port l’un des plus importants du monde – cent ans après, avec Tanger-Med il est devenu le 1er port d’Afrique – pour le transport des marchandises ; tout le trafic des voyageurs qui alimente une grande partie du commerce de la ville de Casablanca enrichirait Tanger et augmenterait sa population fixe et flottante.

Cette vision « mercantile » n’a pas été retenue et comme il fallait bien avancer sur le projet de chemin de fer à voie normale, le 26 juin 1916, la Compagnie Franco-Espagnole du Chemin de Fer de Tanger à Fès est constituée … en laissant à la guerre le soin de ralentir le chantier !

Taourirt (1)

Le Résident-général Lyautey, dès le début de la guerre de 1914, considérant que les traités avec l’Allemagne sont caducs, avait décidé d’abandonner provisoirement les études commencées pour le Tanger-Fez et a donné des ordres pour que l’on se consacre au développement des voies ferrées militaires à écartement de 0,60 m. dont l’intérêt stratégique est évident. C’est à partir de cette époque que le commandant Burseaux, directeur des Chemins de fer militaires au Maroc, met à exécution le tracé étudié par l’ingénieur Paul Séjourné, polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, recruté par Lyautey  et qui sera le conseiller de la future Compagnie des Chemin de fer du Maroc. Bientôt, des moyens importants sont accordés au développement des voies étroites et  plus de six cents kilomètres de rail sont posés. Lyautey a toujours été  favorable au développement du chemin de fer :« Le Maroc doit être couvert de chemins de fer. L’automobile n’est qu’un pis-aller que nous sommes heureux d’avoir, mais qui ne constituera jamais le vrai transport commercial ».

Le rail arrive à Fès en février 1915, depuis Salé, origine de la ligne, après la construction de 245 km de voies. La raison d’être de ce chemin de fer est de servir aux transports des troupes et à leur ravitaillement, ce qui explique la situation de la gare à proximité de la casbah de Dar Dbibagh, premier casernement des troupes françaises lors de leur arrivée à Fès au printemps 1911.

On constate que le « petit chemin de fer » – « le tortillard » comme certains l’appellent – à voie de 0,60 m. que les Allemands avaient imposé à la France, rend des services bien plus importants que ceux initialement espérés : il permet de mener à bonne fin les opérations militaires ; il contribue efficacement au développement économique du pays quand le trafic civil est autorisé sur ses voies, en facilitant les communications intermarocaines.

À titre plus anecdotique, mais cependant significatif, car Lyautey y tenait particulièrement, il contribue à la tenue de la Foire d’Échantillons de Fès, en octobre 1916. Ce petit chemin de fer à voie de 0,60 m. est mis à contribution pour transporter caisses, madriers, solives, et même les montagnes russes en multipliant les va-et-vient entre Casablanca, Kénitra et Fès. Il embarque aussi les voyageurs et la durée du trajet est réduite à deux jours – au lieu de trois – entre Salé et Fès. Un hôtel est aménagé à la hâte à mi-parcours permettant un repos bienvenu. Les plus favorisés profitent même d’un voyage en draisine dans la journée.

Le chemin de fer à voie étroite permet d’attendre l’établissement des voies à écartement normal. Il donne aussi des informations précieuses pour la construction des futures lignes : sur le matériel de voie à utiliser, sur les tracés, les profils, les courbes et les rampes nécessaires pour assurer un trafic en toute sécurité, sur l’exécution des futurs ouvrages d’art et le choix de l’emplacement le plus approprié, sur la qualité des sols, etc. Des reconnaissances rapides le long des lignes militaires ont permis de vérifier la possession des terrains nécessaires pour l’implantation des nouvelles gares projetées. Enfin, ces lignes militaires faciliteront, le moment venu, la construction du Tanger-Fez et des lignes de Marrakech à Oujda des Chemins de Fer du Maroc, en amenant par le rail, les matériaux, dont le transport par routes de terre ou même par l’oued Sebou, serait long, pénible et onéreux.

Arrivée à Fès, la voie de 0,60 m. doit maintenant être prolongée vers l’est ; en août 1916, le Résident-général Lyautey donne des ordres pour terminer la portion Fès-Taza, à voie étroite, pour relier par le train Marrakech à Oujda et, au-delà, au réseau algérien. Les travaux débutent en mars 1917 et il faudra quatre ans pour atteindre Taza, le 31 juillet 1921 avec la rencontre des deux équipes de construction à Dar Caïd Omar : en 1912, les autorités françaises avaient décidé de lancer, à partir d’Oujda, la construction d’une ligne de chemin de fer, à voie étroite en direction de Fès. La portion Oujda-Taourirt est réalisée assez rapidement (printemps 1913) en l’absence de difficultés de terrain. Guercif est atteinte dans le courant de l’été 1913, et la ligne Oujda-Taza est achevée le 14 juillet 1915 … alors que la gare de Fès vient à peine d’être créée !

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Taza. La gare Girardot. Façade. Vers 1915/1918. La gare deviendra l’Hôtel Transatlantique après la construction de la nouvelle gare de Taza

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Taza. La gare Girardot, côté quais et voies

Les voyages en train ne sont pas de tout repos : la voie ferrée suit les sinuosités du terrain et elle est souvent interrompue par les intempéries. Des camions peuvent être utilisés en remplacement, … mais en période de fortes pluies la route devient rapidement un bourbier infranchissable et c’est à pied que les militaires, qui sont  les principaux usagers des trains, doivent faire certaines parties du trajet. Le confort est inexistant : « les voyageurs prenaient place dans d’inconfortables draisines, secouant  les voyageurs et les marchandises comme dans un gobelet à cocktails. Le primitif « railway » s’arrêtait souvent pour laisser passer un âne ou un chameau et il mettait des heures pour franchir une cinquantaine de kilomètres » (Les annales coloniales illustrées 1929).

Dans le « Moghreb en flammes » (Éd. La renaissance du livre. 1921), Claude Lorris rapporte les notes prises, au jour le jour, par « une femme qui se défendait d’être un écrivain ». Elle relate un voyage en train d’Oran à Fès en 1917. Le 13 juillet, après une nuit à Oujda, elle attend la draisine :

« Elle est prête, c’est une voiture automotrice qui roule sur rails. Elle remorque un léger fourgon chargé de sacs de dépêches. Nous ne sommes pas nombreux, chaque draisine pouvant transporter six voyageurs, sept au plus. J’occupe la place du milieu sur la banquette du centre … Nos minces bagages sont  installés devant nous, sur le plancher même de l’automotrice. Je serais très bien si la banquette n’était pas un peu haute. Mais comme j’excelle à m’accommoder je demande pour coussin un sac de dépêches. La draisine part, rapide, avec un bruit strident. … Puis la draisine  marche mal. Le moteur a des ratés, il ralentit, il ne tourne plus. … On descend la caisse à outils. Le travail de réparation commence. Marchera ? Marchera pas ? On est loin de la gare d’Oujda, loin d’un poste pour téléphoner. Pourra-t-on retourner pour avoir une nouvelle draisine ? Le chauffeur et le convoyeur s’activent. … J’ai sous les yeux la grande plaine marocaine. Elle est jaune, flanquée d’une double ligne de montagnes. … Avec le sac-coussin, j’ai sous mes pieds tous les désirs des hommes. Le temps a fui. Le moteur tourne. On repart.

Les postes militaires sont très rapprochés : Isly, Oued-Juif, El-Ayoun. Nous nous arrêtons. À la gare, trois ou quatre officiers attendent … Je descends de la draisine. Je fais quelques pas sur le quai, les mains dans les poches … au deçà parmi les verdures, j’aperçois la qoubba de Bou Hamara, qu’il me plairait de visiter… La draisine va repartir.

El Aioun La gare

La gare d’El-Aïoun, au temps de la voie étroite.

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Gare fortifiée de l’oued Semouna. À une vingtaine de kilomètres de Taourirt. Avant 1914

Taourirt. Midi : mauvais déjeuner dans la ville européenne. Cabaret de sous-officiers et d’ouvriers agricoles. 1heure : départ, nous avons changé de draisine et de chauffeur.

… La voie est gardée. De crête en crête, surgissent des chevaux harnachés. Les cavaliers démontés, le pistolet en main, veillent dans les anfractuosités. Un point blanc au sommet d’une montagne géante, en plein firmament, est la cible blanche de je ne sais quel tireur invisible. C’est une vigie.

Guercif. Le chauffeur donne de l’eau au moteur qui a soif. Il brûle. Il faut changer un écrou. … Nous parlons de l’automotrice : c’est une douze chevaux, qui fait du trente à quarante à l’heure. Mais avec le vent que l’on coupe et qui dévore, on a la sensation d’une vitesse plus grande. La halte est achevée. Le moteur tourne. Nous nous élançons dans l’incendie des sables.

Taza. 19h00 (une douzaine d’heures de voyage depuis Oujda pour environ 230 km) … Je viens de descendre de la draisine. Nous avons devant nous des tables de cabaret de France où des gens grossiers, des ouvriers et des demi-messieurs prennent l’apéritif. Ces tables s’étendent le long d’un baraquement qui porte en grosses lettres le titre pompeux « Buffet de la gare ». À intervalles réguliers, le baraquement se perce d’une porte surmontée d’un vasistas. Entre deux de ces portes je discerne le luxe d’une fenêtre. C’est le box d’honneur, celui que l’on donne aux colonels et aux généraux.

… Ce lieu excentrique, où fraternisent les hommes, est à la fois une gare, un poste et une maison de plaisir. Cela saute aux yeux. Cela a une atmosphère spéciale.

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Buffet de la gare de Taza

La poursuite du voyage vers Fès, doit se faire par la route, la section Taza-Fès par voie ferrée n’est pas encore réalisée. Le capitaine des « Étapes » s’occupe de la suite du voyage vers Fès qui ne pourra s’effectuer que le 15 juillet.

15 juillet. 5h30. Le tracteur – un énorme camion – est chargé. Cette charge se compose de munitions, des fournitures militaires et du courrier. … Le convoyeur est à droite, c’est lui qui fera la vigie, qui signalera au chauffeur les obstacles à éviter. En bordure, de chaque côté du tracteur il y a une ligne de soldats, le fusil au pied. Des gradés sont juchés au centre, au gré des aspérités des bagages. … Ce n’est pas la grande guerre, mais le danger est en embuscade …

… Le camion automobile traîne sa carapace. Il souffle. On atteint un passage glissant parmi les cailloux. Le terrain est détrempé. La piste monte modérément. Les roues du tracteur s’enlisent. Elle patinent. Le chauffeur augmente la vitesse, donne au moteur toute sa force. La lourde voiture ne bouge pas… Les soldats dégringolent, comme jadis, les voyageurs de diligence. … On pousse ! Les pneus mordent enfin dans le sol. Lentement, le camion se met en marche.

… Une fusillade éclate. Nous avons quitté le poste des Roches. Nous venons de nous engager dans le col des Zouaves. D’invisibles tireurs nous visent. Les soldats répondent. Les coups de feu se croisent.

Le désert, qui semblait inhabité, se peuple. Les Ghiatas se découvrent. Les mokhaznia à cheval surgissent. Les nomades veulent piller le tracteur, s’emparer des armes. Les plus hardis s’élancent à l’assaut. Les mokhaznia nous font un rempart. La fusillade est nourrie. Des hommes et des chevaux tombent. La lune dormira sur des morts.

Nous avons atteint l’extrémité du col. Nous allons sortir. Une automitrailleuse arrive derrière nous. Elle a épuisé toutes ses munitions. Elle est quasi brisée, elle ne marche plus qu’avec un cylindre. On crie : « il faut passer ! ». Comme animée par le danger, elle bondit, écrase les cadavres des chevaux et les cadavres des hommes …

Le voyage se poursuit jusqu’à Fès, avec un arrêt à Oued Amelil pour faire admettre les blessés à l’hôpital militaire de campagne, et déjeuner dans une « cagna » en roseaux où des planches sur des tréteaux forment trois tables. Dernier arrêt à El-Arba de Tissa pour se désaltérer dans une longue salle de branchages. « Je vois des verres et des bouteilles sur un comptoir et je vois, par terre sur des matelas, dans des draps blancs, des soldats atteints de paludisme.

Le soir est tombé quand le camion arrive à Fès, à Dar Dbibagh après un trajet de plus de douze heures et 120 km. de piste.

Notre voyageuse prend une voiture pour rejoindre son hôtel «  Bab Hadid ouvre son arc aux sept créneaux, coiffés de cône. J’arrive à l’hôtel. Il est agréable, bleu, avec une grille d’enceinte bleue … Je dîne dans la cour sous un faux poivrier ». Elle s’installe à l’Hôtel Belle-Vue, ouvert depuis un an.

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Hôtel Belle-Vue (propriétaire Figari) à Bab-el-Hadid.

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Hôtel Belle-Vue, vers 1925 avec son jardin qui descend pratiquement jusqu’à la route de Taza, en face de l’usine électrique.

Fès et les voies ferrées à écartement normal.

I – La gare du Tanger-Fez

Le développement d’un réseau à voie normale destiné à remplacer, à terme, le réseau militaire à voie étroite s’accompagne à Fès d’une délocalisation de la première gare à voie de 0,60 m. ouverte à Dar Dbibagh depuis février 1915. Ce choix, dès 1913, avait été discuté : Jean-Claude Nicolas Forestier, urbaniste et paysagiste – qui avait fondé avec Henri Prost, en 1911, la Société française des architectes et urbanistes – proposait dans une première étude sur la ville nouvelle de Fès, d’implanter la gare sur des terrains proches de l’oued Fès.

L’implantation de la gare à Dar Dbibagh a finalement été choisie, pour sa proximité avec le camp militaire, dont la desserte était alors la raison d’être de ces chemins de fer militaires : servir aux transports de troupes et à leur ravitaillement.

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Fez Ville-Nouvelle. Petite vitesse. Voie de 0,60 m. Baraquement annexe du « commissaire militaire de gare »

Voir : La première gare de Fès : la gare à voie de 0,m 60

Lorsque Prost prépare, fin 1915, les premiers plans de Fez Ville-Nouvelle, après une visite sur le terrain avec le général Lyautey, il installe la future gare du Tanger-Fez à l’emplacement de la gare de la voie de 0,60 m. Les services techniques de la Résidence l’auraient assuré que conserver cette localisation ne poserait aucun problème pour les futures lignes à voie normale : cela semble peu discutable pour le Tanger-Fez, qui arrivera de Meknès, comme le chemin de fer militaire ; mais certains ingénieurs chargés des études de la voie ferrée à écartement normal font déjà connaître que l’emplacement, en haut de l’avenue, fixé pour la gare du Tanger-Fez est inadapté pour des raisons techniques si l’on envisage de prolonger la voie jusqu’à Oujda et l’Algérie … ce qui est le but de la future « voie impériale » de Marrakech à Tunis, via Fès et Oujda.

Un plan de Fès levé en 1912-1913 et mis à jour en 1916, situe la gare du Tanger-Fez, sur les terrains proches de l’oued Fès, comme proposé par J-C Nicolas Forestier … là où elle est encore aujourd’hui. On constate donc que, dès cette époque, on envisage un autre emplacement de la gare du Tanger-Fez.

Plan Fez V-N 1916

Extrait du plan de Fès levé en 1912-1913 et mis à jour en 1916.  La gare de la voie de 60 est cerclée et se trouve à l’extrémité du tracé vert. En haut et à gauche, on remarque que la gare du Tanger-Fès est déjà figurée.

Lyautey et les urbanistes considèrent que les gares doivent être des « entrées de villes » et la gare de Dar Dbibagh répond parfaitement à ce concept : la gare est légèrement en hauteur et ouvre sur  un large panorama vers la médina ; c’est le lieu idéal pour créer une grande avenue, trait d’union entre le Mellah, Fès-Jdid, la Médina et la ville européenne. Le sort de Fez Ville-Nouvelle est fixé lors de cette visite de terrain avec le général Lyautey et les autorités municipales de Fès, en novembre 1915 : la ville est axée par la future avenue de France. La construction en 1922/23 de la gare du Tanger-Fez au nord de la ville n’y changera rien : la nouvelle gare ne sera pas « l’entrée de ville ».

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La gare du Tanger-Fez dans les années 1920.

Le général Lyautey le savait mais, à mon avis, il n’a pas voulu laisser passer l’occasion de donner à Fès, une avenue prestigieuse qui offrait (presque !) les mêmes proportions que l’avenue des Champs-Élysées  à Paris : longueur d’un kilomètre, même largeur de 70 m, même pente légère et alignée sur Fez-Jdid. Certes les voyageurs arrivant en train à Fès après 1923 (ou 1934 date de la fermeture définitive de la gare de Dar Dbibagh) ne profitaient plus de ce coup d’œil, mais quand on connaît Fès, l’avenue de France, devenue Hassan II, a une autre allure, même sans gare, que n’importe quelle avenue partant de la gare Tanger-Fez vers le centre, sur un terrain sans relief, et ignorant la vue sur la ville ancienne et la montagne du Zalagh.

Heureusement Lyautey n’a jamais su que « son » avenue de France s’est appelée avenue maréchal Pétain, pendant quelques mois à partir de mars 1941 !

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« L’entrée de ville » : au premier plan, la gare de la voie de 0,60 désaffectée, les rails ont été supprimés. L’avenue de France, dirigée vers la ville ancienne. Au fond le mont Zalagh. Cliché de 1936.

En dix ans 1911-1921, le réseau des Chemins de fer militaires du Maroc (C.M.M.) qui devient en 1921 la Régie des Chemins de fer en voie de 0,60 m. a réalisé le maillage du Maroc pour permettre aux troupes de circuler rapidement à travers le pays et à la France d’étendre son influence. Mais pour favoriser l’essor industriel et commercial de la zone française du Protectorat, il faut que le réseau ferré monte en puissance : c’est l’objectif du passage aux voies à écartement normal.

II- Le Tanger-Fez

Le 26 juin 1916, la Compagnie Franco-Espagnole du Chemin de Fer de Tanger à Fès est définitivement constituée … deux ans après l’approbation de la convention par les parlements français et espagnol (1er semestre 1914). Les travaux de construction de la voie ferrée à voie normale (1,435 m.) de Tanger à Fès (311 km) débutent en mars 1917 (en même temps que les travaux de la section Fès-Taza, à voie étroite !) par le tronçon Fès-Petitjean (Sidi Kacem), 111 km, qui sera ouvert à la circulation en avril 1923. Le dernier tronçon Souk-el-Arba-Tanger est livré en juillet 1927, soit dix ans après le début des travaux.

Il y eut, pour cette ligne, des retard inouïs, causés non pas tellement par des difficultés techniques que par la discussion des projets, la lenteur de l’exécution des travaux et des majorations de dépenses incroyables. Des adjudications devaient avoir lieu devant une commission tellement compliquée que ses membres ne parvenaient pas à se mettre d’accord : il y avait deux représentants chérifiens, deux diplomates, l’ingénieur des travaux publics de Tanger et un représentant de la banque. Les décisions étaient longues à intervenir. Les formalités d’expropriation furent si embrouillées que l’on ne put jamais les appliquer dans la pratique !

Mais les résultats sont appréciés : moyen de transport et d’échange sécurisé, la voie ferrée stimule l’activité commerciale du pays ;  les touristes sont sensibles à l’accès aussi facile que rapide vers le Maroc par le détroit de Gibraltar (2 heures de bateau) et à l’intérieur même du pays ils disposeront d’un moyen de communication confortable et sûr ; le matériel des chemins de fer marocains est, en effet, construit d’après les types les plus récents adoptés par les réseaux français : les voitures de voyageurs sont à couloir et à intercommunication, une entente avec la Compagnie internationale des wagons-lits assure dans les principaux trains, un service de wagons-restaurants et de wagons-lits. Quant au locomotive elles sont modernes et puissantes.

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Gare de Souk-el-Arba du Gharb, années 1930

III – Les Chemins de fer du Maroc

Le gouvernement chérifien accorde en juin 1920, à la Compagnie des Chemins de fer du Maroc, la concession d’un peu plus de 1 000 km de lignes au Maroc, hors de la ligne Tanger à Fès. Voir Histoire des chemins de fer marocains jusqu’en 1935.

En moins de sept ans plus de la moitié du travail est achevée et  582 km livrés à l’exploitation. La ligne Rabat-Fès est ouverte le 5 avril 1923 ; la même année les trains de phosphate parcourent la ligne Casablanca-Khouribga. Le 22 avril 1925, le tronçon Casa-Rabat est inauguré et le 7 novembre 1928, la ligne Casablanca-Marrakech. Dès 1930, le transit voyageurs et marchandises est régulier entre Fès et Marrakech.

La ligne de Rabat à Fès a ceci de particulier qu’elle se compose de deux sections, dont l’une, de Rabat à Petitjean appartient à la Compagnie des Chemins de fer du Maroc, tandis que l’autre de Petitjean à Fez relève de la Compagnie du Tanger-Fez.

Du programme de concession, il reste encore deux lignes à exécuter : Sidi-EI-Aïdi à Souk-EI-Arba du Gharb et Fès à Oujda. La première doit suivre la vallée du Sebou et se raccorder à Kénitra, à la voie Casablanca-Rabat-Petitjean ; cette ligne doit à la fois raccourcir les relations de Casablanca, Rabat et Kénitra avec Tanger et renforcer le trafic du Gharb avec le port de Kénitra.

La deuxième la ligne de Fès à Oujda, de toutes les voies ferrées du Maroc, sera la plus importante, celle qui, au point de vue économique et militaire, présentera le plus d’intérêt car raccordée à Oujda au réseau algérien, elle traversera toute l’Afrique du Nord reliant Gabès à Marrakech, par Sousse, Tunis, Guelma, El Khroub (proche de Constantine), Oran, Tlemcen, Oujda ; ce sera la plus longue (355 km) des voies ferrées marocaines et celle dont l’exécution aura présenté notamment entre Fès et Taza, les difficultés les plus grandes et nécessité les travaux d’art les plus nombreux et les plus importants.

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Extrait d’un plan dressé par l’ingénieur, chef du Service de la voie et des travaux. 1920. (J’ai trouvé un dossier d’une vingtaine de cahiers, contenant chacun une dizaine de plans réalisés pour les différents éléments constitutifs de la « Voie et des Travaux » du chemin de fer à écartement normal).

Voici en partant de Fès Ville-Nouvelle, point de raccordement avec le réseau occidental des Chemins de fer du Maroc, quels sont les ouvrages qui s’échelonnent jusqu’à Oujda (informations trouvées dans le N° 232 de mars 1933 de la revue « Le Sud-Ouest économique ») :

– au départ de Fès et au sud, deux souterrains de 1 410 et 1 360 mètres traversant les coteaux de Dar Mahrès et du Borj sud pour arriver à Bab Ftouh ; puis, à l’oued Sebou, deux viaducs à tablier métallique de 132 et de 108 mètres de longueur pour traverser deux grandes dépressions. Après Sidi-Harazem, à Mesdoura, un pont à trois travées de 104 mètres d’ouverture ; plus loin, l’éperon argileux d’Aït-Djabour est traversé par un souterrain de 750 mètres. Le col du Scorpion est franchi par un souterrain de 2 300 mètres creusé aussi dans l’argile.

– de Sidi-Djelil à Taza, la ligne franchit l’Innaouen par des ponts-viaducs sur quatre rivières. À Sidi-Abdallah un souterrain de 360 mètres et un viaduc de 100 mètres sur l’Innaouen. Sous le massif de Touhar, on perce trois souterrains de 180, 1 260 et 2 600 mètres pour éviter le passage dans des gorges étroites, où sont à craindre des chutes de blocs, et on construit de multiples ouvrages d’art. À la sortie de Touhar, la ligne franchit plusieurs fois l’Innaouen sur des ponts de 50 à 60 mètres de portée, à tablier métallique et en béton armé, pour arriver à Taza. À 20 kilomètres de cette ville, la ligne atteint le col de Redjem-Zaza. Ce point constitue la trouée dite de Taza et marque la limite de la ligne de partage des eaux des versants atlantique et méditerranéen.

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Passage de l’oued Aghbal entre M’çoun et Taza

C’est là que, dans les temps géologiques, s’effectuait la jonction entre les deux mers avant l’effondrement qui a ouvert le détroit de Gibraltar et fait émerger l’ancien passage maritime. Sur ce versant méditerranéen, la ligne traverse une région de steppes, d’apparence plate, mais sillonnée de dépressions qui constituent autant de cours d’eau asséchés, lesquels, lors des hiver pluvieux, se transforment en torrents impétueux, emportant tout ce qui se trouve sur leur passage.

Il a donc fallu, pour traverser ces dépressions, construire des ponts et viaducs. Et ce n’est pas le moindre étonnement des voyageurs de voir des ouvrages de 30 à 40 mètres d’ouverture peut être insuffisants, établis dans un pays plat où on ne voit pas d’eau et où le cours des rivières à sec est souvent à peine marqué.

Deux autres planches issues du dossier « Voie et travaux », sans lien entre elles mais pour montrer la qualité des documents

Après Guercif, la ligne traverse le fleuve Moulouya sur un pont mixte, chemin de fer et route de 130 mètres à trois travées, puis, jusqu’à Guercif, traversée sur des ponts de huit rivières. À Taourirt, la ligne franchit l’oued Za sur un viaduc de 100 mètres, puis, sur des ponts à poutrelles, huit rivières pour arriver enfin à Oujda.

Il y a lieu de noter que pour la traversée des routes sur lesquelles circulent de très nombreux véhicules automobiles, il n’a été construit aucun passage à niveau. Partout la voie ferrée franchit ces routes par des passages supérieurs ou inférieurs pour éviter les accidents, si fréquents dans la Métropole, qui se produisent aux passages à niveau

La section Oujda-Guercif – 169 kilomètres – a été ouverte à l’exploitation le 1er juin 1932. Celle de Guercif-Taza, achevée en janvier 1933, sera ouverte au trafic en avril-mai 1933. Les 120 kilomètres restant de Taza à Fès sont encore un immense chantier où les moyens mécaniques les plus modernes ont été mis en œuvre et grâce auxquels les travaux sont effectués, malgré les difficultés de toutes sortes dans des délais les plus réduits. La pose de la voie est faite avec des rails de 18 mètres de longueur pesant 46 kg le mètre, poids porté à 55 kg dans les souterrains. Ces rails sont posés sur 1 500 tronçons au kilomètre, mais de Taza à Fès, la ligne étant plus accidentée, le nombre de traverses dépassera 1 600 au kilomètre.

Entre Taza et Fès, les longs souterrains sont très avancés : ceux de Touhar, longs de 2 600 mètres et 1 260 mètres, sont terminés ainsi que ceux de Dar Mahrès et du Borj sud à Fès, longs de 1 400 mètres. Le souterrain du Scorpion sera vraisemblablement achevé à la fin de l’année 1933. Pour les grands ponts et viaducs, les piles et les culées s’élèvent majestueusement au-dessus des vallées et on les voit déjà coiffées de leurs tabliers métalliques ou en cours de montage et de lancement.

Gare Taourit (2)

Travaux de construction de la voie, lieu non localisé.

On aura une juste idée de l’importance de cette ligne et de sa rapidité d’exécution par le résumé ci-dessous :

Les travaux ont été attaqués en 1928 ; la section Oujda-Guercif a été mise en exploitation le 1er février 1932, celle de Guercif-Taza en mai 1933 et la ligne entière le 15 avril 1934. Il aura fallu faire 6 millions de mètres cubes de terrassements ; construire 1 000 ouvrages d’art environ ; 11 souterrains totalisant plus de 11 kilomètres ; 600 000 m³ de maçonnerie ; un million de m³ de ballast ; six gares importantes à Fès-Bab Ftouh, Taza, Guercif, Taourirt, El-Aïoun et Oujda ; 14 gares secondaires, sans compter de nombreux bâtiments, prises d’eau, logement des agents. Pour l’exécution des travaux en cours, on emploie 800 ouvriers européens et 8 000 manœuvres (qui ne semblent pas être « européens » !!).

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Taza. La nouvelle gare du chemin de fer à voie normale.

La gare Oujda (1)

La nouvelle gare d’Oujda. Vers 1930/31.

Au sujet des « six gares importantes » construites j’ajouterai une remarque concernant celle de Fès-Bab Ftouh : l’ouverture de la ligne à écartement normal de Fès à Oujda a relancé la question de la création d’une gare à Bab Ftouh. En 1917, lors du prolongement de la voie de 0,60 m. de Fès à Oujda le problème s’était déjà posé de la desserte de la médina par le train. Le seul emplacement possible compte-tenu du tracé de la ligne sur Fès était de construire la gare à Bab Ftouh … à cinq cents mètres des remparts classés de la Médina. Le Service des Beaux-Arts, soutenu par Lyautey, considère que la préservation de la Médina doit l’emporter sur les considérations économiques : créer une gare à Bab Ftouh risque d’avoir pour conséquence l’installation d’industries à proximité. Le projet est alors abandonné.

Bab Ftouh vers 1925 (1)

Les remparts de Bab Ftouh début des années 1920, quand le transport routier n’était pas encore concurrencé par le rail.

La question se pose à nouveau en 1928 lors du début des travaux destinés à relier Fès à la frontière algérienne par la voie ferrée à écartement normal. Cette fois, les conditions économiques sont prioritaires et la gare de Bab Ftouh est inaugurée en 1934. Elle est située au-delà de la porte de Bab Ftouh et de Tamdert, à la sortie du tunnel sous le Borj sud. Il faut dire que depuis la fin des années 1920, des lotissements avaient été acceptés dans ou aux abords de la Médina malgré les réticences du Service des Beaux-Arts … et Lyautey était confiné depuis 1925 dans son chateau de Thorey.

Le 25 janvier 1934, la « ligne impériale » partant du Sud-Tunisien pour aboutir à Marrakech au Sud-Marocain est achevée. Fès pour la première fois depuis vingt ans peut se contenter de regarder passer les trains.

183-a La gare voyageurs (1)