Image à la une : Le cinéma de Boujeloud dans les années 1940. Cliché familial emprunté à mon ami sefrioui Majid.

Pierre Gagnardot alias Darsay après avoir installé, place du Commerce, en 1917, le Casino-Théâtre-Cinéma (aussi nommé Ciné-Théâtre-Variétés Gagnardot-Darsay) dote la médina du Théâtre Gagnardot en 1924 qui devient le Ciné-Théâtre de Boujeloud vers 1930. « L’inauguration du théâtre Gagnardot a eu lieu samedi 24 mai 1924. Toutes les personnalités civiles et militaires avaient répondu à l’invitation qui leur avait été adressée ; la salle est confortable et gentiment décorée.  Elle dénote chez son architecte la connaissance parfaite de ce que doit être un théâtre. Fès n’a plus rien à envier à Casablanca ». Revue France-Maroc mai 1924.

Il est probable que Pierre Gagnardot ait ajouté la partie « cinéma » au Théâtre Gagnardot de Boujeloud pour en faire le Ciné-Théâtre de Boujeloud, après la destruction dans un incendie en 1927 de la « baraque » Casino-Théâtre-Cinéma de la place du Commerce, mentionné dans l’Écho d’Alger du 3 novembre 1927 : « Cinéma détruit par le feu à Fès. Le cinéma du Mellah que dirigeait depuis 10 ans notre estimé concitoyen M. Gagnardot vient d’être détruit par un incendie dont on ignore les causes ».

C’est ainsi que la médina voit défiler, rue du Douh, les meilleures troupes de théâtre et les artistes de passage. J’ai trouvé quelques informations éparses sur la programmation des premières années : le 21 avril 1929, représentation en arabe de la pièce de Si Chaoui « El Yatim al Mohmal wal moutri al adhim » (L’orphelin abandonné et le millionnaire)*, le 28 décembre 1929, la troupe Guyot joue « Le Roi » de de Flers et Caillavet ; en janvier 1930 la même troupe joue « Topaze » ; le 1er mars on joue « Le scandale » d’Henri Bataille ; et quelques publicités dans la presse fassie pour des films en septembre 1934. Pour être exact, j’ajoute que je n’ai pas trouvé beaucoup de quotidiens ou de périodiques locaux avant janvier 1934.

*Abdelfettah, un ami de Fès m’a communiqué un article paru en 1934 dans l’Est Républicain et intitulé « Le théâtre arabe au Maroc » qui est consacré en grande partie à Si Abd el Ouahed Chaoui qui avec sa troupe « Eljok el fassi » a monté huit à dix pièces de théâtre par an à Fès dans les années 1930. Si Chaoui d’abord journaliste au Courrier du Maroc, a consacré une bonne partie de son temps au théâtre à Fès, jusqu’à la fin des années 1940. Il est aussi le père de Touria Chaoui, première marocaine pilote d’avion de tourisme, brevetée en 1951 à 17 ans … et assassinée en 1956, dans des circonstances non clairement élucidées.

Annonce du 24 septembre 1934 dans l’hebdomadaire Dépêche de Fez

Les annonces de programmation se font sous le titre de Ciné-Théâtre de Boujeloud dans la Dépêche de Fez et de Théâtre-Cinéma, Boujeloud dans le Courrier du Maroc

Annonce du 16 novembre 1934 dans le Courrier du Maroc

Les films programmés à Boujeloud sont assez régulièrement des films égyptiens « parlants et chantants » en arabe avec sous-titres en français. Un effort particulier est fait pendant le Ramadan pour adapter les horaires et proposer davantage de films égyptiens.

Annonce du 8 décembre 1934

Le cinéma de la rue du Douh n’est pas un cinéma de « troisième classe », nom parfois donné aux cinémas ou théâtres ruraux ou de médina, de taille modeste et à l’existence souvent éphémère, et dont on considérait qu’ils s’adressaient exclusivement aux Marocains « indigènes ». Ses gérants cherchent à séduire les Européens, en particulier les plus modestes, comme l’indique la publicité ci-dessous, constatant que « bien trop d’Européens ignorent qu’à Fès-Médina, à l’entrée, près de la porte de Boujeloud, il est un cinéma parlant ». C’est le seul cinéma hors de Fez V-N : en 1935, le Casino-Théâtre-Cinéma de la place du Commerce est fermé, l’Apollo-Cinéma n’est pas encore ouvert (oct. 1936) ; le Star, Grande Rue du Mellah, s’il existe encore n’est qu’un cinéma modeste et sans confort, peu attrayant. (Le 23 juin 1938 un avis de vente judiciaire du Tribunal de Fès annonce la vente « d’un fonds de commerce à usage de cinéma, sis à Fès, Grande Rue du Mellah, connu sous le nom de « Cinéma Universel ». Il s’agit probablement du Star qui a changé de nom ou dont le nom d’immatriculation était Cinéma Universel car il n’y avait pas 2 cinémas Grande Rue du Mellah)

Dépêche de Fez. Janvier 1935.

À partir de 1935 le Cinéma de Boujeloud, « sonore et parlant », remplace le Cinéma-Théâtre de Boujeloud, « films parlants », dans les annonces du Courrier du Maroc ; la Dépêche de Fez conserve dans ses annonces « spectacles » le nom de Ciné-Théâtre de Boujeloud … qui devient aussi « sonore et parlant ».

Le cinéma propose une programmation régulière avec un ou deux films par semaine ; tous les styles sont représentés : films comiques, d’action, de guerre, de jungle, de western, historiques, comédies musicales égyptiennes très appréciées des spectateurs musulmans (souvent reprogrammées à quelques mois d’intervalle car les films égyptiens sont peu nombreux au Maroc avant 1945), quelques films espagnols. Les films en v.o. sont en général sous-titrés en français.

Annonce du 12 janvier 1935. Dépêche de Fez

Le chanteur-compositeur égyptien Mohamed Abdel Wahab, qualifié de Caruso de l’Orient dans l’annonce ci-dessus est une star au Maroc après la sortie de ce film. Un extrait de la Rose Blanche avec son d’époque : https://vimeo.com/251212720

Quelle que soit l’appellation du cinéma, le programme est éclectique.

Deux annonces de la Dépêche de Fez : Théâtre de Boujeloud : à gauche annonce du 2 mars 1935 : dessin animé, film de guerre, attraction sur scène. L’ombre du passé est un film de 1934, avec la chanteuse Nadra interprète du 1er film égyptien parlant en 1932. Théâtre-Cinéma de la Médina : à droite, annonce du 5 octobre 1935 : programme particulièrement varié. C’est la première fois que que la salle de Boujeloud est qualifiée de Cinéma de la Médina (et la seule fois en 1935 et 1936)

À partir de 1936 la programmation du Cinéma de Boujeloud – seul nom maintenant utilisé dans la rubrique « Spectacles » des journaux locaux – est plus irrégulière et le cinéma semble avoir été fermé au deuxième semestre de 1936.

Fermé également de février à mai 1937, le Cinéma de Boujeloud, quelques mois après sa réouverture, apparaît dans les annonces « Spectacles » du Courrier du Maroc sous le nom de Cinéma Médina (du 29 août 1937 et jusqu’au 3 juin 1938) ; mais sur la même période dans la rubrique « Chronique des spectacles » c’est toujours le nom de Cinéma de Boujeloud qui est utilisé.

En haut à gauche, annonce du 29 août 1937. En bas à gauche, annonce de la séance du 3 septembre 1937. À droite analyse du film, le 6 septembre 1937. On se demande ce que Tarzan a bien pu faire à la « campagne » avec sa compagne !

Je n’ai pas trouvé d’explication officielle à ce changement temporaire de dénomination, que le seul remplacement complet des appareils de projection ne peut justifier. Le cinéma de la rue du Douh, n’appartient pas au groupe des cinématographes Tosi (Bijou et Apollo) ou Seiberras (L’Empire et Régent) et paraît être un cinéma indépendant, mais dont le propriétaire est certainement européen.

Le nom de CinémaMédina traduit peut-être la volonté de dissuader les Européens de fréquenter ce cinéma après leur avoir dit, au début 1935, qu’une visite s’imposait au Ciné-Théâtre de Boujeloud.

En 1936 une opposition politique urbaine se manifeste plus ouvertement : le gouvernement issu de la victoire du Front populaire en France permet au Comité d’action marocaine de mener son activité dans une atmosphère de relative tolérance et de lancer un programme de revendications économiques et sociales. La crise mondiale impacte fortement l’économie marocaine et les travailleurs, surtout marocains, sont confrontés à un chômage de plus en plus important qui les prive de revenus. En juin 1936, le Maroc connait des mouvements de grève et des manifestations dans les médinas des principales villes. Une augmentation des salaires et quelques améliorations des conditions de travail permettent de terminer la grève mais la tension politique reste sensible. En mars 1937, le Comité d’action marocaine est dissous par la Résidence. Les anciens dirigeants, que des divergences assez profondes séparent, s’organisent clandestinement en deux fractions : « Le parti national pour la réalisation des réformes » autour d’Allal el Fassi et le « Mouvement populaire » sous la direction d’El Ouazzani. Chacun des deux partis a ses journaux en français et en arabe et essaye d’élargir sa base populaire, en s’appuyant sur la jeunesse. Ce travail d’organisation et de mobilisation, plus ou moins clandestin, finit par déclencher la réaction des autorités du Protectorat et les évènements se succèdent, dans différentes villes du Maroc, selon un enchainement relativement classique : interdiction des manifestations, arrestation des « agitateurs », protestation de la population, intervention de la police, de la gendarmerie ou de l’armée, suspension des journaux d’opposition, dissolution des partis contestataires et finalement exil ou placement en résidence forcée des leaders.

Les autorités du Protectorat parlent alors d’agitation anti-française et de conjuration nationaliste. Le 29 octobre 1937 la Qaraouiyine est cernée lors de la grande prière du vendredi et « 600 émeutiers » sont arrêtés à la sortie. Le 31 octobre 1937, le général Noguès, Résident général, déclare à Fès devant les notables de la ville : « Nous avons pris des mesures de force. C’était une question de salut public. Nous les continuerons aussi longtemps qu’il le faudra ».

Il n’est pas recommandé aux Européens d’aller en Médina de Fès et je suppose que c’est ce climat de tensions plus ou moins latentes qui explique l’ouverture irrégulière du Cinéma de Boujeloud depuis juillet 1936 et son nom de Cinéma-Médina pendant près d’un an entre 1937 à 1938 … on sait où l’on va si on va voir un film à Boujeloud !

Pendant ce temps le Cinéma-Médina projette « Coups durs au bout du monde » !

Annonce dans le Courrier du Maroc 31 octobre 1937

De 1939 à 1942, la programmation du Cinéma de Boujeloud semble toujours irrégulière, avec parfois plusieurs semaines de fermeture, sans justification particulière, suivies d’annonces de réouverture. Contexte politique ou en relation avec des changements de propriétaire ou de gérant ?

Annonce (ou appel !) du 18 octobre 1940

Comme les autres salles de spectacle à Fès, pendant cette période de guerre mondiale, le Cinéma de Boujeloud participe aux actions de solidarité au bénéfice des œuvres de bienfaisance civiles et militaires.

Annonce du 22 novembre 1941

Dans l’hebdomadaire La Dépêche de Fez, daté du 9 avril 1942, dans les Annonces légales et judiciaires j’ai trouvé mention de la vente du Cinéma de Boujeloud, à un commerçant casablancais, par acte notarié reçu par Me Parrot : « Le 16 mars 1942, Mme Adèle Élisabeth Landez, exploitante cinématographique, demeurant à Fès Médina, rue du Douh, veuve en premières noces de M. Antoine, Auguste Perret, a vendu à M. Théodore Khayat, commerçant à Casablanca, 170 bd Foch, un fonds de commerce de cinéma parlant exploité à Fès, quartier du Talaâ, connu sous l’enseigne « Cinéma de Boujeloud » avec tous les éléments corporels et incorporels, aux clauses et conditions insérées au dit acte ». Depuis quand Mme Landez était-elle propriétaire du cinéma ?

En 1942, quelques Européens de Fès, (MM. Fournier, Gurtner, Guignard, Girard, Cannac, Darley, Chabbert, Vergnaud, Lenté, Jeantet) se groupent pour racheter et moderniser le Cinéma de Boujeloud. Ont-ils racheté le cinéma à M. Khayat qui l’aurait revendu dès son acquisition ? La s.a.r.l. Société du Cinéma de Boujeloud est fondée et administrée par M. Guignard et dirigée par M. Lenté qui en est en même temps le gérant. (Lenté est déjà gérant du Rex depuis 1938). Après 10 mois de travaux la salle est complétement transformée comme un article du Courrier du Maroc du 15 avril 1943 permet de le constater :

Il s’agissait d’aménager les places. L’idée qui a présidé à l’organisation est fort judicieuse et mérite d’être cité en exemple : toute la marmaille entre par une porte spéciale et se trouve séparée du reste des spectateurs. Une deuxième entrée permet d’accéder au parterre dont toutes les places sont numérotées et d’un nettoyage facile, les loges ont été supprimées ce qui a permis d’augmenter le nombre des places d’où la visibilité est parfaite. En haut les balcons ont été aménagés en deux catégories, une troisième entrée tout à fait séparée permet d’y arriver sans être gêné. Là aussi les loges ont été supprimées, le nombre de places est plus important et la visibilité parfaite où que l’on soit. Cet aménagement a été conçu pour que les familles fassies puissent venir au cinéma sans subir une promiscuité souvent désagréable. À noter qu’actuellement le Cinéma de Boujeloud est interdit aux femmes marocaines mais les Fassis désirent vivement que cette interdiction soit rapportée.

M. Lenté, par l’intermédiaire de la société Radio-Lux dont il est propriétaire, a l’exclusivité du circuit Maroc-Film qui lui assure la programmation régulière des films égyptiens appréciés des Fassis, aussi le public fréquente de plus en plus le Cinéma de Boujeloud où il est reçu par un personnel stylé et en uniforme qui accompagne le spectateur jusqu’à la place numérotée qu’il a choisie.

Publicité dans le Courrier du Maroc. 13 mars 1943

À l’occasion de la réouverture du Cinéma de Boujeloud, début avril 1943, plusieurs séances ont été organisées pour les notables et les élèves musulmans de la ville. Au programme : un remarquable film « Trois mois d’histoire de France » réalisé par Cinémaroc de Casablanca qui retrace les événements survenus en Afrique du Nord depuis le débarquement américain, les voyages du général Giraud, commandant en chef civil et militaire, la reconstruction de l’armée française, etc. ; des actualités montrant la guerre sur les fronts du monde entier ; un documentaire « Les Haras de Pompadour » sur l’élevage des plus beaux chevaux de la Métropole ; enfin la séance se termine par le film « Pèlerinage de la Mecque » reportage sur le pèlerinage organisé en 1939-1940 par la France en faveur des Musulmans de toute l’Afrique française.

Après les séances pour les notables, enfin des séances pour les vrais gens !

Annonce du 9 avril 1943

Après 1945 le Cinéma de Boujeloud est essentiellement fréquenté par des Marocains musulmans et de manière plus irrégulière par la population juive du Mellah. Les Européens vont eux au cinéma en ville-nouvelle où il y a maintenant cinq cinémas et plus occasionnellement place du Commerce au Mellah, à l’Apollo-Cinéma, dont les périodes de fermeture sont plus fréquentes à partir de 1947. La programmation du Cinéma de Boujeloud est moins régulière dans la presse locale française, mais le 11 janvier 1947 le Courrier du Maroc annonce « en grande première mondiale » la projection du film « Le Fils du Destin » entièrement tourné au Maroc.

L’encart publicitaire est accompagné d’un commentaire dans les « Chroniques des spectacles » où le cinéma pour l’occasion est appelé « Théâtre de Boujeloud ». « Le fils du destin » (Ibn el-Kadar) est le premier film projeté à Fès d’une production marocaine, de caractère purement musulman : acteurs, langue et cadre général. Le journaliste Michel Kamm écrit :

Je dirais d’abord que le succès de ce film est absolument impressionnant, c’est une ruée de foules humaines par véritables vagues, aux trois séances quotidiennes, et l’on est littéralement soulevé par la foule que contient avec peine un service de police pourtant renforcé. Aux diverses péripéties du film, le public trépigne de joie ou éclate d’un rire unanime. Des galeries populaires partent des lazzis ou imprécations naïves selon l’épisode. La très jolie et très fine artiste Nacira Chafik a fait battre le cœur de milliers d’adolescents, enfin le bon acteur de charme, Habib Reda joue excellemment ainsi que ses collègues … Enfin et surtout, la langue employée : la langue parlée est comprise de tous et pourra servir à la diffusion dans toute l’Afrique du Nord et même en Égypte ; pour une fois c’est la production marocaine qui va s’imposer au pays du Cheikh Ahd el Ouab, de Lalla Khaltoum et de Ahia el Abb … J’ai aimé aussi son caractère généralement gai et la délicatesse de son interprétation dans les scènes amoureuses.

Cette production marocaine, illustre la volonté des autorités françaises de construire une industrie cinématographique maghrébine, afin de pouvoir concurrencer le cinéma égyptien ; le Centre cinématographique marocain (CCM) est créé par dahir du 8 janvier 1944 et en 1945, des capitaux privés français investissent dans la création des Studios du Souissi pour produire des longs métrages, en coproductions entre des cinéastes français et des producteurs marocains. Une manière aussi de garder le contrôle sur la sphère publique arabe. En 1946 trois films sont en chantier et cinq autres en 1947 : Yasmina, Ibn el-Kadar, El Majnoun (Le Possédé), Chedad le justicier, Kenzi, Marouf savetier du Caire, Sérénade à Meryem et Minuit, rue de l’Horloge. Ce dernier film (d’ailleurs inachevé) a été tourné en partie à Fès et le Courrier du Maroc, du 2 avril 1947, titre à la une « Malgré le mauvais temps, on tourne à Fès les extérieurs de Minuit, Place de l’Horloge. Le cadre en était hier le gratte-ciel de l’Urbaine ». Hollywoodien ! Tous ces films, réalisés par des Français, sont en version arabe ou en double version et un certain nombre de postes techniques et artistiques, et les premiers rôles ne sont plus l’apanage des seuls Français.

Malgré l’enthousiasme manifesté par Michel Kamm à propos de « Le Fils du Destin » ces films n’eurent pas, dans l’ensemble, un grand succès et le cinéma égyptien poursuit tranquillement son essor.

« Le Boujeloud était apparemment devenu, en 1947, un point de rencontre de la culture et de la politique arabes. Des élites de Fès ont même assisté à des spectacles au Boujeloud avec leurs femmes et leurs filles, selon la célèbre sociologue Fatima Mernissi » (Traduction d’après Elizabeth F. Thompson. Politics by other screens in Arab Media & Society. 2009). Les relations sont bonnes entre la direction française et le public majoritairement musulman du cinéma ; des publicités pour le cinéma de Boujeloud sont publiées dans le journal, al-Alam et les autorités municipales marocaines et françaises participent ensemble aux soirées de gala ou de bienfaisance.

Mais en mai 1948, des Marocains décident un boycott du cinéma de Boujeloud et les 1100 sièges restent vides quelques semaines. La s.a.r.l. Société du Cinéma de Boujeloud, alors propriété de MM. Fournier, Gurtner, Girard, Rouquette, Chateau et Mme Vergnaud, aux termes de six actes sous seing privé enregistrés, vend ses parts le 24 juin 1948 au groupe qui sous la conduite de Mohamed Laghzaoui a organisé le boycott. (Le Courrier du Maroc du 10 juillet 1948 publie la liste des nouveaux propriétaires avec le nombre de parts de chacun d’entre eux). Au moment de la vente Robert Lenté est toujours directeur-gérant mais n’est pas actionnaire. Il achète en 1949, avec certains des anciens propriétaires du Cinéma de Boujeloud, le cinéma Triomphe en ville nouvelle.

Ce chapitre de l’histoire du Cinéma de Boujeloud est connu sous le nom d’ « Affaire de Boujeloud », et les motifs du boycott sont loin d’être clairs. Mohamed Laghzaoui, à l’origine du boycott est l’un des premiers producteurs de films marocains et certains responsables français estiment que le but de Laghzaoui est uniquement commercial ; d’autres pensent que Laghzaoui et ses partenaires veulent utiliser le Cinéma de Boujeloud pour en faire un lieu de propagande nationaliste anti-française.

Laghzaoui est aussi accusé d’antisémitisme et pour étayer cette thèse certaines autorités de la Résidence affirment que des Juifs figurent parmi les anciens propriétaires contraints de vendre le Cinéma de Boujeloud, et suggèrent que Laghzaoui complote pour acheter toutes les salles de cinéma dont les Juifs profitent, soit en tant que propriétaires, soit en tant que distributeurs. Cette accusation d’antisémitisme aurait pu être plausible car, depuis le vote à l’ONU le 29 novembre 1947 du plan de partage de la Palestine, des tensions inter-communautaires sont apparues. Le P.D.I. (Parti Démocrate de l’Indépendance) de Ouazzani déclare que fréquenter des magasins ou des salles de cinéma appartenant à des Juifs équivaut à les armer de moyens financiers aux dépens de la Palestine arabe et se montre favorable au boycott des commerces juifs.

Mais à Fès, en 1948, les relations entre musulmans et juifs sont meilleures que dans d’autres parties du Maroc ; souvent liés par des rapports d’affaires et même d’amitié tous sont attachés à la concorde communautaire, craignent également les mouvements de foule et font en sorte de maintenir des relations cordiales pendant cette période difficile.

De son côté la police française n’apporte pas de preuves des éléments antisémites dont elle accuse Laghzaoui et ces allégations sont contredites par d’autres éléments : « L’avocat de Laghzaoui, Joseph Jacob, était lui-même juif. Et Laghzaoui avait choisi deux films d’un réalisateur juif pour sa première en octobre 1948. Pas un rapport de police dans l’épais dossier ne mentionne un conflit entre musulmans et juifs au cinéma Boujeloud.  Il n’y avait pas non plus de plaintes de Juifs concernant le refus de billets là-bas. Aucun document du dossier ne lie directement des sentiments ou déclarations antisémites au groupe Laghzaoui » (Trad. Élisabeth F. Thompson)

Le motif de « l’affaire de Boujeloud » est plus vraisemblablement l’intention des nationalistes d’établir une sphère publique en arabe, autonome de la sphère française. Mohamed Laghzaoui fondateur en 1947 de la société de production Maghreb-Film a compris le pouvoir de propagande du cinéma et saisit l’occasion d’étendre l’influence nationaliste auprès du public populaire des cinémas de médinas … ce que redoutent les autorités du Protectorat.

Dans un rapport du 22 juin 1948 (cité par Elizabeth F. Thompson) un agent des services secrets énumère « les quatre gains potentiels pour les Arabes s’ils devenaient propriétaires de salles de cinéma : 1) Il leur serait plus facile de convoquer de grands meetings politiques ; 2) Ils pourraient diffuser une propagande plus forte par le biais de discours et d’enregistrements ; 3) Ils pourraient projeter des films interdits en contournant la censure ; 4) Ils pourraient gagner l’argent nécessaire pour soutenir les actions nationalistes ».

Les autorités du Protectorat tentent par différentes tracasseries administratives (contrôle du respect des règles de construction, des règlements sanitaires, etc.) de retarder la réouverture du Cinéma de Boujeloud. Sur intervention du général Juin, Résident général, les autorités de Fès publient le 3 août 1948 un décret ordonnant la fermeture du cinéma pour des violations non précisées ! À force de n’avoir aucune base légale pour maintenir la fermeture du Cinéma de Boujeloud et par crainte d’alimenter le mécontentement populaire l’administration locale autorise la réouverture du cinéma.

Laghzaoui choisit de programmer une « première » pour le 14 octobre 1948, jour de l’Aïd el-Kébir ! avec deux films égyptiens de Togo Mizrahi, réalisateur égyptien né dans une famille juive d’Alexandrie : Sallamah, avec Oum Khaltoum, programmé deux fois dans l’après-midi et Tahya al-Sittat (Long live women ou Vivent les femmes) en soirée. Belle victoire politique pour Mohamed Laghzaoui.

Annonce dans le Courrier du Maroc du 15 octobre 1948 de la réouverture du Cinéma de Boujeloud. L’annonce paraît avoir été censurée (ou au moins bricolée dans la partie inférieure) . Le titre égyptien Tahya al-Sittat n’est pas mentionné – même pas en sous titre ! –

Cette annonce est la dernière annonce dans le Courrier du Maroc, seul quotidien français de Fès, concernant les films programmés au Cinéma de Boujeloud. Est-ce le Courrier du Maroc qui n’a pas voulu soutenir les nouveaux propriétaires du cinéma ou les nationalistes qui n’ont pas voulu enrichir la presse hostile à leurs idées et ont privilégié leurs propres journaux en français ou en arabe ? Probablement les deux.

Le cinéma devient un espace politique de mobilisation nationaliste et plusieurs cinémas sont rachetés ou créés dans des conditions en général plus sereines qu’à Boujeloud. Le 12 août 1950 le quotidien Le Petit Marocain relate l’ouverture du Cinéma Atlas sous la présidence effective de LL. AA. II. les princes Moulay Hassan et Moulay Abdallah accueillis par les propriétaires SI Hadj Mohamed Sefrioui et Si Mohamed Belghiti. La salle de 1200 places due à l’architecte Bertin « est appelée à être la salle de l’élite casablancaise ». L’Istiqlal ouvre à Casablanca trois cinémas entre 1950 et 1952.

En 1954 le directeur du Cinéma de Boujeloud est arrêté … et l’année suivante l’Atlas est fermé par les autorités françaises.

Cinéma de Boujeloud dans les années 1940

À propos des autres cinémas de la Médina de Fès.

J’ai peu de renseignements sur les cinémas de la Médina de Fès, leur programmation étant peu relayée et de manière irrégulière dans les journaux français du Protectorat.

En octobre 2015 dans la revue Zamane (N° 59) Ghita Zine, dans un article intitulé « Les débuts du cinéma au Maroc » évoquant le documentaire de Bouchta Elmachrouh « Les Frères Lumière et leurs héritiers* », écrit que Fès est la première ville du Maroc à être dotée de salles de cinéma après 1912 : « Bouchta Elmachrouh rappelle que le premier espace aménagé à cet effet se situait à quelques pas de la mosquée Al Qaraouiyine. Le second se trouvait au Mellah de la ville. La salle portait le nom de « Star ». Quant au troisième, le réalisateur rappelle qu’il s’agissait d’un moulin à farine converti en salle de projection et qu’il se situait à l’entrée du quartier Moulay Abdellah de Fès ».

* Le titre exact du documentaire est « Les héritiers de Lumière »

J’ai évoqué le Star au début de cet article ; je n’ai pas trouvé trace du cinéma proche de la Qaraouiyine, sauf si l’on considère que le Cinéma Victoria crée en 1913 par M. Cortès, en médina, derb ben Yaïch, est « à quelques pas de la mosquée Al Qaraouiyine » … pourquoi pas ! Il semble que la maison de M. Cortès abritait, outre le cinéma, le consulat d’Espagne situé derb ben Yaïch sur Zkâk El-Hajar (rue des Pierres) – partie basse du Talaâ Sghira – . Depuis Bab Boujeloud on s’est rapproché de la Qaraouiyine !

Je propose une hypothèse pour le cinéma du quartier de Moulay Abdallah (déjà évoquée dans Notes sur quelques cinémas de Fès avant 1955 )

Le quartier de Moulay Abdallah s’étend entre l’angle formé par l’enceinte mérinide au nord et à l’ouest et par le mur du palais du Sultan au sud. C’est en partie le quartier « réservé » de Fès au début du Protectorat. Il ne possède pas d’autre entrée que l’entrée latérale de Bab Dekaken (voir plan ci- dessous 1938)

L’entrée du quartier Moulay Abdallah étant à Bab Dekaken le Café Cinéma-Parlant Ben Mokhtar, à Bab Dekaken, Fès-Djedid, pourrait être le troisième cinéma, situé à l’entrée de Moulay Abdallah, et cité par le chercheur en histoire Elmachrouh

Annonce du 14 novembre 1936. Courrier du Maroc.

Le Café-Cinéma de Bab Dekaken parait avoir des relations en matière de programmation avec le Cinéma Régent de Fez Ville-Nouvelle : Le Régent (du groupe J.Seiberras) affiche le film « Verdun » les 10, 11 et 12 novembre 1936, film qui se retrouve au programme du 14 au 19 novembre à Bab Dekaken.

Annonce du 9 novembre 1936

La semaine suivante, le 20 novembre 1936 la rubrique spectacle du Courrier du Maroc ne mentionne plus le Café Cinéma-Parlant Ben Mokhtar à Bab Dekaken mais le Royal Cinéma ! avec en intermède le chanteur (de talent) Mohamed Tuizi (Touizi) qui, avec son grand orchestre de musique égyptienne avait fait du 14 au 19 novembre le bonheur des spectateurs du Café Cinéma.

Annonce du 20 novembre 1936

Le journaliste dans la Chronique des spectacles écrit : « le Royal-Cinéma offre à sa fidèle clientèle un programme très complet digne d’être présenté au public » … il sous-entend donc un fonctionnement régulier.

On peut être surpris par le choix du 2ème film « La merveilleuse tragédie de Lourdes » : Un professeur de philosophie, athée, se convertit au catholicisme à la suite d’un miracle : sa fille que l’on doit amputer d’une jambe est conduite à Lourdes par son fiancé très croyant, et y est guérie, film que l’on aurait davantage vu au programme de la salle paroissiale, avenue Maurial, qu’à celui du quartier réservé !

Le Café Cinéma-Parlant Ben Mokhtar et le Royal-Cinéma sont-ils un même cinéma, avec un même public ? Je n’ai pas trouvé d’autres annonces de programmation dans les mois suivants ni pour l’un ni pour l’autre. Sont-ils les « ancêtres » du cinéma Rio ouvert lui aussi à Bab Dekaken, sans autre précision, le 14 février 1938, par les frères Tosi, propriétaires du Bijou et de l’Apollo ? Je ne pense pas qu’il y ait eu à Bab Dekaken trois salles de cinéma autonomes.

En 1940, on retrouve comme directeur du Cinéma Impérial, à Bab Ftouh, M. Moktar ou Mokhtar el Ghazi qui pourrait être l’ancien directeur du Café Cinéma-Parlant Ben Mokhtar de Bab Dekaken et peut-être du Royal Cinéma. Mokhtar el Ghazi est un des premiers techniciens de l’électricité formés à la Cie Fasi d’Électricité.

Des annonces sont publiées irrégulièrement dans le Courrier du Maroc pour des films projetés au Cinéma Impérial à Bab Ftouh, cinéma parfois qualifié de saisonnier. Les premières annonces que j’ai trouvées datent de l’été 1942.

Annonce du 31 juillet 1942
Annonce du 1er août 1942

Une autre annonce du 4 septembre 1942 associe les noms du Cinéma Impérial et de l’Adoua

Cinéma de l’Adoua que l’on retrouve seul sur des annonces en avril 1943.

Annonce du 2 avril 1943

On retrouve cette annonce de manière irrégulière en 1943 (mais je n’ai pas cherché de façon méthodique !) avec les épisodes suivants ou sous le titre d’une autre série « Le dernier des Fédérés ». Les annonces sur les journaux français ne sont probablement pas rentables, le public étant certainement constitué d’habitués ou d’habitants du quartier.

Du vendredi 6 au jeudi 12 avril 1956 le cinéma Impérial programme en exclusivité « Le voyage à Tanger de S.M. le Sultan » le film tant attendu par le public fassi.

Le 8 février 1958 l’« Impérial » modernisé rouvre au bénéfice des sinistrés du Sud. À cette occasion, Michel Kamm écrit dans le Courrier du Maroc :

« La réouverture saisonnière du coquet cinéma Impérial, au quartier de Sidi Ali Boughaleb, avec le très beau film indou « Saqi » présenté en arabe dialectal marocain a été réalisée sous le signe de la solidarité nationale, au profit des sinistrés du Sud et l’aimable directeur de l’Impérial, notre vieil ami Mokhtar el Ghazi, nous a présenté aux responsables du comité de l’Istiqlal, qui se sont montrés très satisfaits de cette recette exceptionnelle. La salle en effet était comble et les policiers de service ont eu le plus grand mal à contenir l’assaut du public.

Nous avons visité quelques instants avant la représentation, la salle dont les accès ont été complètement transformés par élargissement sur l’immeuble voisin … L’écran a été élargi et aménagé pour le cinémascope. C’est désormais un cinéma moderne que l’Impérial, et il ne nous reste plus qu’à souhaiter à M. Mokhtar el Ghazi qui l’a bien mérité par de lourds sacrifices et des années d’effort un succès populaire que préfaçait hier l’accueil favorable donné par la population à cette réouverture ».

Ma documentation sur les cinémas de la médina jusqu’aux années 1960 est donc très parcellaire et mérite d’être améliorée …

Je terminerai en citant l’article du journal l‘Opinion de 8 juin 2015 à propos de la projection à Fès, en avant-première du documentaire de Bouchta Elmachrouch « Les héritiers de Lumière » (improprement appelé « Frères Lumière » dans l’Opinion :

Le documentaire “Frères Lumière”, réalisé par Bouchta El Machrouh, a été projeté vendredi à Fès en avant-première en présence de nombreux critiques du cinéma, d’artistes et de cinéphiles.
Le documentaire de 1h 40 mn, projeté au cinéma Boujloud, relate les débuts du cinéma au Maroc qui datent de l’année 1901 à travers des étrangers qui ont introduit des techniques de projection cinématographique et réalisé des séquences dans de nombreuses villes particulièrement à Fès et Rabat.
Cette œuvre qui a nécessité trois années de travail, jette aussi un regard cru sur les conditions de vie actuelles déplorables des anciens techniciens et employés des salles obscures après la fermeture des cinémas les plus connus à Fès tels Appolo (sic), Boujloud, Rex, Alaâchchabine et bien d’autres.
Le réalisateur a focalisé la majorité de son œuvre artistique sur la transformation des salles obscures de la ville de Fès en d’autres activités commerciales dont la vente de vêtements, les ustensiles de cuisine et les produits cosmétiques.

“Frères Lumière” fait part également de témoignages vivants de certains anciens employés des salles de cinéma qui gagnaient autrefois leur vie convenablement, et dans lesquels ils relatent avec nostalgie les années glorieuses durant lesquelles les amateurs du 7ème art se bousculaient et se disputaient devant les salles obscures pour obtenir le précieux sésame, un ticket de cinéma.
Ils citent aussi dans leurs témoignages les causes dernières la fermeture des salles de cinéma, à leur tête l’émergence de l’Internet, la piraterie, les vidéos et les CD et auxquels ils imputent la perte de leurs emplois et la détérioration de leurs conditions de vie.

Outre “Frères Lumière”, Bouchta El Machrouh, chercheur en histoire, a réalisé également de nombreux court-métrages et participé à l’encadrement de nombreux ateliers de formation dans de nombreux festivals et manifestions cinématographiques.
Il a également présidé le jury de la 3ème édition du Festival national du film documentaire éducatif de Khouribga et de la 3ème édition du Festival du court-métrage et de la photographie d’Errachidia.

Cliché de J.P. Roth avec une légende en allemand que l’on peut traduire : Au cœur de la Médina de Fès, la ville du Maroc très liée aux traditions anciennes, des jeunes attendent la présentation d’un mauvais film ! Aucune indication de date ni le nom du cinéma, peut-être au début des années 1950 et il pourrait s’agir du Cinéma Impérial.

À consulter :

  • La septième porte. Une histoire du cinéma au Maroc de 1907 à 1986. Ahmed Bouanani. Kulte éditions. 2017
  • Ciné Fès. La ville, le cinéma, 1896-1963. Pierre Grouix. Rachid Haloui. Éd. Rafael de Surtis. 2013
  • Politics by other screens. Elizabeth F. Thompson. Arab Media & Society. 2009
  • Revue Zamane. N° 59 Les débuts du cinéma au Maroc Ghita Zine Octobre 2015
  • Notes sur quelques cinémas de Fès avant 1955