Image à la Une : Il s’agit de la Une du Courrier du Maroc du samedi 22 août 1953.

Le sultan Mohammed VI dont il est question ici est le sultan Moulay Mohammed Ben Arafa el-Alaoui placé sur le trône chérifien le 21 août 1953 par les autorités françaises après la destitution de son petit cousin le Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef – Mohammed V – Chronologiquement il devenait Mohammed VI. Cependant il a rarement été ainsi appelé et à part ces titres du Courrier du Maroc suivis d’un long article, je n’ai pas souvenir de l’avoir vu ainsi nommé ailleurs … jusqu’en décembre 2010 où la revue Zamane, sous la plume de Maâti Monjib, publie un article sous le titre « L’autre Mohammed VI » consacré à Mohammed Ben Arafa. (Mais en octobre 2013, la même revue dans son numéro 35, consacre un article au Sultan Ben Arafa « Comment Ben Arafa a été viré » signé par Adnan Sebti où l’on n’emploie jamais le nom de sultan Mohammed VI.)

Le rédacteur du Courrier du Maroc, lui n’était d’ailleurs pas très sûr de l’orthographe du nom car, le 23 août 1953, dans une nouvelle « une » il écrit MOHAMMED VI avec 2 M.

Je rappellerai quelques repères historiques avant de citer l’article de Michel Kamm, en août 1953.

Moulay Youssef, le premier Sultan du protectorat (1912), décède subitement à Fès le 17 novembre 1927. La question de sa succession se pose dans toute sa complexité à Théodore Steeg, le Résident général qui doit choisir entre les quatre fils du défunt sultan : Moulay Hassan, Moulay Idriss, Moulay  Abd al-Salam et le jeune Sidi Mohammed – il avait à peine 17 ans lors de son intronisation le 18 novembre 1927 –.

Steeg choisit, avec l’accord du gouvernement français, le plus effacé et le plus timide des princes, pour mieux renforcer la tutelle française sur le Maroc. Personne ne pouvait imaginer ce jour-là que le timide et frêle monarque allait devenir celui qui, une trentaine d’années plus tard, arracherait à la France, l’indépendance du Maroc.

En effet, les premières années, le Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, Mohammed V, évite toute confrontation inutile avec le Résident général, tout en ayant pour objectif la sauvegarde de l’unité et de l’identité marocaines. Ce n’est qu’à partir de 1944 qu’il aura pour but l’indépendance du Maroc.

S.M. Mohammed Ben Youssef arrive à la Résidence lors du voyage du Président de la République Gaston Doumergue au Maroc. 1930. Cliché du Service photographique de la Marine.

En avril 1947, le Sultan Mohammed V se rend en voyage officiel en zone espagnole et à Tanger où il prononce une importante allocution. Dans son discours il parle de l’avenir du Maroc et surtout de son unité, de ses droits, de son attachement à l’Islam et à la Ligue arabe. Pour faire simple, ce discours ne plaît pas à la Résidence.

Le général Juin est alors nommé Résident général, en remplacement d’Éric Labonne, jugé trop libéral. Les instructions du général Juin sont claires : si le Sultan s’oppose aux réformes que la France entend entreprendre au Maroc, il sera déposé. Un « bras de fer » s’installe entre le Palais et la Résidence.

En 1951, Mohammed V, en réaction à une série de réformes proposées par les autorités françaises et qu’il considère comme inacceptables pour la souveraineté marocaine, décide la « grève du sceau » : les dahirs présentés par la résidence à sa signature pour promulgation ne peuvent plus être ratifiés.

La situation paraît bloquée et le point de non-retour est atteint quand le général Juin demande à Mohammed V de désavouer l’Istiqlal (dont le nom signifie Indépendance) ou de se démettre. (L’Istiqlal est le premier parti politique marocain fondé en 1944 pour obtenir l’indépendance).

Le conflit entre le Sultan et la Résidence entame une phase critique. Thami el-Glaoui, pacha de Marrakech, fidèle allié de la France, et partisan de sauvegarder le statu quo au Maroc réfléchit avec certains membres de la Résidence à la possibilité qu’auraient les ouléma et les chefs traditionnels de faire déposer le Sultan et d’en choisir un nouveau. Le Glaoui a d’ailleurs un candidat, un membre de la famille alaouite, le Chérif Mohammed Ben Arafa.

La Résidence associe au caïd, à « l’homme d’épée », un homme religieux de grand prestige le Chérif el-Kittani, chef de la confrérie des Kittaniyin, savant authentique et « de grande érudition en tradition et en Droit Canon, qui eût pu valablement présider aux ouléma de Qaraouiyine de Fès et donc arbitrer les investitures  sultaniennes » (Louis Massignon) … et qui vouait au Sultan une haine ancienne.

Thami el-Glaoui (à g.) et le Chérif el-Kittani lors de la cérémonie d’investiture, à Rabat, du Sultan Ben Arafa, le 22 août 1953

La décision de déposer le Sultan est actée, il ne s’agit que d’une question de temps : trouver le moment opportun pour éviter au Maroc des réactions trop violentes et le risque de sévères critiques internationales. Les autorités françaises attendront  deux ans.

Début août 1953, les évènements s’accélèrent : Thami el-Glaoui, toujours à la manœuvre, effectue une tournée triomphale en pays berbère, où il convoque les pachas et caïds du sud marocain ; tournée qui ressemble à la préparation à la désignation d’un nouveau sultan. Il informe d’ailleurs Jacques de Blesson, ministre délégué à la Résidence, et qui, à ce titre, remplace le Résident général pendant ses absences, qu’il voulait faire proclamer par l’ensemble des chefs et des dignitaires religieux la déchéance de Sidi Mohammed et la désignation d’un nouveau sultan.

Le Quai d’Orsay est averti, le Résident général Guillaume rentre immédiatement au Maroc, le 12 août, avec comme instructions de s’opposer sans hésitation à toute évolution vers une situation dans laquelle la France n’aurait plus le choix qu’entre la déposition du Sultan ou l’emploi de la force contre le Glaoui et ses troupes, deux solutions que la France ne peut accepter … au moins à ce moment-là !

Le Sultan Sidi Mohammed fait remettre le même jour au Président Auriol un message dans lequel il attire son attention sur la « gravité des événements actuels au Maroc et sur l’extrême urgence qui commande d’y apporter remède » en raison des troubles que pourraient provoquer « les agissements du pacha de Marrakech encouragé et soutenu par des fonctionnaires relevant de la Résidence générale ». (cité par Charles-André Julien dans Le Maroc face aux impérialismes 1415-1956).

La Résidence générale à Rabat ne montre pas un grand empressement à mettre en œuvre les instructions parisiennes données par des politiques plus ou moins au fait de la situation au Maroc qui n’est pas leur préoccupation majeure. Elle reste également insensible aux protestations émanant de caïds et de pachas fidèles au trône, avec à leur tête le pacha de Sefrou Si M’barek Bekkaï, officier de spahis et président de l’Association marocaine des anciens combattants. Thami el-Glaoui et le Chérif Kittani, plus actifs, inquiets aussi de l’activité du Pacha Bekkaï, accompagnés de nombreux caïds et notables, scellent leur union au sanctuaire de Moulay Idriss du Zerhoun en immolant deux taureaux noirs et font le serment sur le tombeau du saint de ne pas se séparer avant d’atteindre leur but « éloigner les ennemis de la religion des marches du trône afin d’élever très haut le livre de Dieu » et avant d’avoir obtenu la déchéance du Sultan Sidi Mohammed. Pour eux, que le Sultan cède ou non aux injonctions du Résident, son sort serait le même. « Il est trop tard … je ne reculerai pas, quoi qu’il advienne » dira le Glaoui.

Sous la menace – le Résident général Guillaume avait fait investir le Palais par des troupes et garder à vue le prince Moulay Hassan – le Sultan accepte, le 13 août, de signer les dahirs qui le dépouillent de l’essentiel de ses pouvoirs, mais refuse d’abdiquer en faveur de son second fils Moulay Abdallah comme le voudrait la Résidence qui considère Moulay Hassan trop proche des milieux nationalistes. Sidi Mohammed accompagne sa signature de ce commentaire : « C’est un ultimatum, je cède à la force« . Il ne lui reste que le pouvoir religieux … que contestent Thami el-Glaoui et le Chérif Kettani.

Le 15 août, l’assemblée des caïds réunie par le Glaoui, à Marrakech, sans prononcer formellement la déposition du Sultan, lui refuse le titre d’Imam et proclame le Chérif Mohammed Ben Arafa, arrivé la veille dans la ville, comme nouvel Imam ; subterfuge à destination de Paris, mais non des Marocains : l’Imam de la prière devient nécessairement un prétendant au trône. À l’annonce de la proclamation de Moulay Arafa de violentes manifestations éclatent pendant deux jours dans les grandes villes du pays. Sidi Mohamed Ben Youssef lance un appel au calme où il invite ses « fidèles sujets » à garder leur sang-froid et à éviter toute effusion de sang ; il demande au gouvernement français de tout mettre en œuvre pour rétablir une atmosphère propice à une pacification des esprits et de le reconnaître comme seul souverain temporel et spirituel du Maroc.

Pendant qu’à Paris le Conseil des Ministres se réunit à trois reprises les 19 et 20 août pour réfléchir à une solution qui semble devoir être soit l’abdication du Sultan soit sa déposition par contrainte et que les délibérations s’éternisent, les ministres apprennent que le Résident général Guillaume, après avoir fait cerner le Palais de Rabat par les blindés, somme le Sultan d’abdiquer. Devant son refus il le fait arrêter ainsi que ses deux fils, les princes Moulay Hassan et Moulay Abdallah. Ils sont conduits manu militari du Palais à l’aéroport de Rabat et embarqués dans un avion militaire qui décolle pour la Corse.(En Janvier 1954 il est exilé avec sa famille à Madagascar).

Le 20 août 1953 le Sultan Mohammed V, est déposé … la veille de l’Aïd el-Kebir. Le jour même Sidi Mohammed ben Arafa, à Marrakech, est proclamé Sultan par les partisans de Thami el-Glaoui. Le lendemain, 21 août 1953, il est investi par les ouléma de Fès, comme le veut la tradition ; Michel Kamm rend compte de cette intronisation dans le Courrier du Maroc du samedi 22 août 1953 . Le 22 août « S.M. Mohammed VI fait une entrée triomphale à Rabat ». (https://www.ina.fr/video/AFE85005224/le-nouveau-sultan-du-maroc-video.html)

J’ai vu introniser au Palais impérial Sidi Mohammed Ben Arafa

À 25 ans de distance j’ai vu introniser à Fès un nouveau Sultan, par tout le Collège des Ouléma réunis, mais c’est cette fois, sans doute dans le cadre de la Makhzenia, qui est immuable, du moins dans des conjonctures tout à fait différentes.

Comme en 1927, pour Sidi Mohammed ben Youssef, la cérémonie s’est déroulée dans son cadre strictement marocain, trois Français seuls y ont assisté d’un bout à l’autre : M. Cousiaud,  conseiller adjoint du Gouvernement chérifien, venu spécialement de Rabat, avec les vizirs porteurs de la behia, Si Jafar Naciri et Si Abdelatif Tazi, M. Paolini et moi, demeurant les derniers témoins de la précédente intronisation.

Il serait vain de nier que le décor et l’ambiance, à l’extérieur du Mechouar, comme devant les portes de Fès, la présence des chars légers, des troupes de la Légion et des blindés des Spahis, furent un signe des temps et du caractère même d’un changement de régime. Mais il faut dire au bénéfice de la présente intronisation que j’y ai vu beaucoup plus de monde et que devant les quelques mille personnages assemblés là, et venus avec empressement, on peut arguer d’une adhésion beaucoup plus vaste des éléments représentatifs de la population.

J’essaierai de donner dans l’ordre chronologique le scénario de cet événement, dont on pouvait voir les prodromes vers le Palais Impérial de groupes de personnages imposants chenus ou jeunes, tous revêtus de leurs plus beaux atours.

Devant le palais où se tenaient M. Luciani, commissaire divisionnaire p.i. et M. Plérop, commissaire, ils étaient aussitôt introduits et pénétrant dans la vaste enceinte de la Makhzenia, ils étaient conduits par les serviteurs du palais, affublés du poignard à fourreau d’argent ciselé, vers l’aile gauche où, dans la grande salle de réception, ils saluaient les vizirs S.E. Si Naciri et S.E. Si Abdelatif Tazi, prenant place aux côtés des caïds venus de tous les points de la région, tous arborant leurs multiples décorations.

À l’encontre de l’événement de 1927 où il pleuvait et le ciel était triste, le décor estival de la cérémonie d’hier sous un ciel limpide nous gratifia d’un soleil éblouissant et la tâche du journaliste-photographe m’en fut guère facilitée. Au lieu de nous abriter de la pluie nous dûmes chercher l’ombre sous les arcades face à la Kouba décorative, dite Kouba el Ançar que surmonte la haute hampe (vide) du drapeau chérifien.

Entre-temps, comme un flot intarissable, arrivaient les notabilités de Fès, et petit à petit ma surprise devenait une conviction : c’était l’unanimité qui s’assemblait là, personne, même des milieux connus comme inféodés au Sultan déchu (et qui l’ont prouvé par de récentes protestations signées et un fetoua savant), personne ne manquait.

Chenu, tout cassé par l’âge, soutenu par deux serviteurs s’avançait le président des Ouléma de Qaraouiyine,  Si Taïeb bel Hadj, et avec lui, pas un des membres éminents du Medjless des Ouléma ne manquait, Moulay Ahmed Chebihi, Si Lahrichi au visage austère encadré de la courte barbe blanche, Si Badraoui, les cadis de Fès, les naïbs des Habous, Si Abd el Majid Jaï, Si Nehmichi, Si Ben Hayoune.

Les juges  du Tribunal du 1er degré, le moqqadem Rami avec les chorfas Idrissites, le naîb des chorfas Alaouites, les chorfas Ouezzani, le Medjless el Baladi, avec Si Taïeb Jouahri, Maître Bahnini, Si Abd el-Ouahab Lahlou et tous leurs collègues. Avec Si Abd el Aziz el Mokri, naïb du mohtasseb, tous les oumana des corporations.

Puis venaient les chambres marocaines du Commerce et d’Agriculture, notamment le président Senoussi, Si El Adlouni, Si Mlimi Lahlou.

Enfin les caïds, tous les caïds avec leurs innombrables khalifas et chiouk, venus depuis les confins du Nord jusqu’aux vallées du Moyen-Atlas.

Un remous se produisait à 9 heures : c’était l’arrivée princière de Son Altesse Impériale Moulay Othmane, vénérable personnage, dernier fils de Moulay Hassan, khalifa impérial à Fès, qui était conduit en auto, accompagné de son vizir Si Abdeslem el Fassi et, salué par la foule, qui semblait éprouver beaucoup de soulagement de sa présence, il était conduit aussitôt à la béniqa du Grand Vizir.

Quelques minutes après suivait enfin, encadré par l’imposante cohorte des moqqademine de quartier, en grande tenue, S.E. Si Taïeb Mekouar, premier khalifa du Pacha, qui, remplaçant le Pacha (à la Mecque), allait diriger les formalités traditionnelles.

Derrière Si Taïeb Mekouar, s’avançaient en un rang, le chef orné du tarbouche pointu du makhzen, tous les khalifas du Pacha, khalifas judiciaires et khalifas d’arrondissement pour la première fois mêlés.

S.A.I. Moulay Othmane faisait d’abord introduire S.E. Si Taïeb Mekouar, puis on appelait tout le Collège des Ouléma qui prenait place dans l’étroite béniqa, et le vizir Si Jafar Naciri remettait alors, pour lecture et examen, le texte de la behia, qu’il avait apporté de Rabat, du Conseil des Vizirs.

Entre-temps, Si Tahar el Fassi, recteur p.i. de l’Université Qaraouiyine, apparaissait sous l’ogive, face à la vaste cour, et commençait pour toute la foule réunie, la lecture de la déclaration de Si Taïeb Mekouar, qui faisant fonction de Pacha de la ville, soumettait à l’aristocratie de Fès et de sa région, le projet de behia, qu’elle était amenée à signer. Après examen par le Président du Medjless el Hilmi et Si Tahar el Fassi, il apparaissait que ce texte, qui ne comportait pas l’indication de S.A.I. Moulay Othmane, devait être d’abord complété sur ce point, et les trois hautes feuilles de papier ministre, qui étaient destinées à recevoir les signatures sous un texte qui ne m’a paru remplir qu’une vingtaine de lignes d’écriture serrée, étaient aussitôt rectifiées.

La cérémonie de la signature commençait ensuite, assez longue, à laquelle avait préludé S.A.I. premier signataire, puis son vizir Si Abdeslem el Fassi, puis le président du Medjless des Ouléma, puis ceux-ci, notamment Moulay Ahmed Chebihi, tous les Ouléma enfin, à l’exception de Si Larbi el Alaoui, puis les khalifas, les cadis, les juges au civil, les hauts personnages du Chraa et des Habous, les caïds, les membres du Medjless el Baladi, les notables de tous ordres.

L’empressement fut remarquable, et même surprenant aux yeux d’un occidental, surtout connaissant les positions de la veille, et force à réviser certaines conceptions, qui nous sont propres, de ce que nous considérons comme loyalisme d’un peuple ou d’une classe à son Souverain.

Vers 10 heures, et après l’interminable défilé des signataires l’assistance sur l’appel de Si Taïeb Mekouar, massée devant S.A.I. Moulay Othmane et les deux vizirs, messagers du Makhzen, entonnait par trois fois le cri puissant unanime, à l’adresse du nouveau Souverain Sidi Mohamed ould Moulay Arafa, Allah i barek fi amar Sidi !

Sur cet épilogue impressionnant, l’assistance se disloquait vers 11 heures, et tous pouvaient aller fêter l’Aïd el Kebir et l’accession au Trône de l’Empire chérifien d’un nouveau Souverain.

À coté de l’article de Michel Kamm, on peut lire un entrefilet de quelques lignes intitulé Si Bekkaï, pacha de Sefrou, démissionne. Paris le 21 août. S.E. Si Bekkaï, pacha de Sefrou vient de remettre sa démission au Grand Vizir du Sultan du Maroc. Il a déclaré à un représentant de l’Agence France-Presse : « N’approuvant pas le coup de force qui a provoqué la déposition de S. M. le Sultan du Maroc, et que je considère comme illégal sur tous les plans, j’ai décidé de me démettre de mes fonctions de pacha de Sefrou afin d’ être fidèle en mon âme et conscience. Je ne peux en effet servir un régime que je tiens pour illégal ». S.E. Si Bekkaï quittera Paris pour le Maroc d’ici trois ou quatre jours.

Sidi Mohammed ben Arafa, né en 1886, est originaire de Fès et issu d’une lignée chérifienne et royale alaouite. Son père Moulay Arafa est le frère du Sultan Hassan 1er, son grand-père est le Sultan Mohammed IV. Les sultans Moulay Abd-el-Aziz, Moulay Hafid et Moulay Youssef sont ses cousins et Sidi Mohammed ben Youssef, (Mohammed V) est son petit-cousin . « C’est une personne qui fait preuve d’une grande modestie et d’une profonde religiosité. Il suit les cours de la prestigieuse Qaraouiyine avant de s’occuper de ses vastes exploitations agricoles … Il possède même un verger en plein centre ville de Fès, adossé à son palais où en fin d’après-midi, il a l’habitude de prendre le thé avec ses compagnons de culte avant de s’adonner à la récitation de litanies religieuses » (Zamane).

Le Sultan Sidi Mohammed Ben Arafa. Cliché août 1953 (Yabiladi 19.07. 2019)

Il faut pour l’Aïd el-Kébir que l’égorgement rituel du mouton s’accompagne d’une prière solennelle prononcée au nom du souverain régnant ; le Makhzen s’empresse donc le 20 août au soir de décider que Sidi Mohammed ben Youssef (déjà embarqué dans l’avion pour la Corse !) ne pouvait plus assumer les fonctions et obligations dont il avait été investi et Sidi Mohammed Ould Moulay Arafa est reconnu « en accord avec le gouvernement français comme seul souverain légitime de l’Empire chérifien« . Il procède au sacrifice rituel du mouton à Marrakech à la M’çalla et le mouton égorgé est transporté en Jeep, jusqu’au Dar el Maghzen où il arrive encore vivant, « gage de bonheur, de tranquillité et de prospérité pour le nouvel Imam ».

Dès le 20 août au soir, des policiers français, en armes, se présentent aux domiciles des ouléma de Fès pour qu’ils se réunissent le lendemain – sous bonne garde ! – pour reconnaître que Moulay Arafa possédait les qualités requises par la tradition musulmane pour être désigné souverain du Maroc. C’est l’objet de la cérémonie décrite par Michel Kamm, et comme les cardinaux en conclave, les ouléma ne furent « libérés » que lorsque trois fois le cri puissant unanime, à l’adresse du nouveau Souverain Sidi Mohamed Ould Moulay Arafa, Allah i barek fi amar Sidi ! a été entendu … à défaut d’apercevoir la fumée blanche.

Michel Kamm paraît faire preuve de naïveté quand il parle des « quelques mille personnages assemblés là, et venus avec empressement », qui permettent « d’arguer d’une adhésion beaucoup plus vaste des éléments représentatifs de la population » et de l’empressement « remarquable, et même surprenant aux yeux d’un occidental, surtout connaissant les positions de la veille, et force à réviser certaines conceptions, qui nous sont propres, de ce que nous considérons comme loyalisme d’un peuple ou d’une classe à son Souverain ». Il est exact que l’assemblée des ouléma avait une semaine plus tôt condamné le Glaoui et Kittani qui avaient proclamé Moulay Arafa Imam, mais le journaliste n’ignore pas dans quelles conditions les ouléma ont été réunis et qu’une bonne partie des notables présents dans la Makhzenia, avaient eux aussi été contraints d’assister à la cérémonie de la behia. Tous, sauf Si Larbi el Alaoui, dont parle Kamm, n’avaient pas pu ou voulu se démettre de leurs fonctions comme Si Bekkaï. (Si Larbi fut placé en résidence surveillée dans le sud du Maroc).

Michel Kamm et Mohammed Ben Arafa sont de vieux amis : Ben Arafa aimait faire son marché en Ville nouvelle de Fès, où il vient en calèche attelée de deux chevaux et souvent avant de redescendre dans son palais de la médina il passe un moment à discuter avec son fidèle ami Kamm qu’il connaît depuis plus de vingt ans. Ceci permet de mieux comprendre l’appréciation de Kamm sur la cérémonie.

Désigné comme Sultan par le makhzen, reconnu digne de porter le titre par les ouléma de la Qaraouiyine, Sidi Mohamed ben Arafa bénéficie de toutes les apparences de la légalité, mais le nouveau Sultan reconnu par les Français, avait à prouver qu’il l’est aussi par les Marocains : les cautions de Thami el-Glaoui, et du chérif el-Kittani, qui avaient œuvré – ou conspiré – pour sa désignation ne peuvent suffire. Pour la majorité des Marocains, la déposition de Sidi Mohammed ben Youssef, est ressentie dès le début comme un acte sacrilège, car opérée la veille de l’Aïd el-Kébir, et elle entraine de vives réactions dans la population : même les Marocains qui n’étaient pas nationalistes sont profondément choqués et demeurent fidèles au Sultan déposé.

Les conditions particulières de l’accès au trône de Sidi Mohammed ben Arafa rendent nécessaire, pour son investiture, un plébiscite populaire. La visite à Fès capitale spirituelle, siège de l’Université Qaraouiyine gardienne des traditions, fief de l’Istiqlal, foyer du nationalisme actif, centre turbulent de l’agitation intellectuelle, devait constituer un test qui déciderait de la popularité du nouveau Sultan. La première visite du nouveau souverain à Fès, les 27 et 28 août, semble s’être bien passée. Voici un extrait du compte rendu qu’en donne Charles Favrel, dans le numéro, daté du 29 août 1953, du Monde, journal peu suspect de préjugé favorable au nouveau sultan : « S. M. Ben Arafa, écrit-il, a été livrée hier aux ovations de sa ville natale. De gros risques ont été pris hier et l’on ne déplore pas le plus petit incident, la moindre protestation. On y verra la certitude que le nouveau sultan a la « barraka » (sic), irréfutable signe de la protection d’Allah … Aucune mesure préventive n’avait été prise. Loin de fermer les portes de la médina, on les ouvrait à la poussée des foules populaires. Aucune arrestation politique n’avait été effectuée. L’Istiqlal était venu voir passer le cortège (On pouvait mettre des noms sur des visages connus). L’Istiqlal a enlevé ses babouches et c’est incliné trois fois, mains jointes sur la poitrine. Le soir même la censure était levée ».

J’ai trouvé une série de photos (anonymes mais probablement photos de presse) prises à cette occasion qui permettent de juger de « la poussée des foules populaires » et de l’ambiance.

Arrivée du cortège, en provenance du Palais, au niveau de la Mosquée de Bou Jloud. Au dos de la photo de droite il est écrit « Arrivée du Sultan Ben Arafa, au fond sous le parapluie ». (On distingue au fond le Parasol, emblème de la dynastie alaouite)

Les notables sur la place entre la Mosquée et Bab Bou Jloud

La garde royale sur la place devant Bab Bou Jloud

Bab Bou Jloud avec les minarets de la medersa Bou Inaniya et de la mosquée Sidi Lezzaz … et le service d’ordre.

Talaâ Kbira pavoisée aux couleurs chérifiennes et françaises … et en attente du passage du cortège royal. Clichés du 28 août 1953, un vendredi, ce qui explique probablement la fermeture des boutiques.

Si cette première visite à Fès n’a été marquée par aucun incident, sans entrer dans le détail des événements, on peut dire que Ben Arafa « le sultan des Français » ne fut jamais « le sultan des Marocains« .

L’éloignement du Sultan Mohammed V, en fit un martyr, aux yeux des Marocains et le nouveau Sultan, Mohammed VI ne fut jamais accepté. Fin août 1953, un groupe de femmes assure avoir vu « Sidna dans la lune, non pas le Sidna intronisé la semaine précédente, mais le vrai Sidna, le roi en exil, el malik ben Youssef. Le miracle eût tôt fait de devenir un fait patent. Quiconque considérait l’astre avec attention y découvrait Sidi Mohammed, généralement encadré de Moulay Hassan et de Lalla Aïcha. De maison en maison, de souk en souk, de ville en village la nouvelle se répandit. Un mois après la déposition, elle courait sur le marché de Tiznit, au pied de l’Anti-Atlas. Ainsi se produisit l’explosion du mythe créé par la ferveur d’un peuple. » (Charles-André Julien). Sa popularité, sa légende n’ont fait que grandir après son éloignement ; ses portraits, ses photographies, même de simples coupures de journaux le représentant, sont recherchés, conservés, épinglés comme des reliques dans de nombreux foyers.

Le sultan Ben Arafa est la cible d’un premier attentat dès le 11 septembre 1953, alors qu’il va, pour la première fois en tant que sultan, accomplir la prière du vendredi à la mosquée Ahl Fès, à Rabat. Il est victime d’un nouvel attentat en février 1954, dans la mosquée Berrima à Marrakech bien que des mesures exceptionnelles pour éviter des actes de malveillance aient été prises par le Glaoui qui le recevait dans sa ville. À la suite de cet attentat Sidi Mohammed Ben Arafa constate que le Glaoui a perdu son autorité, que le service d’ordre du gouvernement est débordé par le terrorisme ; à partir de ce moment-là il hésite à sortir du Palais de Rabat et évite les visites des différentes villes du Maroc, ce qui n’améliore pas sa popularité.

Peu à peu la situation au Maroc se dégrade, et des partisans de Sidi Mohammed Ben Youssef vont exprimer leur opposition au nouveau régime par des manifestations collectives comme les grèves, le boycott de certains produits français ou l’action violente dirigée contre des intérêts français (sabotage à deux reprises de la voie ferrée Casa-Alger) ou contre des personnalités liées à la Résidence et des Marocains considérés comme des traîtres par leurs coreligionnaires ; des enlèvements ou des attentats, aux victimes moins individuellement ciblées, ont lieu.

Côté européen des groupes « contre-terroristes » se lancent dans l’action violente avec des expéditions punitives abattant au hasard des habitants de la médina, ou ciblant des Marocains connus pour leur engagement nationaliste… ou les Français libéraux.

« L’été 1955 commence au Maroc dans une ambiance dangereusement tendue. Jacques Lemaigre Dubreuil, homme d’affaires libéral, favorable à l’indépendance du Maroc, est abattu par balle par les ultras du contre-terrorisme européen. Des attaques nationalistes contre les moqaddems, cheikhs et autres symboles du colonialisme sont quasi quotidiennes. Les champs de blé appartenant aux colons s’embrasent un peu partout dans le pays. Les organisations de la résistance et de l’armée de libération veulent passer à la vitesse supérieure en centralisant leurs actions au plan national » (Zamane)

La situation semble bloquée : après quelques changements de hauts fonctionnaires de la Résidence et du remplacement à quatre reprises du Résident général, le gouvernement français arrive à la conclusion qu’il faut débarquer le sultan Mohammed Ben Arafa intronisé moins de deux ans avant. Fin août 1955, des contacts officieux et des négociations officielles permettent de trouver un accord à l’issue de la table ronde d’Aix-les-Bains : départ de Sidi Mohammed Ben Arafa, constitution d’un Conseil du trône de trois membres, formation d’un gouvernement d’union nationale pour des négociations avec la France et, enfin caution de Sidi Mohammed Ben Youssef à l’application de ce plan et son retour en France.

Le Sultan Mohammed Ben Arafa abdique le 1er octobre 1955, et le 16 novembre 1955, après vingt-sept mois d’exil, Mohammed V rentre au Maroc.

Mohammed Ben Arafa quitte le Palais de Rabat pour s’installer à Tanger, en zone internationale neutre. À Tanger il habite la villa Mouniria … d’où il déloge l’écrivain américain Williams Burroughs qui écrit dans Le festin nu (The naked lunch) parlant de lui à la troisième personne  » Soudain un flot d’hommes, certains armés de fusils, ont ouvert la porte de la chambre de Burroughs et ont regardé à l’intérieur. L’explication est que la villa Mouniria est à vendre pour le « burnous noir » qui n’est autre que l’ex-sultan du Maroc Ben Arafa ». Burroughs doit s’exiler ailleurs à Tanger !

La villa Mouniria est aujourd’hui l’hôtel el-Muniria

Mohammed Ben Arafa est obligé de partir de Tanger quand le Maroc récupère la ville le 29 octobre 1956, et va alors vivre à Nice. Malgré les interventions des autorités françaises, le roi Hassan II refuse son retour au Maroc. Ben Arafa séjourne aussi quelques années à Beyrouth … où il se fait voler son ancien sceau royal, avant de revenir à Nice.

Mohammed Ben Arafa décède à Nice, le 17 juillet 1976, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Le roi Hassan II rejette la demande de sa famille de l’enterrer au Maroc. Il aurait dit à ceux lui ayant fait cette demande que même s’il l’acceptait, « la terre marocaine le refusera ». Ben Arafa est inhumé à Nice.

Dix ans plus tard, Hassan II accepte finalement que la dépouille de Mohammed Ben Arafa soit transférée à Fès, au Maroc. Le « Sultan des Français » est alors inhumé dans une tombe anonyme sans aucun nom ni titre, dans le cimetière de Bab Segma à Fès. C’est Driss Basri qui aurait été chargé de cette mission qui se déroula loin des regards de la presse et des Marocains.

Pour l’histoire officielle marocaine, Sidi Mohammed Ben Arafa, Mohammed VI, semble n’avoir jamais été Sultan et les historiens marocains qui en parlent le font brièvement. Il était pourtant un authentique descendant du Prophète ; en d’autres circonstances, son pouvoir n’aurait peut-être pas été contesté.

Le retour de Sidi Mohammed Ben Youssef au Maroc entraîne un grand nombre de conversions … politiques (ce qui n’est pas propre au Maroc !!) et le Sultan Mohammed V est chaleureusement félicité par d’anciens partisans, marocains ou français, du Sultan Mohammed VI. Le 2 mars 1956, la France reconnaît la fin du protectorat. Mohammed V annonce, le 7 mars, dans un discours radiodiffusé, l’indépendance du Maroc et termine par un appel solennel à l’union « vertu essentielle au salut de la patrie« . L’Espagne le 7 avril 1956 reconnait à son tour, l’indépendance du Maroc, après une visite de Mohammed V à Madrid (4-6 avril).

Le 15 août 1957, le Sultan du Maroc Mohammed V prend le titre de Roi et devient le roi Mohammed V. C’est ce qui a permis au prince Sidi Mohammed, au décès de son père le roi Hassan II, de devenir le roi Mohammed VI … et non Mohammed VII, qui reste – pour l’instant – disponible pour un futur sultan !

Sidi Mohammed Ben Arafa, Mohammed VI ( Blog Royalisticism)

Voir aussi Intronisation de Sidi Mohammed Ben Youssef