Image à la une : Souk du Talaâ, en médina de Fès. Cliché de 1924

En feuilletant d’anciens numéros de la Revue des Deux Mondes, j’ai trouvé, dans le numéro de décembre 1937, un article de Marie-Louise Bercher intitulé « Suite marocaine », dont deux chapitres sont consacrés à Fès et Sefrou.

Marie-Louise Bercher a été professeure de lettres au Lycée de jeunes filles d’Alger et a écrit « Mes Espagnes – Aragon-Castille-Andalousie) » (1934) et « Dalmatie, invitation au voyage » (1935), récits de voyages.

FEZ OU LA POLITESSE

Sans bruit, ils vont, ils viennent, ils passent, les Fâsi aux babouches jaunes. Leur costume est modeste à l’extrême. Propre chez les riches, négligée chez les petits bourgeois, les artisans et les mesquines, c’est la même laine blanche qui les vêt. Seuls les étudiants arborent des habits de couleur, mais le soleil de midi, à travers les claies de roseau qui recouvrent les ruelles, assourdit et apaise les tons vifs, comme un clair de lune.

 — Vous avez choisi, bel éphèbe au regard noyé, cet orangé vigoureux ou ce violet profond chez le marchand qui fume sa pipette de kif dans sa boutique du souk aux laines. Mais vous savez qu’à la lumière de Fez l’orangé s’irisera de gris fins et que le violet se feutrera de noir. Aussi préférez-vous d’habitude les roses délicats, les gris subtils, les verts célestes.

Pas de femmes dans les rues, ou seulement quelques vieilles esclaves porteuses de victuailles accumulées sur leur tête dans des serviettes grossières, quelques négresses voilées de bleu et des mendiantes sans âge qui gémissent à longueur de journée leur même mélopée implorante où revient sans cesse le nom d’Allah. Le charme des rues de Fez ne doit rien aux femmes. Il faut bien avouer que, tel qu’il est, il n’est possible qu’en leur absence.

La vie des femmes de Fez se passe entre les murs de maisons modestes d’apparence, car rien qu’une porte plus massive ornée de clous plus gros ou qu’une fenêtre bombée à l’andalouse ne signale à l’extérieur la demeure du riche. Pas de quartier riche et de quartier pauvre. Les riches possèdent, il est vrai, de belles maisons de campagne sur les coteaux voisins ; mais, dans Fez, tous vivent dans une promiscuité fraternelle qui impose aux uns la simplicité, aux autres une discrétion et une politesse de bon aloi.

Il y a un mot en arabe pour exprimer cette nuance de politesse venue de l’âme qui caractérise admirablement l’atmosphère de Fez : la hichma, ou, en langue vulgaire, la hachouma

La hachouma, c’est la vergogne qui fait que l’on se détourne des spectacles et des propos indignes d’un gentilhomme. La hachouma, jointe à la sérénité islamique, donne aux Fâsi un air de détachement et de distinction vraiment nobles. La hachouma impose aux jeunes gens une si bonne tenue qu’ils évitent de parler fort devant les vieillards et même devant ceux qui sont de peu leurs aînés, frères ou cousins. De même, le cadet ne fume pas devant l’aîné, à plus forte raison devant son père et son oncle. Il n’est pas convenable de se mettre en colère, de paraître excité, de marcher à pas précipités dans la rue, de dire ses vérités à quelqu’un en présence de témoins, d’étaler des joies que la pudeur doit tenir cachées, de se témoigner mutuellement des sentiments sans retenue.

Voici deux beaux et pâles jeunes gens, des étudiants de l’université El Qayrawiyin sans doute, qui marchent côte à côte, emportant des feuillets du livre qui fait l’objet d’un des cours de leurs professeurs. Ils ne se parlent pas. Ils se tiennent affectueusement par le petit doigt. Suivons-les. Ils gravissent une butte d’où, à l’heure du couchant, l’on voit, à une certaine distance, les silhouettes féminines lentement – se grouper sur les terrasses, tandis que des musiques invisibles montent des patios secrets. Là encore, nos éphèbes gardent le silence, ou bien ils causent si doucement, à un rythme si détendu, qu’on les dirait indifférents au spectacle qu’ils ont cherché pourtant, ou stupides. Ne nous y trompons pas. Ils sont artistes à leur manière. Ils goûtent le charme de ces moments délicieux où Fez se pare d’un reflet de perle fine, mais il ne serait pas décent qu’ils s’extasient bruyamment, se livrent à des plaisanteries qui les feraient remarquer, ou témoignent leur plaisir avec vivacité, à la manière des étudiants de chez nous.

La hachouma est partout à Fez. Elle imprègne la vie et conditionne les arts et l’architecture. Il est contraire à la hachouma de faire déborder sur le mur extérieur le luxe intérieur de sa maison. Il n’est permis qu’aux mosquées, aux médersas, ou bien à quelques fontaines qui sont à l’origine des fondations pieuses (habous), de montrer aux regards des passants de beaux dessins géométriques, de fines dentelles de pierre et d’ingénieuses mosaïques.

Pénétrons, par faveur, dans un intérieur riche. Comme, malgré le chatoiement des couleurs, mosaïques et peintures sont discrètes ! Leurs lignes sont de pure géométrie. Bien entendu, ceci n’est pas spécial à Fez, mais à toutes les villes où l’Islam s’est conservé très pur et a continué d’animer la vie tout entière. Si l’on y réfléchit, ce parti pris géométrique de l’ornementation musulmane, né du dogme islamique lui- même, représente une série de purifications successives infligées au réel pour le dépouiller de tout son pittoresque et le styliser en figures très calmes, pas le moins du monde agressives, qui ont chacune cependant leur vertu propre. M. E. Borrel fait remarquer, par exemple, que : « un polygone d’un nombre pair de côtés donne une idée de stabilité ; répété dans un ensemble, il engendre un sentiment de calme. Au contraire, un polygone impair éveille une impression d’instabilité qui, multipliée, peut aller jusqu’à l’inquiétude ».

L’entrelacs, les lettres de l’alphabet, les chiffres ont, chez les mystiques de l’Islam surtout, leur signification analogue à celle des nombres chez nous, au moyen âge. Une valeur transcendante est attachée à chaque lettre. Louis Massignon, dans un bel article sur « l’Arabe, langue liturgique de l’Islam » (Cahiers du Sud, Août 1935), précise les sens spécifiques attachés aux consonnes de l’alphabet arabe. Ces sens ont beau avoir une valeur apocalyptique, ils sont vaguement sentis par les lettrés, et même par les simples qui les découvrent inclus dans les versets du Coran ou dans des sentences des Hadith, pris dans un ensemble de décoration murale.

Le croyant, qui passe de longues heures à rêver dans sa demeure, peut y trouver des thèmes de méditation sans fin. Mais tout cela reste très discret. Tout est suggéré, proposé, jamais affirmé avec ce durcissement réaliste qu’affectent souvent nos motifs ornementaux modernes, destinés à illustrer d’agressifs slogans.

Un dernier trait qui caractérise la vieille culture islamique à Fez et qui contribue à lui donner son extraordinaire cachet de distinction, c’est que l’intérêt matériel, l’amour du gain, ne semble jamais le premier souci d’un Fâsi. Cette ville, bien que très anciennement bourgeoise, n’est pas entachée des vulgarités qu’amène, à la longue, la possession de la richesse.

« Les puissances d’argent n’étant pas encore venues les avilir, écrit Philippe Guiberteau, il en résulte cette lumière sur le visage de tant de travailleurs de Fez… La certitude ne les quitte pas que nous ne sommes que poussière. Ce marchand, accroupi derrière son étalage, ne me répond pas, parce qu’il récite son chapelet ; tant d’autres à l’annonce d’un malheur grand ou petit, disent : « Cela ne compte en rien » ; sur tous les murs de Fez, on voit écrit « Allah » en cent endroits. »

Si le Fâsi est pieux, il met Allah au centre de sa vie, fréquente plusieurs fois le jour la mosquée de sa confrérie, — chaque métier a sa confrérie et son saint patron, — distribue aux pauvres, selon le précepte coranique, une fraction importante de ses gains. Certains jours, ce sont de véritables hordes de miséreux qui viennent battre les seuils des maisons des riches (j’ai failli une fois être écrasée dans une telle cohue), et personne ne se retire les mains vides.

Ceux mêmes dont la religion n’est que de convenance et de pure forme, ont trop le souci de leur réputation, de leur honneur et de la dignité de leur vie, pour laisser croire qu’ils mettent à la poursuite du gain ou à la conservation des richesses un acharnement qui les déconsidérerait. Leur manière à tous, si aisée et si noble, de porter l’éternité dans leurs vêtements, leurs gestes, leurs attitudes, s’assortit à leur ville même, dont les bruits familiers sont celui des eaux souterraines et l’étrange battement de castagnettes aériennes que fait le peuple innombrable des cigognes.

Cigognes à Fès

SEFROU OU L’EXUBÉRANCE.

Sefrou n’est-elle vraiment qu’à trente-deux kilomètres de Fez ? Mais oui. Eh ! quoi, si proche et si différente ?

À Fez, tout est calme, tout est intérieur, silencieux et retenu. À Sefrou, tout est spontané, exubérant, tout s’extériorise, s’amplifie en grands gestes et s’ébruite avec cris et fracas. Vous croiriez à les voir que les Fâsi sont parvenus à rejeter de leur vie ce qui, de près ou de loin, sent le désarroi et le bouleversement de l’âme.

Les gens de Sefrou semblent tous des acteurs de mélodrames ou de vaudevilles ayant pour décors leurs maisons sans intimité, communiquant les unes avec les autres par des cours traversées de rigoles d’eau vive, et par de boueux passages biscornus où les ruses sont à l’aise, les surprises fréquentes, les méprises légitimes.

À Sefrou, les femmes sont dans les rues, aux fenêtres, aux lavoirs, dans les patios ouverts, partout. Elles rivalisent d’agitation avec les hommes et avec la marmaille nerveuse qui fourmille autour de leurs jupons bariolés. Sefrou semble, jour après jour, le théâtre de nouveaux incidents comiques ou dramatiques.

Par ailleurs, c’est une ville riche. Une nature généreuse et un climat hors de pair la ceinturent d’une végétation de paradis terrestre, toute gonflée de soleil et rafraîchie de cascades. Les sources sourdent entre les verdures. Une rivière serpente parmi les champs cultivés. Les arbres d’Afrique, les arbres des vergers d’Europe, les cyprès à côté des saules, le bananier et le cerisier, les primeurs les plus rares, les fruits, les fleurs, celle du grenadier, la rose, le jasmin, et nos myosotis, nos iris, nos pensées, tout ce qui croît, mûrit et se multiplie, la terre de Sefrou l’offre à ses fils et à ses filles, avec une allégresse de création du monde. C’est le livre de la Genèse large ouvert sous le soleil. C’est l’atmosphère d’alacrité bondissante qui devait entourer les enfants de Dieu à leur création. En effet, Sefrou est juive* (* il y a, à Sefrou, une ville musulmane et une ville européenne à côté de la ville juive,  mais celle-ci, de par son importance, donne à la localité tout entière son atmosphère si particulière). Peuplée très anciennement d’une colonie de Berbères judaïsants venus du Sud, elle est demeurée fidèle à ses coutumes, à ses lois et à sa vie mi-berbère, mi-judaïque. Hommes et femmes y arborent des costumes pittoresques, par goût naturel d’abord, et ensuite peut-être pour se venger de l’obligation humiliante de se vêtir de noir infligée par les sultans aux Juifs vivant dans les villes musulmanes.

Toutefois, il est, à Sefrou, quelques vieillards à barbe et à cheveux longs qui portent le sarrau noir des mellahs. Tels étaient les deux maîtres d’école attachés à une synagogue que nous avons surpris un jour, — rien n’est clos ; on entre partout, — dans l’exercice de leur enseignement, au fond d’une salle voûtée obscure où s’entassaient deux cent cinquante jeunes garçons aux yeux éclatants. Nous eûmes plaisir à féliciter ces clercs de la vivacité intelligente de leurs disciples. Flattés, ils leur commandèrent de réciter en chœur une poésie sacrée, après quoi, sans la moindre gêne, ils tendirent la main pour nous inviter à y verser un « fabor », c’est-à-dire faveur, pourboire.

Une autre fois, venant à Sefrou, par hasard, l’avant-veille de la Pâque, nous trouvâmes la population féminine presque au complet agenouillée dans la rivière, semblait-il, en réalité sur de gros galets à fleur d’eau, en train de laver le linge de la maisonnée, car, pour la Pâque, on ne doit porter que des vêtements neufs ou nouvellement blanchis. Un gai soleil printanier faisait chanter les verts presque jaunes encore des feuillages tendres des saules au bord de l’eau. Ici et là, dans la rivière même, sur de grosses pierres qui émergeaient, des fourneaux d’argile étaient installés, surmontés de chaudrons de cuivre où bouillait la lessive. Et sur toute la rivière, ce peuple de femmes jasantes et affairées, ces battoirs frappant le linge en rythmes discordants, les couleurs hardies des vêtements troussés et des clairs mouchoirs de tête, les formes bizarres que prend, sur la rive, le linge tordu et enroulé comme des serpents dans un nid, l’éclat vif des chaudrons au soleil, les reflets dansant dans l’eau, les flammes jaillies des petits fourneaux, tout cela composait une scène d’un pittoresque un peu affolant, comme l’image mouvante et inquiétante d’un autre monde.

Laveuses juives. Oued Aggaï. Cliché de 1925 sur plaque de verre

C’est le même jour que, poursuivant notre promenade dans les rues de Sefrou, dont un ruisseau traçait l’itinéraire, nous eûmes l’occasion de pénétrer avec lui, le plus naturellement du monde, dans plusieurs cours de maisons où il glisse sur un lit de briques rouges. Rien ne serait plus gracieux que ces rigoles chantantes dans les patios, si elles n’étaient transformées en égouts. On venait d’immoler pour la Pâque des bêtes dont le sang rougissait l’eau, qui charriait en outre toutes sortes de détritus. Les grands nettoyages de la Pâque n’allant pas sans causer un supplément de désordre, on pouvait voir, apportés des étages dans le patio, pour les laver ensemble, les objets les plus surprenants. Dans une bassine de terre cuite, des châles brodés trempaient avec des intestins de bêtes. De jolis tapis de laine, des ceintures de soie traînaient parmi les ustensiles de cuisine. Et, pour finir, la cour où l’on nous offrit un goûter de confiture à la rose, était si maculée de boue et de sang que nous osions à peine en accepter l’hospitalité gracieuse et indiscrète à la fois : « D’où venez-vous ? Avez-vous des enfants ? Eh ! quoi, cette belle fille n’est pas encore mariée ? »

C’est une particularité du Maroc d’avoir, à côté des villages berbères, des villages juifs, en relation d’assez bon voisinage les uns avec les autres, car ils se complètent mutuellement.

Les Berbères, petits cultivateurs ou éleveurs, n’ont aucun goût pour le commerce. Aussi sont-ils bien aises d’avoir, à côté d’eux, des mercantis capables de leur fournir les quelques objets manufacturés qu’ils utilisent. D’autre part, ils sont ennemis de l’épargne. Ce qu’ils ont, ils le dépensent immédiatement. Dans les mauvaises années, quand l’argent est rare, ils vont trouver le juif voisin qui leur sert de prêteur et parfois lui apportent en gage, comme nous au mont-de-piété, les quelques objets de valeur qu’ils se trouvent posséder.

La population juive des villages ne s’enrichit pas beaucoup à ces petits négoces et à ces menus prêts, inutile de le dire. Elle reste assez misérable, mais elle vit. Vit-elle mieux à la montagne que dans les mellahs des villes ? À elle de le dire. Il nous semble qu’elle y est plus libre, moins tenue à l’écart, et, par conséquent, plus heureuse, quoique moins riche.

Mais s’il est un endroit où les Israélites soient vraiment comblés, au Maroc, c’est bien Sefrou, ce paradis terrestre. L’on songe aux efforts des Juifs palestiniens, à leurs luttes incessantes, à leurs victoires difficiles, à leur avenir incertain. Et voici les gens de Sefrou, installés tout près de Fez depuis sept siècles, ayant subi, il est vrai, des invasions, mais s’en étant toujours libérés, prospères, tranquilles, régis par leurs lois propres, vivant selon leurs usages traditionnels et jouissant de ces privilèges inestimables : un climat merveilleux, une terre incroyablement fertile, de l’eau partout, en rivières, en ruisseaux, rigoles et cascades. Heureuse Sefrou ! Que n’a-t-elle su discipliner son humeur comme elle a discipliné le sol ? Ou bien préfère-t-elle vivre à jamais, elle si stable en réalité, dans l’atmosphère énervée du désordre et de l’improvisation, comme se préparant sans cesse à de nouveaux départs par des déménagements jamais finis ?

Grand bien lui en fasse ! Elle n’en est que plus pittoresque : un poème bariolé, un feuillet de la Bible, une vivante « Orientale », Sefrou.

Oued el Youdi (oued Aggaï) qui traverse la ville juive de Sefrou. Photo Flandrin