Image à la une : copie de la première page du rapport de mission rédigé par Roland Fréjus et paru en 1670 « à Paris chez Gervais Clouzier »,
Charles Sallefranque dans l’hebdomadaire, Le Progrès de Fez, du 18 avril 1938, publie un article intitulé : « Roland Fréjus : Voyageur français du XVIIe siècle. Son arrivée à Alhucemas et à Taza en avril 1667. Le récit de sa tentative de pénétration pacifique ».
Ce récit de Charles Sallefranque nécessite un certain nombre de précisions que je donnerai au fur et à mesure du texte. Nous verrons également que le récit du second séjour de Roland Fréjus au Maroc et à Fès diffère selon les auteurs.
Voici ce qu’écrit Ch. Sallefranque
Parmi les rues de notre ville nouvelle, une est dédiée à Roland Fréjus. Rares, sans doute, sont nos concitoyens qui connaissent ce singulier personnage ou qui ont feuilleté la rarissime plaquette, in-12, parue en 1670 « à Paris chez Gervais Clouzier, sur les degrés en montant pour aller à la Sainte-Chapelle, à la seconde boutique, à l’enseigne du Voyageur » où ce facond marseillais nous conte son voyage à travers le Rif vers « Moulay Arxid, roy de Tafilalete » qui fut le premier des Sultans Alaouites qui régna à Fès où il entra grâce aux intelligences qu’il avait avec les juifs du Mellah, le 24 mai 1667.
Dans le titre Ch. Sallefranque parle de l’arrivée de Roland Fréjus à Alhucemas et Taza, en avril 1667. En fait, il a effectué son voyage en 1666 et non en 1667. On peut le voir sur la copie du texte mis en une de mon article. J’ai également vérifié les dates citées par Sallefranque, concernant le lundi de la Semaine Sainte et du dimanche de Pâques, ce sont les jours de 1666. Roland Fréjus, donne aussi copie dans son texte d’une lettre qu’il a adressée à Moulay Rechid, quand il était déjà sur le sol du Maroc, elle est datée de 1666.
Dans le texte original paru en 1670, Roland Fréjus, avant le récit de son voyage, s’adresse « Au Lecteur » pour justifier sa publication : il n’était pas dans son intention de publier la lettre qu’il a adressée, pour rendre compte de sa mission, aux directeurs parisiens de la Compagnie d’Albouzemes, qui l’avaient envoyé au Maroc, mais, écrit-il, les grandes victoires de « cet illustre Chérif Muley Arxid, Roy de Fez » ont réveillé la curiosité de beaucoup de gens et « quelqu’un, entre les mains de qui est tombée une lettre que j’avois écrite à mes amis, Directeurs en cette ville de la Compagnie que j’avois formée pour l’establissement du Commerce en ce mesme Païs, l’a faite imprimer sans que j’en aye rien su ». Il considère alors qu’il est de son devoir d’empêcher la diffusion in extenso de cette lettre privée, de retrancher ce qui ne concerne pas le grand public, tout en y ajoutant des remarques utiles pour sa compréhension. C’est dans cet avertissement qu’il écrit qu’il a pu découvrir le pays et ses habitants « au moins autant que je l’ay pû connoistre pendant le séjour que j’y ay fait, depuis le 9 Avril 1667 que j’arrivay au Port des Albouzemes, jusques au 19 juin de la mesme année que je party du Port de Bazon dans la radde de Boutoye, pour venir en Espagne ». L’erreur de Sallefranque vient probablement de là.
Toutes les dates ensuite citées, dans le récit de Roland Fréjus, sont en 1666.
Par contre la date du 24 mai 1667, donnée par Sallefranque, comme celle de l’entrée à Fès de Moulay Rechid, « grâce aux intelligences qu’il avait avec les juifs du Mellah », est exacte !
C’est une lecture assez curieuse et qui nous montre un bel exemple de l’activité de la France au moment où sous le règne du plus justement glorieux de ses rois, Louis XIV et sous l’habile direction de ce Colbert que nul Ministre du Commerce n’a depuis réussi à faire oublier, elle tentait, dans toutes les branches, des voies nouvelles.
Il avait paru intéressant à Colbert d’établir un comptoir commercial aux « Albouzemes », l’Alhucemas des Espagnols, l’Adjir des Riffains, rade admirable et sûre, à proximité de cette Fès prestigieuse dont on savait en Europe, depuis la relation de Léon l’Africain, le rôle éminent au point de vue économique dans le Moghreb, et le grand Ministre chargea Roland Fréjus, négociant marseillais qui était venu plusieurs fois déjà en Afrique du Nord, d’aller sur place, en même temps qu’étudier de près les possibilités commerciales du Nord marocain, remettre une lettre de Louis XIV au cheik Aaras qui s’était alors taillé une sorte de souveraineté dans ce Rif si souvent rebelle au Maghzen de Fès.
Roland Fréjus qui avait une connaissance assez superficielle du caractère des « barbaresques » était un arabophile décidé et dès le début il nous affirme que les populations de l’Afrique du Nord « ne sont pas si farouches qu’on nous l’a voulu persuader jusqu’ici, et qu’il n’y a rien de barbare que le nom ».
Parti d’Alméria le 5 avril 1667, Roland Fréjus débarqua, après s’être arrêté chez les Espagnols de Melilla dont le Gouverneur Louis de Velasco lui fit mille civilités, à Alhucemas, le 19 avril, en compagnie d’un juif de Melilla, du nom de Jacob Pariente, que Velasco lui avait donné à titre d’interprète.
Une lettre du Sultan Moulay Rechid invitant Fréjus à venir le voir, plongea celui-ci dans l’enthousiasme, car il nous déclare que « les véritables Mores et Arabes » sont les hommes les plus religieux de leurs paroles qui soient. Moulay Rechid avait d’ailleurs d’excellentes raisons pour bien recevoir Fréjus, l’annonce de l’arrivée d’un ambassadeur du « grand roi » des Francs auprès de lui était propre à rehausser son prestige un peu neuf de fondateur de la dynastie nouvelle.
Dans « Relation d’un voyage fait dans la Mauritanie », Roland Fréjus rapporte que son bateau, parti d’Alméria le 5 avril 1666, est obligé de mouiller, à cause de vents violents devant Melilla. Il apprend à Melilla que le cheik Aaras, gouverneur d’Albouzemes et beau-père de Moulay Arxid (Rechid), avait été vaincu et emprisonné par son gendre. La mission initiale, remettre une lettre de Louis XIV au cheik Aaras, n’avait plus d’objet.
Fréjus accepte d’embarquer à Melilla, à titre d’interprète, un juif, Jacob Pariente qui devait se rendre à Salé. Il s’agit pour lui de détourner les soupçons du gouverneur espagnol de Melilla, qui aurait mal pris le projet des Français d’établir des relations commerciales dans les États du « Roy du Tafilete ».
Roland Fréjus appareille de Melilla le 9 avril et arrive le soir même en face d’Albouzemes, mais doit attendre le 11, pour faire parvenir au gouverneur local, le Cheik Amar, une lettre destinée « Au Très Grand et Puissant Chérif Moulay Arxid ». Fréjus entrevoit, en effet, la possibilité d’une rencontre avec Moulay Arxid lui-même et se dit porteur – ce qui est faux – d’une lettre du roi Louis XIV ; il demande à être reçu par Moulay Arxid qui séjourne à Taza (quand il n’est pas en campagne). Une réponse positive lui parvient le 19 avril et il décide de rejoindre Taza, à travers le Rif, accompagné de Cheik Amar et d’une escorte.

Paysage du Rif 2013
C’est avec ravissement que Fréjus nous décrit l’idyllique région, pourtant assez maussade en réalité, qu’il traverse « le pays est trop beau et bon », nous dit-il, à ce point que les lions même, et Fréjus à travers le Rif en aurait vu de nombreux, ne sont pas méchants, assure-t-il.
Amant de la nature avant nos romantiques qui, décidément ne l’ont pas inventée, il s’arrête à chaque instant sur des hauteurs admirer le paysage et contempler la mer lointaine ce qui lui donne, nous confie-t-il, « un extrême plaisir ». La caravane qu’il dirige traverse, avec son escorte berbère, des bois de haute futaie (le Maroc semble avoir été singulièrement déboisé sous l’anarchie alaouite au XVIIIe et XIXe siècle).
« Je considérai une quantité de grandes et hautes collines, au sommet desquelles nous vismes toutes les terres cultivées et verdoyantes … De sorte que c’estoit un plaisir qui charmoit tous les sens, de voir tout à la fois plusieurs coteaux tapissés de diverses couleurs et verdures, avec une quantité prodigieuse d’arbres et bois taillis, parmi lesquels on voyait aussi des petites huttes ou logements faits de pierre. »
Les coteaux étaient mieux cultivés que les plaines et on lui expliqua que c’était à cause des courses et invasions des Espagnols « ennemis déclarés » des Riffains dès lors et dont les brigantins ravageaient incessamment les côtes du Rif.

Cultures verdoyantes du Rif. « Plantes aromatiques » !! 2013
Les repas qu’on offre à Fréjus, kesras, œufs, fèves et laitages lui paraissent malgré tout chétifs et il a le regret de la cuisine française. À travers d’épaisses forêts où sourdent des sources nombreuses, où bondissent des cascades, Fréjus atteint Beni Bou Yacoub puis Tafersit. Les caïds festoient à qui mieux mieux l’envoyé de Louis XIV de plus en plus enchanté du pays et de ses habitants. Le 25 avril Fréjus campe à Timesrag, après avoir franchi l’oued Msoun et arrive en vue de Taza qui, de loin, lui semble une très grande ville, le 26.
Le trajet entre Alhucemas et Taza s’effectua pendant la Semaine Sainte et Fréjus fait remarquer qu’ils ont fait « maigre ». Cependant, il ne semble pas trouver les repas aussi « chétifs » que le dit Sallefranque : « Cheik Amar nous fit apporter à manger ; les poules et autres viandes nous furent inutiles puisque c’estoit le mardy de la Semaine Sainte ; mais comme il y avoit beurre, laitages, fèves, courcoussons au beurre et autres choses, nous ne laissames pas de faire grande chère avec le pain frais et tout chaud qu’on nous apportoit« . Le samedi saint, Fréjus et ses compagnons avaient anticipé sur le dimanche de Pâques (le 25 avril), en faisant cuire la veille de nombreuses volailles et moutons pour pouvoir « déjeuner » dès le matin. Un des catholiques de l’expédition n’a d’ailleurs pas pu résister à la tentation et mangea la viande dès le samedi saint … ce qui fut remarqué, nous dit Fréjus, par certains « Mores », peu convaincus par ailleurs par la justification pseudo-médicale avancée pour expliquer cette transgression. « Ou bien, me dit en souriant, le cheik Amar, il est de quelle qu’autre religion car je sais qu’il a mangé de la viande auparavant ! Ce qui nous fait voir, Messieurs, que ces gens que nous tenons pour des grossiers et des ignorants ne le sont pas et prennent garde aux choses ! »
Une foule « immense » se presse sur le passage de Fréjus que vingt gardes noirs ont peine à préserver de la curiosité de la foule. Avant son entrevue avec le Sultan « l’Ambassade » est régalée de festins dignes des noces de Gamache, la cuisine marocaine conquiert cette fois-ci Fréjus.
Les congratulations succèdent aux congratulations et comme, ainsi qu’il l’observe, notre envoyé n’est pas muet et qu’il offre « d’aller publier par toute l’Europe la grandeur et la magnificence du Roy Mouley Arxid », il a un fort grand succès. Cette façon de parler avec franchise, dit-il sans sourire, est agréable aux Mores, et il distribue des boîtes de confitures. « Avec ces gens il faut toujours avoir les mains prestes pour leur donner » observe-t-il. Les cuillères et fourchettes dont Fréjus use pour manger, suscitent une grande curiosité.
Le 28 avril, enfin, le sultan reçoit Fréjus en grande pompe, celui-ci lui remet une prétendue lettre de Louis XIV « notre invincible monarque » qu’il a fabriquée habilement et substituée à celle adressée au cheik Aaras. Le bruit de cette réception, assure mensongèrement Fréjus, et de l’amitié de Louis XIV pour Moulay Rechid, détermina les gens de Fez-Djedid à lui faire une soumission …qui avait déjà eu lieu dix mois auparavant, mais l’imagination de notre marseillais s’en donne à cœur joie.
Il voit en Moulay Rechid un Louis XIV bien qu’il ait une tête de nègre, avec de bizarres yeux bleus et une grande barbe châtain. Fréjus s’abouche ensuite avec un certain Aaron Carsinet, le juif qui est l’argentier du sultan, pour le conquérir moyennant finances, à ses plans commerciaux.
La région de Taza depuis l’oued débordant « d’aloses » jusqu’aux collines toutes vertes « dont l’aspect est si agréable qu’il charmait tous nos sens » et au Mont Atlas « qui est toujours couvert de neige, depuis le milieu jusqu’au sommet » le ravit.

Le mont Atlas toujours couvert de neige : le Bou Iblane, région de Taffert. 1936
Il fait néanmoins quelque propagande et ne manque pas, après avoir assuré le cheik chargé de sa sûreté, de son plaisir à voir une campagne si belle, d’affirmer qu’elle serait encore plus belle si elle était cultivée à la française ; et c’est l’avantage, conclut-il diplomatiquement, que vous devez espérer de la communication des Français qui vous montreraient le secret de joindre l’utile à l’agréable dans vos possessions.
En dépit d’efforts redoublés de Roland Fréjus, Moulay Rechid ne lui accorda point une seconde audience tout en faisant remettre à celui-ci une lettre assurant Louis XIV de son amitié et du plaisir qu’il aurait à recevoir des commerçants français au Maroc, en particulier les marchands de poudres, lances, épées, draps et toiles. Roland Fréjus se rendit compte, en quelque sorte, de son échec qu’il pallie en affirmant que le Sultan lui a donné de merveilleuses assurances verbales, car il faut s’attacher avant tout « à la parole qu’il donne, après laquelle on peut se confier plus que si l’on tenait ce qu’il vous a promis ».
Arrivé au terme de son voyage, le bateau que devait prendre Fréjus se trouva avoir dû gagner le large pour échapper à des pirates, se réfugier au Peñon de Velez dont le gouverneur assura malicieusement au capitaine que Moulay Rechid avait retenu Fréjus et les siens comme esclaves. Le scepticisme du capitaine sauva Fréjus qui retrouva son bateau à Bou Azzoun le 31 mai.
Fréjus essaya, pour ne pas revenir les mains vides de son aventureuse mission de faire de grands achats de cire, mais une coalition de marchands juifs en fit soudain monter le prix qui ne fut ramené à des proportions raisonnables que moyennement un fort « fabor » au Caïd du lieu. Là-dessus, notre ambassadeur acquit une maison, destinée à servir de comptoir à la compagnie commerciale des Albouzemes en formation, qu’il laissa à un sieur Royer en qualité de vice-consul et regagna Marseille.
Le rapport de Fréjus, verbeux et naïf tout ensemble, ne paraît pas avoir longtemps retenu l’attention du positif esprit de Colbert. Les fortins français dont Fréjus demandait, appuyé par le Duc de Beaufort, le fameux « Roi des halles » alors Amiral de France, l’installation à Alhucemas, à Bou Azzoun et aux îles Zaffarines ne furent pas construits.
Les agents de la compagnie eurent les pires difficultés avec les Caïds de Moulay Rechid, notamment un certain Ahmed ben Souda, qui en fit incarcérer le représentant à Tétouan, qui ne fut sauvé de la mort que par l’assistance de Trinitaires espagnols de la Rédemption.
Une seconde mission de Roland Fréjus qui emportait avec lui, un présent de quatre canons pour le Sultan en 1671 sembla avoir eu de meilleurs résultats. Roland Fréjus remit à Fès ses cadeaux avec une lettre de Louis XIV, le 1er avril 1671. Il avait été malheureusement devancé auprès du chérif par Lord Howard, ambassadeur extraordinaire du roi Charles II et le consul Heppendops des États de Hollande.
Bien accueilli d’abord, il commis l’imprudence de se laisser dérober le plan du fort que Louis XIV projetait d’édifier aux Albouzemes, et fut incarcéré plusieurs mois. Moulay Rechid, averti des projets de Louis XIV, construit le fort pour lui-même mais il fut pris en 1673 par la flotte espagnole du Prince de Monte-Sacro qui y jeta les bases de leur préside actuel d’Alhucemas.
Nous n’avons malheureusement pas le récit de la visite de Roland Fréjus à Fès qui l’a sans doute émerveillé plus que Taza. La perte est à déplorer car ce marseillais disert nous aurait donné de curieux renseignements sur la ville, qui, grâce à la paix, reprenait alors quelque prospérité.
Quoi qu’il en soit Roland Fréjus méritait assurément bien que le nom d’une rue dans la Ville Nouvelle de Fès, commémorât sa tentative manquée de pénétration pacifique française dans le Rif et son séjour à Taza et à Fès auprès de l’heureux fondateur de la dynastie actuellement régnante au Maroc.

La côte septentrionale du Maroc, aux environs d’Alhucemas (Al Hoceima).
Qui était Roland Fréjus ?
Son nom de famille était Morenc, Fréjus n’est qu’un surnom. Son père, notable commerçant de Marseille, fut un des consuls de cette ville en 1662. Lui-même, né en 1622, alla au Levant, puis à Alger d’où soupçonné d’espionnage, il dut rentrer à Marseille. C’est alors qu’il entra au service de la Compagnie d’Albouzemes, à la tête de laquelle se trouvaient son frère Michel, messieurs de Moirans et de Chauvigny, directeurs à Marseille, et Martel d’Aliès et Daniel Prondre, directeurs à Paris.
La Compagnie de commerce d’Albouzemes a pour objet l’accomplissement d’opérations commerciales dans la région située sur la côte septentrionale du Maroc et en arrière des îlots d’Alhucemas. Elle fut autorisée par le roi en 1664, organisée par les intéressés en 1665 et fusionne avec la Société du Bastion de France, constituée précédemment par les frères Morenc/Fréjus.
La Compagnie d’Albouzemes avait reçu le privilège du commerce en certains points du Nord de l’Afrique. L’expédition commerciale d’Albouzemes fut décidée le 20 mars 1665, mais elle ne devait être entreprise qu’en avril de l’année suivante. Roland Fréjus en prit la tête et reçut « un pouvoir de consul dans le lieu d’Albouzemes et dépendances ».
Roland Fréjus nous a laissé de son voyage dans « Relation d’un Voyage fait dans la Mauritanie en Afrique … vers le Roy de Tafilete, Muley Arxid, pour l’établissement du commerce dans toute l’ étendue du Royaume de Fez et de toutes ses autres conquêtes », un récit quelque peu entaché d’hyperbolisme où perce la faconde méridionale mais cette relation n’en est pas moins curieuse et véridique dans l’ensemble.
Roland Fréjus avait fait preuve incontestablement d’initiative et de courage en n’hésitant pas à traverser une contrée que jusque-là aucun européen n’avait osé visiter : au XVIIe siècle le Rif était pratiquement fermé aux Européens et son parcours dangereux pour tout étranger même musulman. Il est ainsi remarquable qu’un français ait pu le traverser du Nord au Sud sans être molesté, surtout à une époque où un de ces changements de dynastie si fréquent autrefois au Maroc, rendait plus grande l’insécurité.
Mais il avait eu tort de trop prendre au sérieux les déclarations emphatiques et ambiguës des différents interlocuteurs rencontrés. En réalité il s’était laissé berner par Moulay Rechid, qu’il avait lui-même essayer de tromper, et n’avait obtenu de celui-ci aucun engagement ferme. Il reconnaît d’ailleurs dans « La relation d’un voyage … » que la lettre de Moulay Rechid n’avait aucune portée pratique.
Malgré cette déconvenue, il conserve des illusions sur le résultat de son voyage dans le rapport qu’il adresse aux directeurs généraux de Paris et où il se plaît à exagérer l’importance des achats et des ventes revenant sans cesse sur cette fameuse commande du sultan … « Il est question maintenant de continuer l’establissement que nous y avons fort heureusement commencé et y envoyer les Poudres, Lances, Draps et Toiles que le Roy Muley Arxid nous a demandé, aussi bien que les marchandises dont par bonheur j’ay les mémoires et eschantillons et pour lesquelles le profit est considérable, y ayant presque à doubler l’argent. » D’ailleurs, il ne se contente pas de rappeler aux directeurs parisiens, les opérations commerciales que lui-même ou ses agents avaient faites, il leur laisse aussi entrevoir que par la suite on pourrait pratiquer fructueusement la pêche du corail, sinon dans la baie d’Alhucemas, du moins dans les parages des îles Zaffarines (îles situées à l’embouchure de la Moulouya et près de la frontière avec l’Algérie).
Toutes les espérances que Roland Fréjus avait conçues devaient l’une après l’autre s’évanouir. On constate bien vite que le commerce demeurait improductif et que la pêche du corail ne pouvait être pratiquée. Des avances d’argent, assez importantes, furent faites en pure perte. Non seulement la Compagnie d’Albouzemes éprouve des embarras financiers, mais encore elle se trouve en but à toutes sortes de tracasseries et de vexations : saisies par des créanciers ; les Anglais détournent le commerce de la région à leur profit ; révocation fin 1666 d’une partie des privilèges obtenus du roi en 1665 ; la protection de Colbert aurait pu aider la Compagnie mais ce puissant appui lui fait pratiquement défaut.
En 1667, la Compagnie obtient la levée des saisies, pour des raisons de vices de procédure. Grâce à la levée des saisies les affaires peuvent reprendre, mais elles ne deviennent pas meilleures. En 1670, Colbert estimant que tout espoir d’une amélioration était définitivement perdu, prit la résolution de faire révoquer le privilège conféré à la Compagnie d’Albouzemes et de le faire transporter à la récente Compagnie du Levant.
Ainsi disparut la Compagnie fondée pour le commerce d’Albouzemes, dissoute par un arrêt du conseil d’État du 1er juillet 1670.
Par suite de cet événement Roland Fréjus, ayant cessé de remplir les fonctions de directeur de la Compagnie – il devient agent de la Compagnie du Levant -, dû renoncer au projet de fortifier l’ile dAlhucemas et d’en faire une place française.

Peñon d’Alhucemas ou île de Nekkor, comme l’appelle les Rifains. Sous souveraineté espagnole depuis 1673
Mais Roland Fréjus n’a pas, pour autant, renoncé à trouver un moyen de commercer avec le Royaume de Fez !
Germain Mouette dans Histoire des conquêtes de Moulay Archy 1682, consacre quelques pages à ce nouveau voyage de Roland Fréjus, qu’il situe en 1670, et dont j’ai retenu quelques éléments. (Mouette a rédigé l’essentiel de ce livre lors de sa captivité d’une dizaine d’années au Maroc, à partir de 1670, après sa capture par des corsaires de Salé)
En 1670, Fréjus revient à Albouzemes, se disant ambassadeur du « Roi des chrétiens ». Moulay Rechid donne des ordres à ses gouverneurs pour l’accueillir et lui fournir une cinquantaine de chameaux pour transporter « son bagage » et les nombreux présents apportés : « velours, étoffes très riches, une paire de pistolets industrieusement travaillés, quelques fusils à deux canons et autres armes à usage du pays » (Il n’est pas question des quatre canons mentionnés par Sallefranque). Le « Roy » va le recevoir, en personne, à l’extérieur de Fès et le conduit à son palais.
Reçu en audience par Moulay Rechid, Fréjus lui présente les lettres – apocryphes – du Roi de France. Moulay Rechid se fait traduire ces courriers par des capitaines français qui étaient ses captifs. Il est flatté par les demandes d’amitié et de relations commerciales émanant du roi de France.
Lors d’une seconde audience Fréjus demande « Au nom du roi son maître », l’établissement d’une Compagnie de marchands français à Fès et l’exclusivité « du commerce des cuirs, cires, cuivres, laines, poudres d’or et autres marchandises qui se peuvent transporter hors du royaume ». Moulay Rechid, pour ne pas ruiner le commerce des juifs qui lui donnent beaucoup d’argent, repousse cette demande mais il accepte la demande d’amitié du roi de France et donnera des ordres pour assurer aux vaisseaux français la liberté de commerce le long des côtes du Maroc. Il remettra à Fréjus à son départ une lettre pour le souverain français dans laquelle il donne les raisons qui l’empêchent de répondre favorablement à la demande d’établissement d’une Compagnie française à Fès. « Cette lettre estoit enfermée dans une boëte d’argent, couverte de velours vert et de deux placques d’or sur chacune desquelles il y avoit un diamant, diamant qui servoit de cachet avec des paroles Arabes gravées au milieu et qui veulent dire en notre Langue Graces à Dieu ! Mouley Archy est amy du Roy de France ».
Fréjus voyant son projet repoussé, vend en « sous main » toutes les marchandises amenées y compris celles destinées à faire des présents aux gouverneurs et cheik pour qu’ils plaident sa cause auprès de Moulay Rechid. Ensuite il prend congé du roi et quitte Fès.
Il rejoint Albouzemes et vend le reste de ses marchandises. Mais, comme il a eu quelques différends avec le gouverneur de la province, Fréjus retourne à Fès en demandant justice au roi qui fut surpris de le voir une seconde fois d’autant qu’il le croyait déjà en France. Il considère que puisqu’il s’était mis à trafiquer, c’est qu’il n’était pas envoyé par son roi ; Moulay Rechid récupère la lettre qu’il lui avait donnée et juge que la lettre du roi de France remise par Fréjus lors de la première audience était fausse. Il lui ordonne de sortir au plus tôt de ses États. « Et bien lui prit de n’avoir pas porté la peine de son imposture pour laquelle il méritait d’être mis aux fers ». Mouette. Histoire des conquêtes de Moulay Archy 1682.

Peñon d’Alhucemas ou île de Nekkor. Cliché 2013
Paul Masson dans « Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793) » édité chez Hachette en 1903, donne de ce second voyage de Roland Fréjus une version un peu différente de celle de Mouette :
Devenu agent de la Compagnie du Levant, Roland Fréjus est aussitôt envoyé pour une nouvelle mission à Fez, accompagné d’un autre agent de la Compagnie, le sieur du Pin, pour obtenir de Moulay Rechid, la confirmation des privilèges obtenus en 1666. Mais en 1671, victorieux de tous ses adversaires et reconnu maître de tout le Maroc, le souverain avait une toute autre attitude, vis-à-vis des puissances étrangères que ses prédécesseurs.
Fréjus lui-même le remarqua dès son retour au Maroc. « Mon premier voyage en cette cour, écrivait-il, le 2 juin 1671 avait assez bien disposé les choses pour en devoir attendre la paix, si les gens que j’y avais laissés pour le commerce s’y étaient comportés comme ils le devaient … ou que j’y fusse revenu aussitôt … mais les affaires ayant traîné trop longtemps, tout avait échoué et j’avais perdu l’espérance de les remettre vu la fierté du roi Muley Arxid, qui, depuis sa dernière victoire de Suz (oued Souss) … est devenu de si difficile accès, qu’il a non seulement refusé de faire réponse à la lettre du roi d’Angleterre, mais même de donner entrée à son ambassadeur, qui avait de riches présents à lui faire … Les lettres de Hollande et du consul d’Espagne n’ont pas eu meilleur succès à cette cour. »
Mais finalement, le roi Moulay Rechid étant plus favorable aux Français qu’aux autres nations, Fréjus fut bien accueilli et il annonçait dans la même lettre du 2 juin 1671, un succès complet de sa mission : « le mérite de notre invincible monarque et la lettre que j’ai eu l’honneur de lui présenter de sa part ont été si considérés par ce fier roi de Fez, Maroc, Tafillette et Suz, que je m’en retourne en France avec la réponse qu’il fait à notre monarque, par laquelle il lui témoigne, par les termes les plus obligeants qu’il a pu choisir, qu’il était bien aise d’avoir son amitié et la paix. Que si S.M. lui envoie un ambassadeur il promet qu’il sera non seulement reçu avec tout l’honneur et civilité qui se peut souhaiter et lui donnera son palais pour logement ». M. du Pin, doit rester à Fès, pour poursuivre le commerce de la Compagnie du Levant, autorisé par Moulay Rechid.
Fréjus se hâtait trop de se réjouir ; une imprudence commise par lui et un fâcheux hasard gâtèrent tout. Dans son précédent voyage, il avait eu l’intention de faire construire un fort aux Albouzemes, il en avait dressé le plan et avait même communiqué son projet aux officiers de la cour de Fès. Bien que la Compagnie du Levant n’eût en vue qu’un simple comptoir de commerce, Fréjus avait emporté son plan dans son second voyage, comptant sans doute s’en servir à l’occasion ; mais celle-ci ne s’était pas présentée quand le plan égaré par Fréjus, tomba entre les mains d’un renégat qui s’empressa de le remettre à Moulay Réchid qui fit aussitôt arrêter Fréjus et du Pin, considérés comme des espions envoyés à sa cour.
La compagnie du Levant ne semble pas avoir pris cette accident au tragique. Elle songea d’abord à faire remettre en liberté ses envoyés et à la fin de novembre 1671, les directeurs de Marseille se préoccupaient de faire un chargement important de marchandises pour le Maroc. M. du Pin confirme que l‘établissement d’un comptoir au port d’Albouzemes peut s’avérer rentable … « pourvu qu’on n’y renvoie pas un esprit comme M. Fréjus, qui ne s’était mis en tête que de faire l’envoyé pour la négociation des deux couronnes, au lieu de s’attacher purement et simplement au commerce». Mais, deux mois après, les directeurs de Paris décident de renoncer au commerce avec le Maroc.
L’établissement du comptoir n’eut donc pas lieu et quelques temps après les Espagnols profitant des troubles qui suivirent la mort de Moulay Rechid, en 1672, occupèrent eux-mêmes une des îles de ce golfe : c’est de 1673 que date le préside d’Alhucemas.
Les deux récits de Mouette et Masson confirment l’échec du deuxième voyage de Roland Fréjus au Maroc : il a été soit congédié et prié de retourner en France, soit incarcéré avant d’être rapatrié par la Compagnie du Levant ; dans les deux cas cela peut expliquer qu’il n’ait pas voulu écrire sur son aventure même s’il a une certaine facilité à se donner le beau rôle et à nous conter une belle histoire, mais à l’impossible nul n’est tenu, même à Marseille !
Cela nous prive de renseignements sur la ville de Fès en 1670/71 … à moins de découvrir un texte que je n’ai pas encore trouvé : Fernand Benoit dans « L’empire de Fez. Le Maroc du Nord » Alexis Rédier Éd. 1931 écrit dans le chapitre « Toujjar, Les mille métiers de Fès« , « à l’époque splendide de Moulay Rachid, Roland Fréjus nous assure, n’avoir pas vu pendant sept ans une caravane aller de Fès à Marrakech » sans autre précision ou référence. Cette remarque de F. Benoit est curieuse : Moulay Rechid a régné de 1667 à 1672, soit 5 ans ; Fréjus a débarqué au Maroc en 1667 où il reste quelques mois, il revient en 1671 de nouveau pour quelques mois. On est loin des 7 ans … mais dans ces conditions on peut admettre que Roland Fréjus n’ait effectivement rien vu !
« Quoi qu’il en soit Roland Fréjus méritait assurément bien que le nom d’une rue dans la Ville Nouvelle de Fès, commémorât sa tentative manquée de pénétration pacifique française dans le Rif et son séjour à Taza et à Fès auprès de l’heureux fondateur de la dynastie actuellement régnante au Maroc. » écrit Charles Sallefranque. À chacun de juger !

Détail plan de Fez Ville-Nouvelle (programme des travaux neufs) de 1924. La rue Roland Fréjus n’existe pas encore, elle s’appelle rue J. Jaurès, qui coupe la rue Descartes (partie G du plan).

Détail du plan de Fez V-N en 1933. La rue Roland Fréjus existe (1/3 inférieur du plan) ; elle coupe la rue Léon l’Africain (ex-Descartes). Il est d’ailleurs intéressant de noter que pratiquement tous les noms de rue ont changé, sauf la rue de Foucauld. J’ignore la date du changement de dénomination des rues et des raisons qui ont conduit à ces changements.
Aujourd’hui la rue Roland Fréjus est la rue Mohamed El Hayani ; la rue Léon l’Africain est la rue Ahmed El Hansall.
Qui était Charles Sallefranque ?
Charles Sallefranque (1896-1973) fut enseignant à Fès au Collège musulman Moulay Idriss, puis en 1937 à Marrakech au Collège musulman Sidi Mohamed et au Collège musulman Moulay Youssef à Rabat. Il aurait été le précepteur du prince héritier Hassan II (d’après Babelio).
Avec Henri Bosco et Christian Funck Brentano il crée la revue Aguedal (1936-1944) et donne des chroniques dans les Cahiers du Sud. Il signe certains de ses articles dans les revues ou la presse quotidienne fassie (Revue musicale du Maroc, Progrès de Fez, Courrier du Maroc) du nom de Charles-Tristan Pehau. Charles Sallefranque était aussi un des conférenciers des « Amis de Fès » et j’ai publié dans le tome 3 des « Conférences des Amis de Fès » le texte d’une conférence faite en commun avec le Dr Omar Boucetta : « Ibn Sina dit Avicenne » où Omar Boucetta traite de la vie et de l’œuvre médicale d’Ibn Sina et Charles Sallefranque de la philosophie d’Avicenne.