Image à la une : Le Mellah de Fès vu depuis Dhar Mahrès. Cliché de 1920.

FÈS, CAPITALE INTELLECTUELLE.

Article de Jacob Ohayon, dans L’Avenir Illustré, du 28 mai 1931, rubrique « Nos grands reportages »

La lumière de Fès

La grande capitale du Nord est séduisante à plus d’un titre : sa topographie particulière, ses sites pittoresques, ses jardins luxuriants, l’originalité de ses souks, et enfin, l’élégance d’esprit et de manières de ses habitants symbolisée harmonieusement par la finesse de ses minarets, se détachant en flèche sur un fond bleu, tout concourt à charmer le visiteur en quête de l’inédit.

Mais rien n’est comparable à l’éclat de sa lumière.

Il nous arrive parfois, dans des rêves imprécis, de sentir une confusion, un trouble visuel, contre lesquels nous luttons, faisant mille efforts pour ouvrir tout grands nos yeux avides de lucidité.

Au réveil, le soulagement est infini : une joie particulière emplit notre être et la buée qui nous obstruait la vue se dissipe par enchantement.

Notre sens visuel semble s’être affiné et avoir acquis une puissance nouvelle.

C’est cette même sensation, qui nous pénètre et nous envahit, sous l’étrange lumière de Fès.

Les contours, ici, sont d’une précision, d’une netteté accentuée par les angles droits des constructions.

Le couloir du Mellah

Le Mellah de Fès participe de cette netteté. Cet étroit couloir, où les véhicules ne peuvent circuler, et qui aurait eu, ailleurs un aspect sordide, se présente ici en pleine clarté originale.

Les balcons se suivent le long de ses maisons, et semblent vouloir se joindre en pont au-dessus de la rue. Ils étalent les intérieurs aux yeux des passants affairés, qui n’y font même pas attention.

Grande rue du Mellah en 1929

D’ailleurs, qu’ont-ils à cacher, ces intérieurs, où la vie est vécue en série, au grand jour, dans les mêmes habitudes familiales, le même esprit et les mêmes pensées ? Pour ceux qui recherchent les rapports des causes et des effets, et que leur esprit généralisateur entraîne toujours loin des contingences locales du temps et de l’espace, voilà la simple explication de cette promiscuité qui ne gêne personne ; de cette familiarité où vit Israël partout où il se trouve.

À l’heure vespérale des solitaires méditations, les arbres des jardins semblent tenir salon de conversation, où ne sont que quelques initiés taciturnes. Le Mellah, au contraire, prend à cette heure, une animation extraordinaire. Centre commercial de grosse importance, il est le passage entre deux quartiers.

Une cohue immense l’emplit ; on ne passe qu’avec effort dans ce coudoiement intense. Les habitants des balcons doivent être déjà blasés de ce spectacle pourtant curieux. La foule ne leur apparaît plus que comme un parterre de têtes, dans lequel la variété des coiffures fait penser à un tapis multicolore.

Ce tapis mouvant se déroule entre les deux bouts de la rue : Le Bordj et la Grande Place.

Grande Rue du Mellah vers 1925/30

Grande rue du Mellah vers 1925/30

Philosophie fassie.

La population juive, placée à ce carrefour, profite évidemment du courant, et se présente, que ce soit dans le costume traditionnel ou le complet veston, sous un aspect dégagé et plein d’allant.

Dans ce centre, où la culture juive a été prospère et l’est encore, fleurit une ironie, légère et sans amertume, où un enthousiasme raisonné est tempéré par le plus aimable des scepticismes. Voilà deux mots que l’on ne s’attend généralement pas à voir accouplés.

Le scepticisme n’a jamais exclu l’enthousiasme. II est, si vous voulez, la philosophie pratique de l’idée. Envisagé sous cet angle, il devient sympathique.

Pas de mouvement ardent, et par là-même saccadé et incohérent, mais une discipline raisonnée, cultivée par les études classiques et talmudiques.

Et, devant celte souriante aménité, on pardonne volontiers à l’ironie, même lorsqu’elle se joue sur vous, car elle vous effleure sans vous choquer, et, chose curieuse, vous flatte parfois en vous disant vos vérités.

Voilà, défini, le contact avec cette aimable communauté, dont la supériorité spirituelle se manifeste à vous sans vous donner l’impression d’être diminué.

Comment, avec de tels éléments, ne pas faire de grandes choses ?

Ces grandes choses se font, mais les contours de l’action semblent arrondis, les heurts se font beaucoup moins sentir. Tout est atténué, matelassé, pour éviter les accidents. La prudence naît de l’expérience. Elle est quelquefois une cause de retard, mais elle est à coup sûr le moyen de parvenir.

La prévoyance inspire la confiance. Les forces, encouragées par cette confiance, se développent normalement.

Les élections municipales.

L’organisation juive fassie est unique : une municipalité élue gère les affaires du Mellah.

Des jeunes gens, d’une naïveté charmante, nous ont montré de quelle élégante façon on élit au Mellah de Fès. Ils nous ont exposé les roueries, les roublardises des comités électoraux, et s’en étonnent, comme si ces roueries, ces roublardises ne constituaient pas, au contraire un signe de progrès. Dans quel pays civilisé ne sévissent pas les manœuvres électorales ? C’est même la rançon de l’idée moderne de représentation.

Et, du moment que les stations chez le bistro, – car il y a déjà des bistros – ne composent pas encore la note dominante des élections, c’est tout ce que l’on peut être en droit de demander.

Mon Dieu, cette philosophie électorale est à la base des votes, et reflète évidemment son scepticisme sur organismes actuels. Elle n’est pas tout à fait erronée, mais montre un aspect de la question, le plus plaisant assurément, comme étant le plus humain.

Quelques bistros de la Place du Commerce en 1932

Les groupements et les œuvres.

Dans les groupes privés, les choses se passent plus loyalement, ou plutôt moins comiquement. Encore n’est-il pas démontré que les votes ne sont pas entièrement indépendants des sympathies partiales.

Quoiqu’il en soit, une activité, vivante sous toutes ses formes, se manifeste au Mellah fassi.

Une Société de Bienfaisance, présidée par Me S. Nataf, ayant pour secrétaire, M. Cadoche, instituteur de l’Alliance, fonctionne, fort bien ma foi, depuis déjà un bon moment. Nous savons qui l’anime : bien mieux, nous savons que les directives partent des milieux de progrès par excellence et nous nous en réjouissons.

Une soupe populaire est en marche, les détails en sont légèrement critiquables, mais elle est pleine de vitalité. La Société de Bienfaisance est parvenue à la suppression de la mendicité, mais on craint que son effort ne soit pas suffisamment secondé par la Communauté.

La grande œuvre féminine « Im Habanim » s’occupe de l’éducation des enfants, et de l’enseignement juif. Elle nourrit et habille les enfants indigents.

L’Association des Anciens de l’Alliance s’est reformée sous la présidence de M. Djivré, directeur des Écoles de l’Alliance, et la vice-présidence de M. Hayon. Nous connaissons la valeur de ces deux hommes, qu’une expérience pratique des hommes et des choses inspire de façon remarquable. Dès lors, nous sommes tranquilles sur le sort de l’Association.

La Communauté.

Le Comité de la Communauté vient, à l’exemple de Tanger, de publier son bulletin pour 1930. Cette innovation est le signe certain du désir du Comité de Fès de répondre au besoin tant de fois manifesté par la population de suivre la marche de ses affaires.

La prospérité de Fès est le résultat d’une sage administration et montre ce que l’on peut faire en combinant heureusement les forces de la tradition avec celles du progrès. L’expérience et la hardiesse font faire de grandes choses.

La lecture du Bulletin de la Communauté de Fès nous fournit un enseignement des plus pratiques. Elle nous sert tout à la fois de document et de base de discussion. En examinant les divers chapitres, nous avons l’ample justification de l’emploi du demi-million de revenus. Toutefois, nous remarquons que si, d’une part, l’excédent net est de 70 000 francs, certaines œuvres ne reçoivent, d’autre part, qu’une subvention insuffisante.

Les écoles reçoivent pour l’œuvre de nourriture, une subvention de 4 500 francs, soit 0,80 % sur le chiffre total des recettes. Cette disproportion entre l’effort et la ressource attire l’attention de ceux qui, impartialement, jugent l’œuvre par les chiffres. Les écoles de l’Alliance ont 1 100 enfants, dont 200 seulement bénéficient de la soupe scolaire.

Est-ce à dire que la population de Fès n’a pas plus d’enfants nécessiteux ? Hélas ! le grand centre n’échappe pas à la règle commune. Ici, l’objection d’ordre budgétaire tombera d’elle même, devant l’importance de l’excédent.

Il est bon, il est sage, évidemment, de constituer une réserve en prévision de l’avenir. À cela nous répondrons d’abord que la réserve d’avenir est dans nos enfants, plus que dans le contenu de nos coffre-forts. Ensuite, nous constatons que cette réserve budgétaire dépasse le quart des recettes. Si l’on ajoute à l’excédent en caisse le montant des constructions immobilières, on arrive au joli chiffre de 133 000 francs.

Sur 522 000 francs de recettes, on nous concèdera que cette exagération dans l’économie est une véritable aberration. Pour nous, la vie et le bien-être des enfants constituent une richesse plus précieuse à thésauriser que le papier monnaie, même placé à un taux productif.

La Société Bienfaisance lutte contre la mendicité. Nous avons dit ses appréhensions sur la pérennité de son œuvre. Croyez-vous la subvention communautaire suffisante à appuyer son effort ? Que l’on nous permette d’en douter.

Et les « Amili Tora », ces délicieux étudiants du Talmud qui sont attirés par la rudesse de notre grande œuvre, et veulent y consacrer toute leur vie ? Être rabbin chez nous n’est pas toujours une situation brillante. Les intéressés eux-mêmes le savent, mais ils sont imprévoyants comme tous les intellectuels. C’est à vous, cependant, d’y songer, dans ce Fès, qui a été et qui redeviendra, si vous le voulez, le plus grand centre spirituel de l’Afrique du Nord. Maïmonide, et, plus près de nous, Benamozegh, n’est-ce pas là un passé glorieux ? Et ce passé ne vous incitera-t-il pas à augmenter la misérable subvention de 3 000 francs « accordée » aux étudiants ?

Mais, dans le monde de la matière, la matière aura toujours raison contre l’esprit. Et cependant, Messieurs les fassis, et vous, charmantes fassies, n’êtes-vous pas la personnification même de l’esprit ?

Place des arbres. Mellah. Vers 1950


L’Avenir Illustré est le premier journal juif au Maroc publié en langue française, de juillet 1926 à juin 1940, record de longévité de la presse juive marocaine ; il succède à Or Hamaarab (La lumière du Maroc, en français), créé en 1922 et premier périodique juif sous le protectorat français. Journal bimensuel, publié en judéo-arabe, destiné à la population non francisée des mellahs qui ne lisait que l’hébreu, Or Hamaarab cesse de paraître en octobre 1924 dans un contexte d’accusations d’atteinte à l’ordre public et de propagande sioniste.

La parution de L’Avenir illustré coïncide avec le départ du Maroc de Lyautey et l’arrivée à Rabat du nouveau Résident général Théodore Steeg, considéré comme plus libéral et davantage à l’écoute des aspirations de la communauté juive marocaine. Dans la présentation de sa ligne éditoriale Jonathan Thursz, le directeur-fondateur, déclare : « Nos colonnes seront largement ouvertes à toutes les opinions sans aucune distinction … L’Avenir Illustré ne sera ni un organe de propagande sioniste, ni celui de toute tendance au sein du judaïsme marocain, mais bien un journal illustrant par l’écrit et par l’image la vie quotidienne du peuple juif … » Il ajoute cependant que le journal ne sera pas indifférent au sort du peuple juif à travers le monde et en particulier qu’il ne saurait se désintéresser de l’œuvre du Foyer National Juif en Palestine dont il évoque, pour ses lecteurs, les revendications.

La fréquence de parution du journal a été variable : d’abord bimensuel, il devient hebdomadaire à partir de 1927 et jusqu’en 1939 où en raison de la pénurie de papier … et de la conjoncture politique de l’époque il ne paraîtra qu’une fois par mois. Le journal est interdit en juin 1940 par ordre des autorités du Protectorat, en même temps que les activités sionistes au Maroc sont suspendues.

Jacob Ohayon est né à Mogador en 1889. Il enseigne le français et le latin à l’école de l’Alliance israélite de Mogador. Il devient correspondant au quotidien Le Petit Marocain, collabore à L’Avenir Illustré, puis, entre comme rédacteur à la Vigie Marocaine, quotidien francophone. Les lois de Vichy le privent de son poste de rédacteur à la Vigie, et de sa nationalité française héritée d’un arrière grand-père Maklouf Ohayon alors que ses trois fils, Georges, Lucien et Joseph Simon combattaient sous les drapeaux durant la guerre de 1939-40. En mai 1945, Jacob Ohayon voit la fin de cette guerre, et s’éteint la même année sans avoir retrouvé sa nationalité française ni revu son fils devenu dans les Forces Françaises Libres le Médecin Lieutenant Joseph Simon Ohayon. La nationalité française fut restituée aux descendants de Jacob Ohayon par un jugement du 26 juin 1946 de la Cour d’appel de Rabat.

Pour davantage d’informations sur Jacob Ohayon voir « Les origines des Juifs de Mogador » publié dans « Les horizons maghrébins » Le droit à la mémoire N° 50 2004 article dans lequel Jacques Ohayon, petit-fils de Jacob, présente son grand-père et le texte « Les origines des Juifs de Mogador » qu’il avait rédigé en 1944, quelques mois avant sa mort,

https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2004_num_50_1_2199

et également l’article du journaliste Louis Delau qui, dans le N° 1 du journal Noar de décembre 1945, retrace la vie de son ami Jacob qui vient de décéder. (Louis Delau était rédacteur en chef du journal Le Petit Marocain et collaborait à L’Avenir Illustré)

https://www.judaisme-marocain.org/objets_popup.php?id=14518

Sur la Presse juive au Maroc voir : La presse juive éditée au Maroc 1870-1963. Pierre (Pinhas) Cohen. Préface de Jamaâ Baida. 2007. Éditions & impressions Bouregreg