Image à la une : Les Titans du ciel à l’affiche du Bijou-Palace Ciné. Cliché du début des années 1930.
Avant d’aborder dans deux autres articles l’histoire du Cinéma de Boujeloud et de « L’Empire » je partage quelques informations, trouvées dans des journaux d’époque, sur les premiers cinémas de Fez Ville-Nouvelle :
Les projections cinématographiques à Fès datent du début des années 1900 et il semble que le premier appareil de projection ait été importé en mai 1905, pour les loisirs personnels du Sultan Moulay Abdelaziz, dans les bagages du comte de Tattembach. Marcel Bouyon, journaliste local, visitant le palais, vers 1915, voit au milieu d’un amas de jouets où se devinent des bicyclettes, des phonographes, des boîtes à musique, les vestiges de cet appareil, le premier sans doute importé au Maghreb et, peut-être que la projection de films tout spécialement choisis ne fut pas étrangère – simple supposition émise par Bouyon – à l’acceptation du projet de la conférence d’Algésiras que l’ambassadeur d’Allemagne avait pour mission de suggérer et de faire accepter par le jeune souverain du Maroc.
Quant aux projections publiques c’est M. Cortés, qui sous un hangar de son jardin derb ben Yaïch, installe vers 1913, la première salle de cinéma à Fès, le Cinéma Victoria, avec des séances dont le prix d’entrée variait de 0 fr 50 à 1fr 25. Les épisodes du « Masque aux dents blanches » et « Les mystères de New-York » distraient et fidélisent les spectateurs. ( Début 1931, la maison de derb ben Yaïch qui abritait aussi le consulat d’Espagne, devient « La maison du touriste » elle-même transformée en école en 1949. Un « Palais du touriste » est inauguré le 26 janvier 1950, rue Sidi Ali Mzali, près de Bab Guissa dans l’ancien palais Sekkat).
Pierre Garcia crée en 1913 L’Éden-Cinéma, premier café-cinéma au souk de Dar-Debibagh, parfois appelé aussi Cinéma Garcia-Laffargue. Il fonctionne au début de la guerre de 1914 pour le grand plaisir de la population des camps, avant que Garcia ne soit mobilisé pour quatre ans.
Pierre Bernard loue ensuite ces deux salles pour y diffuser le même type de programme.
Le « Majestic Laparre » à Dhar Marhès n’a qu’une existence éphémère comme le Pavillon Jaune, inauguré le 13 juin 1931, rue de Picardie (quartier de l’Atlas, près des casernes de l’escadron du Train).
Pierre Gagnardot alias Darsay installe place du Commerce en 1917, le Casino-Théâtre-Cinéma (aussi nommé Ciné-Théâtre-Variétés Gagnardot-Darsay), mentionné dans les Guides Bleus de 1919 à 1930. Il est pendant longtemps l’unique salle de spectacle où l’on donne tour à tour des représentations théâtrales, des séances de music-hall, de cinéma, jusqu’aux exhibitions d’illusionnistes et de la fameuse dompteuse « La Baturika ». À la même époque, il y a Grande Rue du mellah, le Star, modeste cinéma à bancs en bois, qui fera partie dans les années 1930 de la galaxie des Cinématographes Ugo Tosi. Je ne sais pas qui est à l’origine de la création du Star. Le 23 juin 1938 un avis de vente judiciaire du Tribunal de Fès annonce la vente « d’un fonds de commerce à usage de cinéma, sis à Fès, Grande Rue du Mellah, connu sous le nom de « Cinéma Universel ». Il s’agit probablement du Star.
Puis Pierre Gagnardot dote la médina en 1924 du Théâtre Gagnardot qui devient le Ciné-Théâtre de Boujeloud vers 1930. « L’inauguration du théâtre Gagnardot a eu lieu samedi 24 mai 1924. Toutes les personnalités civiles et militaires avaient répondu à l’invitation qui leur avait été adressée ; la salle est confortable et gentiment décorée. Elle dénote chez son architecte la connaissance parfaite de ce que doit être un théâtre. Fès n’a plus rien à envier à Casablanca ». Revue France-Maroc mai 1924.
C’est ainsi que la médina voit défiler, rue du Douh, les meilleures troupes de théâtre et les artistes de passage. J’ai trouvé quelques informations éparses sur la programmation des premières années : le 21 avril 1929, représentation en arabe de la pièce de Si Chaoui « El Yatim al Mohmal wal moutri al adhim », le 28 décembre 1929, la troupe Guyot joue « Le Roi » de de Flers et Caillavet ; en janvier 1930 la même troupe joue « Topaze » ; le 1er mars on joue « Le scandale » d’Henri Bataille ; et quelques publicités dans la presse fassie pour des films en septembre 1934. Pour être exact, j’ajoute que je n’ai pas trouvé beaucoup de quotidiens ou de périodiques locaux avant janvier 1934.
En ville-nouvelle, Eugène Baudoin fonde vers 1923/1925, le Ciné-Régent où est projeté en 1926 le premier film sonore ou parlant. Le résultat n’est pas extraordinaire et il faut attendre quelques années pour enregistrer des résultats satisfaisants. Le Régent rejoint les Cinématographes Joseph Seiberras en 1932 au moment de la création de l’Empire.


Annonces communes en 1934 à gauche, le 13 avril 1938 à droite,
On note le 13 avril 1938 un programme complet égyptien au Régent, avec Grand Pèlerinage à la Mecque, les fêtes du couronnement du roi Farouk 1er, les sketchs et danses de Badia Massabni et le film Dernière solution. À partir de 1938, les films égyptiens « parlant et chantant » en arabe, avec sous titres français sont plus fréquents surtout au Rio et au Cinéma de Boujeloud.
Après l’ouverture du Régent, deux nouvelles salles sont crées en ville nouvelle : le Bijou-Palace Ciné (en 1929/1930 : l’immeuble est déjà construit en janvier 1930 et en décembre 1930 la section de Fès de la « Fédération nationale des sous-officiers de l’armée d’active et de réserve » se réunit pour constituer son bureau dans la salle du Bijou-Palace) des frères Tosi, et l’Empire-Cinéma (octobre 1931) réalisation des Établissements Seiberras ; jusqu’en 1934 seuls le Régent, L’Empire et le Bijou font l’objet d’annonces dans la presse quotidienne. Pendant l’été le Jardin d’été de l’Empire et le Cinéma de Boujeloud restent ouverts. Le Bijou-Palace et le Régent sont fermés plus de trois mois



Ouverture du Bijou-Palace le 30 septembre 1935. Réouverture du Régent-Cinéma le 23 octobre 1935 après fermeture annuelle (depuis le 30 juin 1935). La concurrence est rude, il faut baisser les prix pour attirer le spectateur !
L‘Apollo-Cinéma
L’ Apollo-Cinéma de M. Tosi ouvre le 2 octobre 1936. Le Casino-Théâtre-Cinéma Gagnardot n’existe plus place du Commerce à cette date.


La place du Commerce sans connaître, à la fin des années 30, l’animation des premières années du protectorat qui faisait d’elle un des hauts lieux de la vie nocturne fassie, reste une place animée avec ses cafés, le dancing de l’Étoile (ex-Maroc-Hôtel), et l’Apollo-Cinéma devient rapidement un des cinémas les plus fréquentés de Fès.
L’Apollo-Cinéma est rénové en 1951 : « La salle de cinéma est remise à neuf, des revêtements de marbre de l’entrée (hall des guichets) aux lambrissages en bois, couleur chamois, encadrant les murs de liège peints en crème légèrement teinté, tout désormais évoque une ambiance attrayante et jeune. Le nombre de chaises, couleur jaune chrome a été réduit à 450 pour augmenter l’espace entre les rangées ; tout l’appareillage électrique a été rénové et la sonorisation modernisée ». L’inauguration a lieu le 30 avril 1951 avec « Les aventures de Don Juan » avec Errol Flynn et Viveca Lindfors.
Le Rio
Les annonces « spectacles » dans le Courrier du Maroc indiquent à la fin des années 1930, l’existence du cinéma « Le Rio », ouvert le 14 février 1938, à Bab Dekaken, en un lieu que je n’ai pas pu localiser précisément. Mais il pourrait s’agir de la salle qui a succédé à celle citée par Bouchta Elmachrouh dans son documentaire « Les héritiers de Lumière » (2015) : un moulin à farine converti en salle de projection et situé à l’entrée du quartier Moulay Abdallah à Fès. (J’en reparlerai dans un prochain article consacré au Cinéma de Boujeloud et autres cinémas de la Médina).

Encadré par les annonces du Bijou-Palace et de l’Apollo-Cinéma, Le Rio appartient à la famille Tosi. Il semble avoir eu une existence discrète et éphémère. Je n’ai pas retrouvé de publicité pour ce cinéma après le 23 avril 1938

Un guide de Fès des années 1930, mentionne en ville-nouvelle, un cinéma « Voisin » (nom du propriétaire ?) pour lequel je n’ai trouvé aucune information.
Jardin d’été du Bijou Palace/Le Paris
Le 2 juillet 1938 a lieu la séance inaugurale du Jardin d’été du Bijou Palace, rue Cuny, avec le film « Légions d’honneur » grand prix du cinéma français en 1938, de Maurice Gleize. Propriété de la famille Tosi, c’est un cinéma confortable et moderne avec 400 fauteuils « berbères », et dont la réalisation a été confiée à l’entrepreneur fasi M. Belvisi ; il est qualifié de « plus beau jardin d’été de l’Afrique du Nord » !! La grande innovation de M. Tosi est de permettre aux spectateurs de consommer pendant la projection. Pour cela des tables numérotées sont installées et c’est M. Guillen de la Renaissance qui dirige le bar.

Le même soir L’Empire contre-attaque !

Pendant les mois d’été, L’Empire-Cinéma est fermé et les films sont projetés au Jardin d’été de L’Empire où « il fait frais » !


Si L’Empire « salle » est en principe fermé tout l’été, le Bijou-Palace reste en général ouvert pendant la saison estivale pour des films en matinée (c’est à dire l’après-midi), et son Jardin d’été assure les projections en soirée … parfois interrompues par la pluie ! Les 2 films sont différents. Mais j’ai noté que certaines années, au début ou à la fin de l’été, le Bijou et son Jardin d’été font « relâche » une journée pour permettre le « transport » des appareils d’une salle à l’autre.
Le Jardin d’été du Bijou-Palace devient Le Paris lors de son ouverture annuelle le 3 août 1940 pour la saison d’été, ouverture différée (la saison estivale pour les cinémas débute habituellement fin juin/début juillet). Le Paris est ouvert tous les jours en soirée, le Bijou-Palace propose des matinées les jeudi, samedi et dimanche pendant l’été.


Pour une raison que j’ignore, les annonces de programmation du cinéma de plein-air de la rue Cuny à partir de la saison 1943 et pendant 3 ans sont faites sous le nom de Jardin d’Été, le nom « Le Paris » ne réapparaît qu’en 1946 ; mais contrairement à ce qui a été parfois écrit le Jardin d’Été/Le Paris n’a jamais été fermé de 1939 à 1948.



Parmi les faits divers, le 21 mars 1952 un incendie se déclare au cinéma « Le Paris » dans le local où sont entreposés les fauteuils en bois et en doum tressé et menace de s’étendre au garage Cuny voisin et au dépôt de céréales situé en face. Des voisins et des passants commencent à dégager les centaines de fauteuils entreposés avant l’arrivée des pompiers. Dès le lendemain l’enquête de police conclut que l’incendie a débuté alors que le gardien du « Paris » venait de prendre, comme habituellement, son service au cinéma « Le Bijou » ; un gamin aurait pénétré, pour y faire chauffer du thé, dans le local attenant à la cabine de projection et servant d’entrepôt pour les sièges pendant l’intersaison. Thèse jugée vraisemblable car une théière n’appartenant pas au gardien a été retrouvée sur place … mais pas le gamin négligent que personne n’a vu !! Enquête rondement menée !
Interrogé en avril 1952, comme les autres directeurs ou propriétaires de salles en Ville-Nouvelle, par Robert Luthringer pour le Courrier du Maroc, sur les préférences du spectateur fassi, M. Tosi, propriétaire du « Bijou », de l’ « Apollo » (cinéma du Mellah, place du commerce) et du jardin d’été « Le Paris » répond :
« Du spectacle, beaucoup de mouvement, de l’action, voilà ce que veut le public. Ce qui attire la masse, ce sont des films du genre de « Capitaine sans peur », « Caroline chérie », « Autant en emporte le vent », etc. Le « Bijou » donne souvent de bons films français qui, bien qu’ils ne soient pas toujours compris, tentent cependant le public. Ce fut le cas pour « Les mains sales ». Au cinéma « Apollo » dont la clientèle est surtout musulmane ou israélite, nous projetons des films égyptiens ou bien encore des films « mouvementés » qui nous viennent d’Amérique. Le Jardin d’été « Le Paris » qui fonctionne à partir de juin jusqu’à fin septembre donne le même genre de films qu’ailleurs, et sa clientèle a évidemment les mêmes préférences. »

Le Rex
Le quatrième cinéma du centre-ville est le Rex dont les travaux débutent en mars 1938, dans l’immeuble Baudrand (avenue Maurial), avec l’architecte Giron et sous le regard vigilant de la future direction Lenté et Gurtner. Le projet est ambitieux : une salle de 600 places est prévue mais pas des places ordinaires, des fauteuils en velours très confortables où les gens de taille respectable trouveront à s’installer facilement, avec la climatisation par air chaud pour l’hiver et par air froid pour l’été pour toujours avoir une température idéale. Un toit roulant est aussi envisagé pour l’été (la construction du « ciel ouvert » sera effective en juillet 1942), ainsi qu’une scène spacieuse et équipée pour permettre aux revues et aux tournées les plus prestigieuses de se produire à Fès. Il est prévu un jeu d’orgues. Une brasserie, une pâtisserie, un hall et un promenoir s’intègrent à l’établissement. L’entrée se fait place Clémenceau, la place « centrale » de Fès.
La dernière innovation est la projection à l’écran des actualités fassies.
L’ouverture inaugurale a lieu le 24 décembre 1938 (avec ou sans Père Noël ?) et la recette de la soirée est au bénéfice des œuvres de bienfaisance de la ville de Fès. Le film est « Prison sans Barreaux » de Léonide Moguy avec Annie Ducaux et Roger Duschesne.

Quelles sont les préférences des spectateurs du Rex ? M. Septier, directeur copropriétaire du « Rex », et vice-président de la Chambre syndicale des exploitants de salles du Maroc répond :
« Malgré l’éclectisme d’une programmation cinématographique bien dosée, il est difficile de contenter tout un public sur une ville comme Fès, en raison du nombre très restreint de l’élément spectateur. D’une façon générale, la masse qui constitue le public très fidèle du cinéma est avide de spectacles tristes. Le mélodrame, le vrai, celui qui fait presser les mouchoirs et rougir les yeux quand l’héroïne expire, est toujours un succès certain ; mais hélas ! ce genre de film est fui d’un autre public.
Les films américains à grand spectacle, genre music-hall, rencontrent la faveur à peu près générale de tous les publics.
En dehors du genre de film, leur classe, la qualité des scénarii, la distribution des artistes, la renommée du metteur en scène, sont autant de facteurs de succès commercial.
Toute une psychologie se dégage de la profession d’exploitant de cinéma. Il faut vivre avec la salle, sa clientèle, saisir ses réactions pour mieux la comprendre et bien la servir. La clientèle très fidèle du cinéma « Rex » a grandement honoré les films suivants, choisis parmi d’autres de réelle qualité : « Hamlet », « Les enfants du Paradis », « Les chaussons rouges », « Jeanne d’Arc », « Le journal d’un curé de campagne », « Le garçon sauvage », etc.
Très prochainement, les records d’entrées seront établis par des productions prodigieusement commerciales : « Samson et Dalila », « Le fleuve », « Messaline », « Le Grand Caruso », etc.

Le Vox/L’Astor
Le Vox, création de M. Antoine de Serpos, ouvre ses portes en 1943 et devient l’Astor en 1950.
Dans le Progrès de Fez, Marcel Bouyon, en mars 1943, donne quelques informations sur la construction du Vox :
Spécialement conçu pour sa destination par l’architecte Magnin, la salle du Vox peut contenir 700 places constituées par de très confortables fauteuils et sièges recouverts de cuir.
La façade, aux lignes sobres, a belle allure, avec son escalier en marbre et sa triple porte aux ferronneries d’art.
Entrons dans le hall-promenoir. Des peintures aux tons chauds font ressortir les revêtements de marbre noir et le grand escalier conduisant aux galeries. Un éclairage indirect, assuré par une luxueuse lustrerie, illumine le plafond et diffuse une clarté douce et puissante. La vaste salle comporte un parterre dont le plancher a été construit suivant la pente et la courbure nécessaires pour assurer une parfaite visibilité de toutes les places. Les galeries sont supportés par de puissantes poutres en ciment armé d’une solidité à toute épreuve. Pas un seul pilier.
Des revêtements en liège, tant sur les côtés qu’au plafond absorbent la sonorité des échos et assurent une acoustique parfaite. Le quadrillage du plafond est du plus heureux effet.
L’écran, dans son cadre aux teintes sombres, a été encastré dans une véritable caisse de résonance spécialement étudiée pour une parfaite diffusion du son. La cabine de projection complètement isolée est munie des appareils les plus perfectionnés.
Un bar conçu dans le même style complète l’installation et apporte aux spectateurs la satisfaction de ses rafraîchissements.
Le Vox réalise donc un ensemble offrant au public, avec une sécurité absolue, les meilleures conditions pour une vision et une audition parfaites … d’ailleurs le public pourra en juger par lui-même en venant admirer le Vox qui peut être considéré comme une réussite complète ; sa réalisation, par des temps difficiles, a exigé plus de trente mois d’efforts continus dont il convient de féliciter l’intelligente et persévérante initiative de M. de Serpos, inspirateur, réalisateur et propriétaire de cette magnifique salle, la dernière née dans la grande famille du cinéma fassi.
En outre de M. Magnin, le distingué architecte, auteur des plans, ont participé à la construction du Vox, M. l’ingénieur Parent pour les calculs du ciment armé ; M. Reynaud, entrepreneur, pour le ciment armé ; M. Réal pour l’installation électrique ; M. Fiorani pour la partie mosaïque ; M. Mugeli pour la plomberie ; M. Millieret pour le ferronnerie ; M. Alfano pour la marbrerie.
Le Vox ouvre ses portes le jeudi 3 juin 1943, le jour de l’Ascension. Toute la décoration de la salle luxueuse et confortable est l’œuvre de deux artistes fassis, M.M. Comparat et Laurent : les peintures murales, du plafond et la décoration de l’écran sont l’ouvrage de M. Comparat et forment un ensemble harmonieux ; sur ce fond de teintes claires M. Laurent a brossé de larges frises inspirées de sujets empruntés aux vedettes ou aux productions cinématographiques.
Le programme d’ouverture comporte :
– l’Ascension du Professeur Picard, les Actualités, et le film Le destin fabuleux de Désirée Clary (1942) : histoire du premier amour de Bonaparte, traité par Sacha Guitry.


Le 27 avril 1950, l’Astor succède au Vox. Pour son ouverture la nouvelle salle offre au public fassi le film Bastogne … presque en même temps qu’à New-York ou à Paris, villes où le lancement a eu lieu fin janvier 1950 ; le titre anglais Battleground identifie davantage le thème du film à la gloire de la 101ème division aéroportée américaine engagée lors de la bataille de Bastogne, nom qui aujourd’hui, pour beaucoup d’entre nous, évoque davantage la classique cycliste Liège-Bastogne-Liège que la bataille des Ardennes en décembre 1944 !

M. et Mme Latour sont les nouveaux directeurs à Paris de la société qui avec la fameuse actrice française Junie Astor avait repris l’affaire de M. de Serpos ; le Vox devient l’Astor en hommage à sa copropriétaire. À Fès, c’est M. Girard qui est le directeur-administrateur.
Cette gestion « parisienne » est éphémère : dès l’été 1952 Ugo Tosi se porte acquéreur du cinéma l’Astor qui en octobre 1952 subit d’importants travaux de rénovation : nouvel éclairage dont l’installation nécessite la pose de 120 mètres de tubes de néon, 35 mètres éclairant la façade extérieure et 85 mètres dans le hall d’entrée, la salle a été entièrement refaite et repeinte et 550 fauteuils ont été remis à neuf.
Pour M. Girard, directeur-administrateur de l’Astor, en avril 1952, les films d’action, les technicolors sont infiniment commerciaux, tandis que les films « fins » font souvent un « four ». Tout dépend aussi de la qualité des acteurs. Ainsi donc quand Eric von Stroheim ou Errol Flynn, d’autres encore, sont à l’affiche, il y a foule. Un bon film d’amour plaira aussi. C’est le cas de « Caroline chérie » ou encore de « Señoritá Toréador » que l’on a passé trois fois. D’autres films qui ont plu : « Les conquérants du Nouveau Monde », « La vallée de la vengeance », « La beauté du diable », « Les tuniques écarlates », « Le traître du Far-West ».
Du point de vue commercial, les films de Sacha Guitry par exemple n’attirent guère le public, de même que la plupart des comédies. Dans les prochains temps nous donneront quelques bandes qui conviendront parfaitement au public de Fès : « Trois petits mots », « L’amour mène la danse », « Hôtel Sahara », etc.

Le Régent/Le Triomphe/Le Lux
En 1948 le cinéma Régent, premier cinéma de Fez Ville-Nouvelle, est racheté par Antoine de Serpos, déjà propriétaire du Vox à Fès et du Riff à Meknès ; il décide de rénover la salle, quasiment abandonnée depuis 3 ans et de l’appeler l’ABC. Le cinéma de la rue Bugeaud ouvre le 27 juin 1948 ….et s’appelle finalement le Triomphe !
Le film inaugural est Aloma, princesse des îles…en technicolor. La programmation change tous les lundis. Le Triomphe a un toit ouvrant à panneaux coulissants qui permet de profiter de la fraîcheur les soirs d’été.

Quelques mois après son ouverture, le Triomphe disparaît de la programmation des cinémas de Fès. En août 1949, de Serpos quitte Fès pour la France où d’autres affaires l’attendent. Vendu en 1949 à M. Lenté le Triomphe est (une nouvelle fois !) entièrement rénové, renommé Lux et son inauguration a lieu le 13 octobre 1949 avec le film de Jacques Daroy « Le droit de l’enfant ».

En 1949 Lenté est directeur/propriétaire de la Société Radio-Ciné Lux, situé dans l’immeuble du Triomphe (d’où certainement le nom de Lux pour le cinéma). La société Radio-Lux, constituée pour partie par les anciens propriétaires du Cinéma de Boujeloud, a aussi l’exclusivité du circuit Maroc-Film qui lui assure une confortable proportion de films français, notamment les derniers primés à Cannes. La programmation du Lux est assurée…
La salle du Lux comporte 600 places, avec un mobilier solide, bois et maroquin rouge, qui fait luxueux et confortable…..au moins à l’ouverture car 10 ans plus tard le confort était moindre !
Le plafond est escamotable, et le décorateur a poussé … le luxe à doter la salle d’un plafond bleu-ciel ! piqué d’étoiles dorées qui essaye de concurrencer le ciel étoilé du Bon Dieu quand le plafond est escamoté.
La scène, habillée d’un rideau cramoisi, est vaste et sert aux troupes de passage comme aux conférenciers et autres auditions musicales. Elle est aussi utilisée, surtout dans les premières années, pour des spectacles de music-hall et d’attractions qui sont fort prisés dans les années après-guerre.
La façade, est aussi bleue et or, en double ton, bleu ciel et bleu roi et couronnée par l’astre d’or du Roi-Soleil !


Le Lux propose fréquemment des attractions ou des spectacles de music-hall, en alternance avec les films. À gauche, programme du 23 décembre 1949 ; à droite programme du 12 mai 1950
M. Lenté, directeur général, administrateur des cinémas « Lux », « Empire » et « Jardin Empire »répond lui aussi à la question de Robert Luthringer « Que préfère le public fassi ? » :
C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre, car le public fidèle du cinéma est partagé en une foule d’éléments qui ont chacun sa préférence. Cependant, on peut dire d’une façon générale que la masse des spectateurs est attiré par les films populaires et à grande mise en scène. Il arrive parfois au public de bouder de très bons films comme par exemple « Les pèlerins de la première légion » qui n’a pu tenir l’affiche que trois jours. (Il semble que le titre exact est La Première Légion, film de 1951 réalisé par Douglas Sirk avec Charles Boyer). « Nous irons à Paris » a obtenu un succès exceptionnel, nous l’avons passé trois fois au « Lux », et une quatrième fois à l’ « Empire ». D’autres films qui ont particulièrement été honorés par ma clientèle : « L’enterrée vivante », « Rebecca », « Le vrai coupable », « Cocaïne », « Nous voulons un enfant », etc.
Nous passerons prochainement des films à succès comme « Les mines du roi Salomon », « Clara de Montargis », « Cette sacrée jeunesse », « Avalanche », « Monsieur Fabre », « Le gantelet vert », « Dominica » « Pas de vacances pour Monsieur le Maire » au cinéma « Empire » ; « Coiffeur pour dames », « La jeune folle », « La P.. respectueuse », « L’épée de Monte-Cristo », « Le crime du bouif », « Le costaud des Batignolles », « Ils sont dans les vignes », « Le plaisir », « Othello » au cinéma « Lux ».

Il y a en 1949 cinq cinémas au centre-ville de Fès : le Triomphe, le Bijou, l’Empire, le Rex et le Vox, mais le quartier de l’Atlas n’a pas – ou plus – de salle de cinéma ou de spectacle, le Pavillon Jaune créé rue de Picardie avant 1920 ayant rapidement disparu. L’Atlas est un quartier particulièrement dynamique, dont la population représente la moitié de la population de Fez Ville-Nouvelle, selon Eugène Richard, conseiller municipal en charge du quartier de l’Atlas, président du Comité des Fêtes fondé en 1939 puis maire de la « Commune libre de l’Atlas ». M. Richard avait défendu en 1945, l’utilité d’un marché à l’Atlas, pour éviter aux « ménagères actives » de longs déplacements vers le marché municipal du centre-ville. Il souhaite maintenant un cinéma de proximité ; le cinéma de l’Atlas sera un véritable cinéma de quartier, de nombreux habitants du centre de Fez V-N le trouveront trop lointain pour y venir régulièrement.
L’Arc-en-Ciel
Le 10 septembre 1949, Michel Kamm, journaliste au Courrier du Maroc, rend compte de la visite effectuée la veille sur le chantier du futur cinéma de la rue de Savoie, sous la conduite de M. Eugène Richard, assisté de son gendre M. Antoine Ricetti.
L’ « Arc-en-Ciel », bâtiment neuf, entièrement construit sur le roc très dur d’un socle rocheux naturel, est financé par des capitaux presque exclusivement souscrits à Fès.
Vingt-trois mois de travail depuis la clôture des études techniques nécessitées par cette réalisation qui est encore unique au Maroc sous le rapport des normes les plus récentes des salles de spectacles : 18 mètres sur 36 de surface totale, représentent en effet les dimensions optimales pour obtenir de partout dans l’édifice une audition parfaite.
Six cent dix places sur deux plans : rez-de-chaussée de 400 places, avec orchestre, parterre, baignoires latérales ; balcon de 210 places avec loges de face et loges latérales et mezzanines.
La scène, une autre réussite avec 110 m² de surface totale, dont 62 m² de plateau utilisable par les artistes en représentation. La visite de cette scène et de ses dégagements, avec les sous-sols où sont les cinq cabines d’artistes et le groupe électrogène qui peut à lui seul fournir lumière et force à tout l’établissement, est pleine d’intérêts.
Outre l’écran blanc qui est en matière caoutchoutée, à jours comme du tulle, et permettant de voir à travers depuis la scène, on remarque un beau décor peint signé de Battier. La fosse d’orchestre peut loger une quinzaine de musiciens.
Mais la partie la plus instructive, et aussi, on peut bien le dire, la plus coûteuse, est la réalisation purement technique, sise en façade, dans la cabine des opérateurs, et le sous-sol de climatisation. Dans la cabine de projection on admire les deux appareils Western, délicats et compliqués, dont le ventre ouvert, pour la visite des journalistes, nous montre l’étonnant mécanisme et les cames étranglant et compartimentant le film déroulé, ce qui annule tout risque d’incendie. Une lanterne de projection avec un système surprenant de changement de couleurs lumineuses pour les projections sur scène avec éclairages divers et progressifs, évoque les images merveilleuses des contes de jadis. Là aussi est un poste d’extincteurs qui commande les 15 postes d’incendie de l’immeuble (système au tétrachlorure) ; et aussi l’appareil d’intercommunication téléphonique qui commande tout un réseau intérieur.
Au sous-sol enfin, derrière le bar-caveau destiné à rafraîchir la clientèle, et très haut de plafond, sont les salles de conditionnement d’air avec les compresseurs, réservoirs à glace, et tubulaires compliqués pour le refroidissement de la température intérieure.
Le bâtiment enfin conçu à une triple fin : acoustique, sécurité, dégagements, a rompu complètement avec les expédients des revêtements de liège ou de paille. Il est entièrement en béton et annule ainsi tout risque d’incendie ainsi que toute offensive des parasites : punaises ou autres ; l’acoustique optimum a été obtenue par un plafond « filtrant » et surtout par les dimensions logiques dont nous avons parlé au début.
L’aération est assurée par un certain nombre de châssis latéraux manœuvrés de la cabine. Il y a trois portes de secours, d’accès bien dégagé. L’éclairage de système progressif est indirect, en tubes de néon.
Voici donc les principales caractéristiques d’une salle dont pourra s’enorgueillir non seulement le quartier si vivant et actif de l’Atlas, mais toute la ville, et qui nous vaut avec la création d’un nouveau cinéma, l’apport d’une véritable salle de spectacle, où les tournées de passage trouveront avec une scène coquette et bien outillée des aménagements très modernes.
J’ajoute ce qui n’est pas dédaignable, que le premier essai, fait hier, de projection et d’audition, nous a suffisamment démontré la parfaite acoustique et luminosité.
Le même jour, le Courrier du Maroc dévoile sous forme d’acronyme le nom du futur cinéma : l’Arc-en-Ciel

L’ Arc-en-Ciel ouvre le 14 septembre 1949, avec « Les Anges Marqués », film qui ne sera présenté à Paris que le 7 octobre 1949. La recette de la soirée, avec la vente de glaces esquimaux « Pingouin », est au bénéfice des œuvres de bienfaisance civiles et militaires.

Quel public pour l’Arc-en-Ciel, cinéma de quartier ? Réponse de M. Ricetti, directeur-administrateur de l’ « Arc-en-Ciel » :
Le public est très difficile à contenter. En général, les films d’action et de grande mise en scène, de même que les technicolors sont de loin les plus cotés. « Mission à Tanger », « Le troisième homme », « Le royaume du ciel », « Riz amer », « Les deux gamines », « La trilogie » de Marcel Pagnol que nous avons passée à l’écran de l’ « Arc-en-Ciel ont très bien travaillé. La belle comédie ne donne pas grand-chose. C’est le cas de « La valse de Paris ».
À Casablanca, les mêmes films font quatre fois plus de recettes qu’ici, à Fès, parce qu’à Casablanca infiniment plus peuplée, chaque genre de film trouve son public.

Autres salles à Fez Ville-Nouvelle
On peut encore citer le Palais Mondial, boulevard Poeymirau surtout connu pour son dancing et ses activités de music-hall mais où sont également projetés quelques films vers 1925.
Hors du circuit commercial classique le « Cinéma familial » voit le jour à la Paroisse St François d’Assise, le samedi 5 janvier 1935, la veille de l’épiphanie : lanterne magique cadeau des Rois Mages ? Ensuite, presque chaque semaine, il y a une séance le samedi, et deux séances le dimanche. Parmi les premiers films projetés « Mes petits », « Maman », « La sœur blanche », « Matricule 33 », « Cavalcade » etc … sans parler des documentaires, des comiques, des dessins animés, et finalement « des films de grand cinéma«
Dans les mêmes années, en attendant qu’on lui offre mieux, le curé de l’Église St Michel, au Batha, se contente d’un Pathé-Baby dont il est d’ailleurs très reconnaissant au bienfaiteur qui le lui a envoyé de France et qui pour le moment lui donne satisfaction ; mais attention à ne pas être jaloux de l’église de la ville nouvelle. La programmation est moins somptueuse qu’à St François et les enfants, voient … et revoient : la chasse à l’ours blanc, la chasse aux canards sauvages, la chasse à la baleine, la chasse tragique à la panthère, la pêche aux crocodiles, mais aussi les aventures de Charlot ou de Félix le Chat, l’histoire de Sainte Cécile, de Saint Tarcisius – dont on ne sait pas grand chose mais qui était donné en exemple aux enfants de chœur – et de Sainte Bernadette Soubirous.
En conclusion je citerai l’article du 9 avril 1952 du journaliste Robert Luthringer dans le Courrier du Maroc, où il fait le point sur la situation des cinémas de Fez Ville-Nouvelle.
La Ville-Nouvelle possède six salles de projections cinématographiques sans compter les jardins d’été de l’ « Empire » et le « Paris ». Ce sont par ordre alphabétique l’ « Arc-en-ciel », l’ « Astor », le « Bijou » l’ « Empire », le « Lux » et le « Rex ». Ces six cinémas totalisent environ 4300 places de quoi loger l’ensemble de la population d’Ifrane. Quelques 90 séances sont données toutes les semaines, ce qui représente à peu de chose 250 heures de projection et un développement de 300 km de film, c’est-à-dire la distance de Fès à Casablanca. Les six salles emploient une soixantaine de personnes : ouvreuses, opérateur, etc.
On enregistre en moyenne entre 15 000 et 18 000 entrées par semaine et il est dépensé pendant la même période une somme de 1 million à 1 300 000 francs, soit 61 millions de francs par an, (chiffres de l’année 1951).
Le grand vautour dévorateur de budget c’est le fisc. Il absorbe environ 31 % des recettes (dont 20 % pour la municipalité, 8 % pour les pauvres et 3 % pour le service du cinéma) soit près de 19 millions par an. Sur les 42 millions qui restent, 45 % environ s’en vont comme prix de location des films, soit la bagatelle de plus de 18 millions. Il reste donc entre les mains des différents directeurs de salles la somme de 24 millions mais on n’a pas songé aux grands impondérables.
Savez-vous que les notes d’électricité s’élèvent pour les six salles à plus de 150 000 francs par mois, que l’entretien des salles est infiniment coûteux et que des capitaux énormes sont investis dans les établissements cinématographiques ? La clientèle qui n’est pas toujours très soigneuse semble ignorer qu’un fauteuil coûte 8 000 francs et que pour l’amortir il faut compter 1 000 francs par an ! Si nous prenons une salle de 500 fauteuils nous voyons tout de suite à quelle somme éloquente nous aboutissons. Les frais de publicité (location des photos publicitaires, affichage, journaux, etc.) paraissent considérables. Vous avez en outre, les salaires des employés, les notes du commissariat (gardiens de service) et une foule d’autres frais généraux.
Ensemble tous les cinémas de la Ville-Nouvelle, de la Médina et du Mellah ont réalisé l’année dernière une recette globale de 98 millions de francs.

À consulter :
- Ciné Fès. La ville, le cinéma, 1896-1963. Pierre Grouix. Rachid Haloui. Éd. Rafael de Surtis. 2013
- Cinémas du Maroc, lumière sur les salles obscures du Maroc. François Beaurain. Ed. La croisée des chemins 2021 (livre paru en décembre 2021 que je n’ai pas encore pu consulter)
Voir aussi : Le Cinéma de Boujeloud à Fès