Image à la une : Bab Sbaâ – La porte du Lion – d’après une plaque de verre de 1920 environ

Il s’agit du texte d’une conférence prononcée devant l’association des « Amis de Fès » par Henri Bressolette ; la conférence était au programme de l’année 1953, mais je n’ai pas retrouvé la date exacte où elle a été donnée. Le texte, dactylographié et annoté par Henri Bressolette, mais non daté précisément, m’a été remis par ses enfants.

En feuilletant les pages marocaines de ce merveilleux livre d’images qu’est notre univers, je peux en me reportant à trente ans en arrière, retrouver mes impressions dans toute leur fraîcheur originelle.

La première image qui se présente à mes yeux est la vision des remparts de Fès-Jdid, avec leurs « vieux créneaux tout brunis par la rouille » tels que le poète de la Légende des siècles a vu en imagination se dresser ceux de Jéricho devant les noirs clairons de Josué. Pour moi cependant, ils évoquaient moins l’époque biblique et le temps des prophètes que le monde grec d’autrefois, ce monde ionien chanté par Homère.

À lui seul déjà le nom de Bab Sbaâ, la porte du Lion, me faisait penser à la porte des lions de Mycènes, mais avec sa haute et large terrasse, elle m’offrait bien davantage l’image des Portes Scées* de Troie : j’imaginais volontiers les vieillards troyens assis sur ce belvédère en train d’écouter l’infidèle Hélène nommer à Priam les chefs achéens dans la plaine ; j’entendais aussi les appels émouvant de Priam et d’Hécube à leur fils Hector, l’adjurant de rentrer dans la ville à l’abri des remparts bien construits. Ces hautes portes de ville, fermées de verrous massifs, aux épais vantaux de bois revêtus d’écailles de fer, que je voyais pour la première fois, me donnaient une image fidèle de ces portes « bien ajustées » dont parle Homère, gage de sûreté pour les populations troyennes. Ainsi donc l’aspect extérieur des villes ioniennes surgissait devant moi, mais encore les coutumes d’autrefois reprenaient vie sous mes yeux.

* Les Portes Scées sont une double porte légendaire de l’enceinte de Troie. C’est possiblement par ce passage et par la ruse du cheval de Troie que les Grecs parviennent à pénétrer dans la ville. Dans l’Iliade, Homère fait des Portes Scées un lieu particulier où se figent des scènes fortes au cours des événements importants durant la guerre de Troie : ici, près du vieux roi Priam, se trouvent les sages et des respectables princes troyens, leur âge les contraint à n’être que spectateurs des batailles et de la guerre. Priam invite Hélène, à le rejoindre à ses côtés ; c’est ici, par-dessus les Portes Scées, qu’Hélène lui présente les chefs grecs que l’on voit au loin.

  Poursuivant mon tour de Fès, dans les sonnailles des mules, je m’arrêtai à Bab Guissa : là en bordure des remparts, dans une sorte d’amphithéâtre naturel, s’étageaient des auditeurs en djellaba, qui, sous la parole du conteur marocain, se passionnaient au récit des exploits d’Antar ou des voyages de Sinbad le marin, tout comme jadis l’aède homérique faisait vibrer son auditoire en chlamyde en évoquant la vaillance d’Achille aux pieds légers ou les aventures d’Ulysse aux mille tours.

Conteur et son auditoire au pied des remparts de Bab Guissa vers 1930

Sur les berges de l’Oued Fès, pavoisées de lessive étendue, des laveurs aux mollets de bronze frappaient en cadence le linge de leurs talons nus : comment ne pas évoquer la phéacienne Nausicaa foulant aux pieds dans les lavoirs de pierre les vêtements souillés, avant de jouer à la balle avec ses compagnes, tandis que sèche au soleil la lessive étendue à même la grève ?

Avez-vous assisté à un moussem campagnard ? Vous avez sûrement retrouvé « les chœurs dansants de jeunes filles » dans ces haïdous où les femmes berbères marquent le rythme de la danse par l’ondulation de leurs bras enlacés… Tant il est vrai que le Maroc nous présente des images d’un passé lointain, conservées intactes à travers les millénaires, comme dans un musée, mais un musée vivant !

Lessive au bord de l’oued. Vers 1920. Photographie à partir d’une plaque de verre

  Plus nombreuses encore que les souvenirs de l’antiquité grecque sont les survivances de l’époque romaine. Sans doute avons-nous tout près, à portée d’auto, l’antique cité de Volubilis, mais cette ville romaine, malgré son importance, est en ruines, une ville morte ; pour animer ces restes exhumés de la cendre des siècles, il faut recourir à la science érudite, aidée de l’imagination. Pour retrouver la vie romaine dans l’ensemble du Maroc, il suffit d’ouvrir les yeux : ainsi il n’est pas besoin d’aller relever le plan de la maison romaine dans les vestiges de la maison aux colonnes ou de la maison d’Hercule ; il suffit d’entrer dans une belle demeure marocaine. Une fois franchie l’entrée coudée, propre aux mœurs musulmanes soucieuses de dérober jalousement l’intimité du foyer à l’indiscrète curiosité de la rue, nous voilà dans un atrium romain avec son pourtour de colonnades et ses diverses pièces d’habitation réparties autour de l’impluvium.

Au cellier, nous retrouverions les jarres de terre et les amphores, non pas comme objets de curiosité archéologique, mais comme des ustensiles usuels, de la vie de tous les jours. Bien des fois, au cours d’un repas marocain, installé sur le divan de laine, le dos calé par des coussins, j’ai cru me retrouver dans une salle à manger romaine sur l’un des lits du triclinium autour de la table basse.

Ruines de Volubilis. Cliché de 1940

  Les vêtements aussi nous rappellent Rome : lors d’une réception officielle, quand nous voyons ces hauts dignitaires du Maghzen majestueusement drapés dans leur « ksa*» vaporeuse et immaculée, ne pensons-nous pas aussitôt à une assemblée de sénateurs romains en toge blanche ? Le burnous marocain n’est autre que la paenula dont s’encapuchonnaient les voyageurs romains.

Que de fois aussi le spectacle de la rue sert d’illustration vivante aux vieux textes ! Telle scène de quartier populaire semble sortir tout palpitante de vie d’une comédie latine, des Bacchides de Plaute ou du Phormion de Térence. Mais voici que dans la nuit qui s’épaissit, des airs de flûte emplissent une venelle de la médina : escortée de flambeaux, la mariée, juchée sur une mule, est conduite en  un cortège sonore à la demeure de son époux ; n’est-ce pas la cérémonie nuptiale de la « domum deductio**», dont le poète latin Catulle nous a transmis la gaieté bruyante au milieu des refrains : « Io  Hymenaee Hymen ! Io Hymen Hymenaee ! ***».

* Ksa : manteau de laine et soie ou laine et coton blanc. ** Domum deductio : expression employée par les Romains et qui désigne la procession qui conduisait la femme mariée, dans la maison du mari. *** Vers intercalaire ou espèce de refrain d’acclamation dans les chansons nuptiales dont on trouve l’origine dans l’histoire d’Hyménée, jeune homme d’Athènes dont la Grèce fit ensuite un dieu qui présidait au mariage.

Même les commentaires de César, si rebutants souvent pour nos jeunes élèves, perdent leur aridité au contact des réalités marocaines : la « civitas » gauloise m’avait toujours paru une mystérieuse entité, car un élève de France n’est pas préparé à dissocier une communauté humaine des toits d’une agglomération ; la tribu marocaine, dont les tentes de poils tachètent de noir le paysage berbère, fut pour moi la révélation de la « civitas », communauté vivant d’une existence propre en dehors de toute agglomération urbaine.  Quant au « pagus » des Helvètes il prend un autre sens, si on voit en lui non plus un « canton » mais une fraction de tribu. Enfin l’oppidum gaulois se concrétise à la vue des ksour de la vallée du Ziz. Tout comme l’épopée grecque, les vieux textes latins s’animent d’une vie neuve, jusqu’alors insoupçonnée.

Ksar Aït ben-Haddou dans la province du Draâ-Tafilalet. Il était surnommé le « Mont St-Michel des Chleuhs » pendant le Protectorat. Cliché de 1929. Service photographique de la Résidence générale

  Leçon de choses en action, le voyage devient, plus qu’une exploration de l’espace, une remontée dans le temps, une sorte de pèlerinage aux sources de l’histoire, sans rien perdre pour autant de son agrément. Il ne peut toutefois produire ses fruits qu’à la condition de s’appuyer sur une culture solide et profonde. L’étude du grand livre du monde, complément nécessaire et combien enrichissant de l’étude des livres, ne saurait se comprendre sans l’approfondissement préalable de ces derniers. L’univers ne livre ses secrets qu’à ceux qui en sont dignes, et seule l’étude confère cette dignité. Le premier en date des voyageurs, Ulysse, avait été formé par Athéna, déesse de l’intelligence et du savoir.

J’ai ajouté les photographies et les notes sous astérisques.