Image à la une : La Mecque et la Kaaba. Cliché de 1952 (Documentation photographique).

Il s’agit du texte d’une conférence faite à la Société médicale des Cherarda (Hôpital Cocard, Fès) le 27 novembre 1951, avec la participation de l’association des « Amis de Fès ». Le Dr Omar Boucetta, était membre des « Amis de Fès » dont il était aussi un conférencier très apprécié ; je citerai : La Femme marocaine : sa condition actuelle, préface à son évolution ; Ibn Sina (Avicenne) conférence faite, en mai 1951, avec Charles Sallefranque ; Le Ramadan et le jeûne du Ramadan (voir dans le blog Le Ramadan et le jeûne du Ramadan).

Le Dr Omar Boucetta fait ici le récit du pèlerinage qu’il a effectué en août 1951 comme médecin-chef de la mission sanitaire marocaine. J’ai ajouté les documents iconographiques.

J’ai fait ce pèlerinage en qualité de médecin-chef de la mission sanitaire marocaine. J’espère qu’il ne sera que le premier d’une longue série. L’an passé, presque jour pour jour, devant les membres de cette même société, notre collaborateur et ami Hadj Omar Sefrioui faisait le compte-rendu de la mission sanitaire qu’il avait accompagnée comme adjoint technique. Il nous fit un tableau presque noir de tout ce qu’il avait vu et de tout ce qui l’avait impressionné. Je me souviens avoir porté la contradiction et m’être élevé contre ses conclusions que j’avais estimées trop pessimistes. Avec le recul du temps et après avoir moi-même vécu la chose, je vais essayer de dire en toute objectivité mon opinion sur le pèlerinage. Cela dépassera et je m’en excuse, le cadre d’une réunion purement médicale. Il y aura des considérations religieuses, économiques, sociales, mystiques… et médicales.

On ne peut honnêtement le nier : il y a l’exploitation du pèlerin, il y a parfois du désordre, il y a de la confusion : cette confusion dans laquelle l’individu perd ses droits d’individu. C’est cela qui fait protester ceux qui veulent, partout et en toutes circonstances, être considérés « séparément » avec tous les égards, avec toute la diligence. Il faut considérer qu’il s’agit d’un pays jeune, d’un pays qui commence à s’organiser. Tout n’est pas encore fait, bien sûr, mais l’effort y est. Et après 1960 certainement, ce pèlerinage s’effectuera comme n’importe quel voyage. Il faut considérer aussi qu’à l’occasion du pèlerinage un nombre considérable de personnes affluent en Arabie – quatre cent mille cette année – que toute cette masse humaine se déplace presque en même temps : certains rites obligent tous les pèlerins à être tous, en même temps, au même endroit ; il en découle, cela se conçoit, des difficultés inouïes pour les organisateurs. Il faut considérer enfin qu’il s’agit d’un pays désertique où il n’y a que la roche et le sable et où le soleil est roi. Cela n’est pas fait non plus pour arranger les choses. Imbu de ces notions, le pèlerin sera automatiquement, me semble-t-il, beaucoup moins exigeant quant à son confort et à ses droits individuels et ses critiques seront beaucoup moins amères.

Permettez-moi avant de faire le récit du voyage de situer le pèlerinage dans la dogmatique de l’islam. Cette religion, vous le savez, est basée sur cinq principes fondamentaux :

– la profession de foi (Dieu est unique et Mohamed est le prophète).

– la prière.

– le jeûne du mois de Ramadan.

– le Zakat (part sur le revenu versée aux pauvres).

– le pèlerinage.

 La profession de foi est une obligation absolue pour quiconque désire entrer dans la communauté musulmane. Tout musulman doit en être profondément convaincu et doit l’exprimer librement, sans réserves, au moins une fois dans sa vie. Les autres principes, tout en demeurant obligatoires, sont soumis dans la pratique à certaines conditions. Le musulman qui ne prie pas ou qui ne jeûne pas parce qu’il est malade ou parce qu’il y a un cas de force majeure n’est pas exclu de la communauté musulmane ; il n’est même pas fautif, à condition, bien entendu, de se remettre en règle dès qu’il en aura la possibilité. À plus forte raison pour le pèlerinage, qui peut être considéré comme la synthèse de tous les autres : il comporte l’effort intellectuel comme la profession de foi ; il comporte l’effort physique comme la prière et le jeûne ; et comme le Zakat il comporte l’effort matériel. Le pèlerinage n’est donc obligatoire que pour le musulman qui satisfait à ces conditions.

Il est dit dans le Coran :  « les hommes doivent à Dieu de se rendre aux Lieux Saints, mais seulement ceux qui en ont la possibilité ». Sur ce mot « possibilité », les commentateurs se sont longuement étendus. Ils sont tous d’accord pour y entendre :

– d’abord la possibilité physique : c’est-à-dire pouvoir soi-même faire le voyage ; j’ajoute qu’il ne doit pas non plus être contagieux et attenter à la santé d’autrui (par exemple la syphilis qui, à certaines périodes, peut permettre au sujet de supporter des fatigues, mais le rend dangereux pour les autres).

 – deuxièmement la possibilité matérielle qui est plus complexe qu’on ne le pense : d’abord avoir les fonds nécessaires pour payer son voyage et son séjour ; il faut ensuite que le prélèvement de ces fonds ne laisse pas la famille dans le besoin immédiat ou l’expose à un besoin à venir comme l’endettement ou la vente d’un bien de famille, à plus forte raison que ces fonds ne soient pas le produit d’un vol ou d’une escroquerie : en un mot qu’ils ne soient pas acquis par un moyen malhonnête.

Toutes ces conditions, si on les examinait avec tout le sérieux qu’elles méritent, devraient donner à réfléchir à un grand nombre de pèlerins : à ceux qui sont partis pour mendier ou pour végéter ; à ceux qui ont enduré les pires souffrances parce qu’ils sont partis avec une santé déficiente – j’en ai vus là-bas des deux espèces et en grand nombre – Par ignorance, par entêtement ou par négligence, ils sont exposés aux affres matérielles et physiques et offraient, là-bas, un spectacle lamentable, que les prescriptions religieuses n’ont pas demandé.

Le nombre de ces traînards, victimes prédestinées et cause de tous les encombrements, peut, j’en suis sûr, être diminué.

Trois mille Marocains se sont rendus cette année au Royaume d’Arabie ; ils n’ont eu que l’embarras du choix quant à l’itinéraire et au mode de transport. Les bateaux ont transporté comme d’habitude le plus grand nombre d’entre eux : Casablanca-Oran-Alger-Tunis-Port-Saïd-Djeddah en 12 jours. Les avions mettent 19 heures pour le trajet Casablanca-Djeddah.

L’innovation cette année a été le voyage par cars ; de grands Pullman, fort luxueux paraît-il, avec radio, cabinet de toilette, fauteuils basculants, pharmacie, deux chauffeurs qui se relayaient et un mécanicien ont fait Rabat-Suez, soit près de quatre mille kilomètres en huit jours.

Et il y a eu ceux qui sont partis à pied ; je me suis fait raconter l’épopée de ce pèlerin parti du sud de Marrakech, un an avant la date du pèlerinage avec mille trois cents francs. Il a fait toute l’Afrique du Nord, le désert de Tripolitaine, et l’Égypte ;  il a marché à pied, en auto-stop ; il s’est fait maintes fois refouler aux frontières et chaque fois il est revenu à la charge. Dans chaque pays il a connu le commissariat de police et l’hôpital. Il n’a jamais rien compris aux questions de frontière, de passeport, de fiches de santé ; question d’argent, il suffit de vous dire qu’il n’avait pas de poches ! Il n’a jamais pu comprendre qu’il n’y avait pas la même monnaie partout et que pour aller à la Mecque, il faille tant de papiers ! Près de 800 pèlerins sont partis dans ces conditions. Une grande majorité de vieillards, beaucoup de femmes. Un certain nombre sont morts en route, les plus chanceux sont arrivés aux Lieux Saints. Le retour se fera dans les mêmes conditions.

Un « pèlerinage » revient au minimum à trois cent mille francs. Le maximum ne peut être fixé. Cent cinquante mille francs environ pour le transport, trente-cinq mille francs de taxe d’entrée au Hedjaz, le reste pour les frais de séjour.

Le « Providence », bateau de 14 000 tonnes sur lequel je suis parti, a quitté Casablanca le vendredi 24 août 1951, à midi.

Le Providence, des Messageries maritimes, embarquant les pèlerins musulmans vers Djeddah le 24 août 1951 (Collection France Sabouret)

La traversée s’est déroulée normalement. Nous sommes organisés en véritable service hospitalier. Le matin, consultation, l’après-midi, soins et visites en cabine. Deux événements sont à signaler au cours de cette traversée, tous deux en Mer Rouge.

Le premier est dû à l’entrée du bateau dans une zone où la chaleur était particulièrement suffocante. Pas plus de 38°C au thermomètre, mais l’atmosphère était proprement invivable : pour la première fois de ma vie, j’ai su ce que voulait dire l’expression de « nuit blanche » parce que je l’ai vécue. Ni dans les cabines, ni sur le pont, ni à l’avant, ni à l’arrière, le sommeil n’était possible ; je me suis douché plusieurs fois dans la nuit, j’ai mouillé les draps, j’ai bu frais, j’ai bu chaud, rien n’y faisait : il fallait veiller. Et tout le monde sur le bateau tout le monde avait veillé. Le lendemain matin un autre phénomène se manifesta, ce fut la transpiration ; que dis-je ? le ruissellement des corps, au sens propre du mot. Les pantalons et la chemise des uns, la djellaba des autres, étaient trempés au point d’en être comiques. L’impression que chacun avait d’être ridicule était atténuée par le fait que tous étaient dans la même situation.

Le deuxième événement fut, lui, d’ordre spirituel. On sait que chaque pèlerin avant d’entrer en Terre Sainte doit revêtir la tenue spéciale, sans couture, faite de deux pièces, l’une autour de la taille, l’autre sur les épaules. C’est le Ihram ou « sacralisation ». Le mardi 4 septembre, le « Providence »,  à la hauteur de Rabagh lança trois coups de sirène prolongés. Les pèlerins étaient avertis, c’était le moment de revêtir la tenue spéciale. Tous entrèrent dans leur cabine, firent les ablutions rituelles et sortirent. Là était le premier spectacle fortement impressionnant de ce pèlerinage. Une demi-heure plus tôt les pèlerins étaient habillés chacun à sa façon : il y avait les riches, il y avait les pauvres, il y avait les méticuleux et les négligés, certains avaient des montres en or, d’autres de belles chaussures ; maintenant tous sont égaux, tous sont habillés de la même façon, la plus fruste, la plus simple qui soit. Délaissant les choses de ce monde, les artifices de l’habillement et toute la fausseté d’allure ou de valeur que l’on demandait à la tenue, tous répondent à l’appel de Dieu dans cette même tenue, avec la même simplicité, répétant au cœur la formule de la Talbia* « Je te réponds ô Dieu, je te réponds ; je te réponds, tu es l’Unique, les louanges et la grâce sont pour toi, tu es le Maître de l’univers ; tu es l’Unique ! »

*Talbia ou Talbiya : invocation que le pèlerin musulman prononce à haute voix au moment où il formule l’intention d’effectuer le pèlerinage, et durant le pèlerinage lui-même, à plusieurs occasions et notamment à son arrivée à la mosquée sacrée de la Mecque.

Ce spectacle a duré une bonne partie de la nuit et a repris le matin.

Le mercredi 5 septembre à 6 heures, nous débarquions à Djeddah. Djeddah, petit port sur la Mer Rouge est de l’importance de Mogador, pour qui aime les comparaisons. C’est la seule ville du Hedjaz où les non-musulmans ont le droit de séjourner ; et elle est en plein essor : partout des constructions, partout des échafaudages. C’est le type de la ville champignon et je ne serais pas étonné si, dans quelques années, elle était devenue un grand port. Djeddah est le point névralgique du pèlerinage, c’est là où débarquent tous les bateaux. C’est là où atterrissent tous les avions et toutes les voitures qui roulent en Arabie sont obligées d’y passer. La Mecque est à 70 km au sud ; Médine 460 km au nord ; Riad, la résidence du roi à quelques 800 km à l’est.

Djeddah. Le quartier de la Mecque. Cliché 1918. Pierre-Joseph-Paul Castelnau. Service photographique des Armées

Nous avons fait connaissance à Djeddah avec un personnage extrêmement important pour le pèlerin : le Moutawef. C’est la personne qui est mandatée par le gouvernement, payée par lui et qui va s’occuper du pèlerin durant tout son séjour au Hedjaz ; il pourvoira à ses besoins matériels et dirigera ses actes spirituels ; il le logera, le nourrira, le mettra en relation avec les organismes sanitaires, aussi l’accompagnera et le guidera dans l’accomplissement de ses rites.

Ces Moutawef, qui exercent l’un des métiers les plus florissants en Arabie, forment une corporation extrêmement puissante qui jouit de l’appui du gouvernement : nul ne peut circuler sans un laisser-passer délivré par l’administration avec l’intermédiaire obligatoire du Moutawef ; chaque Moutawef est payé en proportion du nombre des pèlerins dont il s’est occupé. D’où une concurrence compréhensible entre Moutawef ; quelques-uns se déplacent même en pays musulmans ou y envoient des agents pour recruter des clients. À Djeddah, le pèlerin est recueilli au port par l’agent de son Moutawef qui le loge et s’occupe du contrôle de tous ses papiers. Le Moutawef lui-même, nous ne le verrons qu’à La Mecque.

Mais avant de nous déplacer vers les Lieux Saints proprement dits, que l’on me permette quelques précisions nécessaires pour la compréhension du reste de l’exposé.

Le voyage du pèlerin en Arabie comporte deux étapes :

  – le Hadj proprement dit qui confère le titre de Hadj ; il est obligatoire et se passe à La Mecque et aux environs.

  – La Ziara qui consiste à rendre visite à la tombe du Prophète à Médine. Elle est facultative, mais aucun pèlerin ne saurait s’en passer car à son retour, il sera l’objet du proverbe qui dit « Haj ou Ma Zar » c’est-à-dire qu’il a fait son pèlerinage sans avoir rendu visite au Prophète. Ce qui diminue terriblement son pèlerinage aux yeux de la masse.

Le Hadj comporte des rites essentiels et des rites secondaires. Les rites essentiels sont au nombre de quatre : le Ihram « Sacralisation » dont j’ai parlé plus haut ; le Tawaf, qui consiste à tourner sept fois autour du temple, la Kaaba ; le Saay qui consiste à faire sept fois le va-et-vient entre deux collines de La Mecque : Safa et Maroua ; la présence sur la plaine de Arafat, le neuvième jour du douzième mois. Je parlerai de ces rites à mesure que le pèlerin les accomplira.

Les quatre rites sont absolument nécessaires : si l’un d’eux n’était pas accompli même pour une raison majeure, le pèlerinage est nul, sans réparation possible.

Les rites et obligations secondaires sont en plus grand nombre : il ne faut pas se raser, ni se gratter, ni tuer un animal quelconque, ni arracher une herbe ; éviter le contact de femmes, ne pas se disputer, ne pas tromper quelqu’un ni mentir etc. Si l’observance de ces prescriptions est fortement recommandée, son absence pour une raison majeure n’annule pas le pèlerinage. À condition de réparer ; cette réparation peut se faire de plusieurs façons : soit en égorgeant un mouton pour les pauvres, soit en nourrissant sept mendiants avec du blé, soit en jeûnant trois jours si l’on est pauvre soi-même. La réparation est ainsi à la portée de tout le monde.

Voilà donc notre pèlerin, fort de ces renseignements, qui part à l’assaut des Lieux Saints. Le départ de Djeddah vers La Mecque se fait par cars : 70 km de route goudronnée ; nous mettons deux heures à cause des arrêts ; au premier arrêt le pèlerin est contrôlé : papiers, reçu de taxe etc. ; nous nous arrêtons une deuxième fois pour visiter la tombe d’Ève à 11 km au sud de Djeddah. Il n’y a aucune construction, une enceinte murale basse et dedans, un alignement de pierres qui indique l’emplacement et la longueur de la tombe : 21 m de long sur environ 1,20 m ; elle était imposante notre ancêtre.

Le tombeau d’Êve. Cliché 1918. Pierre-Joseph-Paul Castelnau. Service photographique des Armées.

Et nous nous arrêtons une troisième fois pour prendre un bain ou Bir Taoua comme le demande la tradition et on est ensuite arrivé à La Mecque, but suprême de toute cette randonnée.

La Mecque où le prophète est né, où il a grandi dans sa tribu de Koreich, où il a eu ses premières révélations, où il a été jalousé et âprement combattu par tous, même les siens. La Mecque que Dieu a choisie pour faire élever son Temple, nous y sommes enfin, tout poussiéreux, fatigués, épuisés presque, mais tous sous l’effet d’une attraction qui dépasse la chose humaine, ayant soif de voir cette mosquée sainte où Abraham a séjourné, où le prophète a prié, où toutes les grandes figures de l’islam ont défilé.

Nous faisons les ablutions rituelles et nous nous rendons à cette mosquée, la Majid El Haram, sous la conduite de notre Moutawef. Cette mosquée a 14 portes. Nous y entrons par la Bab Es Safa et aussitôt la masse imposante de la Kaaba s’offre à nos yeux. La Kaaba est un grand cube ayant très approximativement 12 mètres d’arête ; ce cube est recouvert d’une housse noire sur laquelle sont écrites en fil de soie doré toutes les paroles que l’Être peut adresser à son Créateur, dans la complète humilité. Essayer de décrire l’impression que l’on a devant ce spectacle unique serait, je crois, quelque chose de vain. Il faut le voir, le vivre. Personnellement, aussi calme que je crois pouvoir l’être devant les manifestations religieuses, j’avais l’impression d’être dans l’irréel. J’étais complètement pris. Imaginez cette mosquée complètement nue, recouverte de gravier et de dalles de marbre autour de la Kaaba. Imaginez quinze à vingt mille personnes de toutes les races, de toutes les langues, tournant autour du Temple, disant à haute voix leurs prières, chacun dans son langage. Les uns pleuraient, tellement ils se sentaient petits et écrasés par la notion de divinité ; les autres restaient simplement bouche bée. Et tout le monde tournait ;  il fallait faire sept tours et à chaque tour embrasser la pierre noire.

Je ne peux malheureusement pas, faute de temps, retracer l’historique de la Kaaba qui serait pourtant passionnant : installée par les anges sur l’ordre de Dieu, dès la création du monde, la construction matérielle en a été pour la première fois réalisée par Adam.  Restaurée par Abraham après le déluge, sa dernière remise en état date de l’empire turc. À l’un de ses angles est incrustée cette fameuse pierre noire, qui, d’après les livres, est descendue du paradis. Elle était blanche à l’origine et est devenue noire à cause des péchés des hommes. Le prophète avait dit à son sujet : « Cette pierre descend du paradis et elle remontera au paradis avant la fin du monde. Prenez en bénédiction avant son ascension. » Le khalife Omar avait dit : « Ô Pierre, par Dieu je sais que tu ne peux faire ni le mal ni le bien et je ne t’aurais jamais embrassée si je n’avais vu le prophète le faire ». Il y a quelques années, un Égyptien exalté, s’élevant contre ces restes de ce qu’il appelle l’idolâtrie avait essayé de détruire cette pierre en public. Il avait été lynché. Je laisse ces considérations à la méditation de chacun.

Donc il faut embrasser cette pierre à chaque fois que l’on passe devant elle. Mais c’est un véritable tour de force. Par centaines, les pèlerins se précipitent dessus et au moment précis où l’on croit l’atteindre une marée humaine vous emporte à plusieurs mètres. Il faut avoir de la patience et de la force pour recommencer.

Il y a une équipe de nègres, grands gaillards castrés pour qu’ils restent purs, chargés de la garde de la Kaaba. Aidés par des agents de la police saoudienne, ce sont eux qui empêchent les manifestations trop bruyantes ou trop exubérantes, qui écartent les gens malpropres ou en état de souiller le temple.

On sait que le Musulman pour prier, dans quelque point du monde qu’il soit, doit orienter son visage vers la Kaaba. C’est la Qibla ou direction de prière ; dans certains pays, elle est à l’est, au sud dans d’autres etc. Il en résulte que la Mosquée de La Mecque est la miniature du monde musulman. Tous les fidèles prient dans n’importe quelle direction : il suffit d’avoir le visage vers la Kaaba. Lorsque par une autorisation spéciale, il nous a été possible d’entrer dans la Kaaba, l’impression était encore plus forte. Les murs sont tapissés de rouge, le sol complètement nu ; j’ai prié à l’intérieur de la Kaaba à l’endroit où avait prié le Prophète et qui est marqué par une dalle de couleur différente. Inutile de dire la bousculade qu’il y a pour prier à cet endroit.

Illustration du Larousse de 1931

Le Tawaf fini, il faut aller accomplir le troisième rite qui est le Saay.

Cela consiste à faire sept fois le va-et-vient entre Safa et Maroua. Ce sont deux collines de La Mecque, distantes de 450 m environ, cette promenade doit être faite sans interruption ; elle représente un peu plus de trois kilomètres. Les personnes infirmes, âgées ou malades ont la faculté de l’accomplir sur des poussettes. Elle doit être faite en marche rapide et entre deux repères il faut même courir. L’histoire rapporte à ce sujet que les premiers musulmans faisaient cette promenade en marche normale, même un peu paresseuse. Les infidèles qui étaient à ce moment en nombre à La Mecque, les regardaient par leurs fenêtres et disaient ironiquement : « Voyez-les ; la fièvre de Yathrib** les a épuisés ». Le Prophète dit à ses adeptes : « Courez quand vous êtes à leur hauteur pour leur montrer que vous n’êtes nullement fatigués. »

**Yathrib est l’ancien nom de Médine.

Dans le temps, l’espace qui séparait Safa et Maroua était complètement désert ; maintenant c’est un véritable souk ; bordé de chaque côté de boutiques, de maisons à étages, de cafés, étalages, etc., large une dizaine de mètres, recouvert de tôles par le roi Ibn Séoud, il offre un spectacle unique. Les pèlerins montent et descendent par marées, se tenant généralement par la main en paquets de dix à quinze pour ne pas se perdre, récitant des prières et absolument inconscients de ce qui se passe dans le reste du monde. Il faut faire très attention pour ne pas être bousculé ou même renversé. Le sol est pavé mais on se demande par quel phénomène, en plein désert, il est complètement boueux. J’ai enlevé mes sandales pour être plus à l’aise et j’ai fait ces trois kilomètres avec de la boue jusqu’aux chevilles.

Tous ces rites ont un sens : il est facile à saisir pour le Ihram qui vise par la simplicité de la tenue à rendre les hommes égaux dans l’acte de foi. Le Tawaf vise à reproduire sur terre ce que les anges font continuellement dans les cieux : ils tournent autour de la « Maison de Dieu » en signe d’humiliation et de louange. Le Saay commémore le va-et-vient que fit Hajar, femme d’Ibrahim, lorsque, affolée, elle cherchait dans le désert de l’eau pour son fils Ismael. C’est là l’origine de cette source absolument miraculeuse qui jaillit, inépuisable, dans la Mosquée Sainte. C’est la fameuse source Zem Zem qui a, dit-on, d’innombrables vertus.

Chromo Liebig. Série Lieux de cultes 1931

Trois rites sont maintenant accomplis ; le quatrième qui est la Présence à Arafat, ne le sera que le 11 septembre. Nous sommes aujourd’hui le 7 et allons donc passer quatre jours à la Mecque.

Nous nous sommes ensuite organisés pour soigner les pèlerins et avec nos confrères algériens, tunisiens et A.O.F dans la demeure qui nous a été réservée, nous avons monté un véritable hôpital. Tous les matins, une consultation qui voyait défiler 50 à 60 malades de toutes nationalités : Marocains, Algériens, Tunisiens, Sénégalais, Afghans, Iraniens, Pakistanais, Javanais, Perses, Égyptiens, Syriens, Libanais, Yéménites, Palestiniens, Indous, etc. Chaque pays avait bien entendu sa mission sanitaire. Mais les pèlerins ne le savaient pas tous et ils allaient au médecin le plus proche ce qui était parfaitement compréhensible.

Toute la pathologie médicale et même spécialisée se présentait à nous, cela se conçoit. Les cas les plus fréquents étaient l’asthénie générale par épuisement, la furonculose et surtout l’insolation et le coup de soleil. Nous sommes partis avec l’idée d’avoir à lutter contre la peste ; nous étions bien armés pour cela, nous avions nos trousses, nos masques et tout l’attirail nécessaire, mais en réalité de peste il n’y en avait point. C’étaient de trop grosses histoires que l’on avait montées autour de quelques cas sporadiques signalés, il est vrai, dans le sud du Yémen, mais rapidement circonscrits. Nous avons toutefois rencontré un ennemi au moins aussi terrible : ce fut le soleil, un soleil implacable, meurtrier, aussi dangereux à la première minute de son apparition qu’à midi ou à 6 heures du soir. Et si la peste est « capable d’enrichir en un jour l’Acheron*** », ce soleil ne lui cédait en rien. D’ailleurs, à ce sujet, les statistiques des décès sont malheureusement trop éloquentes.

***Dans la mythologie grecque, l’Achéron est une branche de la rivière souterraine du Styx, sur laquelle Charon transportait en barque les âmes des défunts vers les Enfers.

Huit sur dix des pèlerins qui sont morts, l’ont été par insolation. Et leur mort, la plupart du temps, avait été foudroyante : un sujet en pleine santé – justement parce qu’il est en pleine santé – se croit obligé d’aller faire sa prière ou son Tawaf en plein soleil ; il revient chez lui, tombe dans le coma, quelques râles, un trouble du rythme cardiaque, une hypertension considérable, des convulsions parfois avec des signes de congestion pulmonaire et cérébrale et, avant qu’aucune thérapeutique ait pu être instituée, la mort faisait déjà son œuvre.

J’insiste ici sur l’imprudence des pèlerins. Ils n’avaient pas toujours suivi nos conseils de rester à l’abri pendant les heures de canicule. Ajoutons aussi que les autorités saoudiennes avaient fait dans ce sens des efforts méritoires ; des voitures-radio sillonnaient les routes en prodiguant des conseils, des éditions spéciales où le pèlerin lettré pouvait trouver toutes les indications de prophylaxie et de traitement de l’insolation. Des tracts étaient également distribués dans le même but. Ainsi par la faute du pèlerin le plus souvent, des insolations sont restées nombreuses et très souvent mortelles.

J’ai dit plus haut que nous allions rester quatre jours à La Mecque. Comment y avons-nous vécu ? Vie matérielle nulle : défense de s’habiller, de se raser et certains fanatiques se croyaient même obligés de ne pas se laver. En plus de cela nous ne mangions presque rien. Non pas parce que la nourriture manquait, les souks étaient très achalandés, mais nous n’avions pas faim. Le midi passait et le soir et le lendemain et toujours, une inappétence totale.  Nous passions toute la journée à boire. Des millions de bouteilles de Coca-Cola avaient été vendues. Tous les jus de citron inimaginables trouvaient facilement preneur. Le prix n’entrait plus en considération ; je passais donc la journée à « boire frais », à me doucher et quand mon ventre était véritablement creux, je mangeais deux pommes ou deux bananes.

J’ai, bien entendu, visité La Mecque dans ses moindres recoins : elle m’a rappelé étrangement Marrakech avec ses rues poussiéreuses, assez larges ; mais La Mecque fourmille de voitures américaines, toutes neuves, dernier klaxon à plein rendement. La petite voiture n’existait pas : d’ailleurs elle ne vivrait pas longtemps avec le sable, le soleil et, souvent, l’inexpérience des conducteurs. D’ailleurs même les voitures américaines les plus puissantes ne tiennent pas longtemps. Mais par un miracle extraordinaire, je n’ai jamais entendu parler d’accidents de personnes.

Vue de La Mecque début 1900
Panorama de La Mecque vers 1930

Nous avons visité l’hôpital de La Mecque, grâce à l’obligeance de son directeur. Il nous a dit qu’il y avait 200 lits en temps normal et 400 pendant les périodes de pèlerinage. Nous avons fait un tour dans les services de médecine hommes et de chirurgie, à la maternité et au service de syphiligraphie. La vérole est, paraît-il, très répandue là-bas. Le service de radiologie et de radiothérapie est équipé de matériel extrêmement ancien. Mais l’hôpital m’a laissé une assez bonne impression. Il est très possible qu’il soit suffisant pour les Mecquois en temps normal, mais pendant le pèlerinage le service est visiblement débordé et il faudrait encore trois ou quatre hôpitaux de ce genre pour pourvoir aux besoins de tous les pèlerins. D’où la nécessité de continuer à envoyer les missions médicales

Le dimanche 9 septembre, S.M. le roi Ibn Séoud, a offert un banquet auquel ont été invitées toutes les délégations et les missions sanitaires ; chaque pays envoie en effet une délégation officielle qui s’occupe de ses nationaux. J’ai eu des rapports étroits avec la délégation marocaine qui était présidée par S.E. le Pacha de Fès et qui m’a facilité la tâche dans bien des cas. Elle a également aidé de façon efficace un grand nombre de Marocains en effectuant toutes les démarches utiles auprès de l’administration, en subvenant aux besoins des nécessiteux, en apportant à beaucoup d’entre eux l’aide matérielle et le réconfort moral tellement appréciés lorsque l’on est loin de son pays. Enfin, elle a facilité, de concert avec le consulat de France, le rapatriement d’un grand nombre. Le fait d’envoyer une délégation est extrêmement heureux. Il est souhaitable que cette pratique soit continuée et se renforce pour le bien des pèlerins marocains, de façon plus ou moins sensible selon la sensibilité du président et des membres.

Le Palais du roi est aux environs de La Mecque. Et on est fort étonné d’y trouver en plein désert et sans transition, du gazon, des rosiers et des arbres fruitiers. Ameublement extrêmement moderne ; service de table à l’européenne ; ventilateurs, fauteuils, canapés, tapisseries du meilleur goût. Quelques notes d’exotisme dans la tenue des serviteurs et surtout dans leur façon curieuse de verser sur le tapis le reste de l’infusion que le convive rend au fond de la tasse. Geste qui nous étonne, mais qui, par le fait qu’ils le répètent souvent, a peut-être un certain sens. On dit que cette infusion contient un certain produit antimite …

Palais du roi Ibn Séoud

Après le repas qui a été extrêmement abondant, mais qui n’avait que l’inconvénient d’être littéralement avalé, la cérémonie du baisemain ; nous nous y sommes prêtés de bonne grâce, d’abord par déférence, ensuite pour voir de plus près la personnalité du roi.

Mais les affres que comportait le séjour à La Mecque étaient compensées par les satisfactions d’ordre religieux qui ne manquaient pas ; une prière à la Mosquée Sainte, un Tawaf ; rien que le fait de voir tous ces hommes, ces femmes, ces vieillards de toutes conditions, quelquefois torse nu avec des barbes imposantes, le fait de les voir dans l’abnégation la plus complète nous fit penser que les choses de ce monde ne sont pas primordiales et que ceux qui occupent continuellement leur temps aux soins de la matière, sont privés d’un aspect de la vie qui, s’il ne doit pas être l’unique, doit occuper la première place : je parle de la vie de l’esprit. On la voit ici épanouie au suprême degré : le corps n’est plus que l’instrument, docile en souffrant. Et tout dans cette terre semble être fait pour écarter cette vie matérielle tapageuse qui prédomine trop souvent ailleurs. Tout, jusqu’à la nature aride et rocailleuse qui ne manque pas de grandeur.

Tous ces souvenirs et combien d’autres m’empêchaient de crier à la soif ou à la chaleur : trop de civilisation nous a rendu faibles.

Le mardi 11 septembre, il fallait pour finir le pèlerinage, se rendre à Arafat. Dès la veille des camions et des voitures de toutes sortes commencèrent à transporter les pèlerins, toujours en tenue de Ihram. Ce qui fait l’importance de Arafat c’est que tous les pèlerins – 400 000 – doivent y être le même jour : le 9e de dou el Hijja, veille de l’Aïd Kébir. Arafat est à quelques vingt kilomètres de La Mecque. C’est une immense plaine complètement nue, entourée de monticules dont le plus célèbre, Jabal en Nour, est celui sur lequel le Prophète avait fait un prêche ; une colonne de ciment marque l’endroit exact où il avait prié. Plaine immense où tous les pèlerins vont séjourner sous les tentes, qui étaient au nombre de quarante à cinquante mille et qui, vues du haut d’un des monticules s’étendaient à perte de vue. Dès huit heures du matin la chaleur était terrible et le soleil dardait ses rayons brûlants, comme autant de flèches meurtrières. La prudence dictait de ne pas sortir de sa tente ; mais la nécessité ou la curiosité obligeait parfois le pèlerin à aller à l’extérieur. Il était bon cependant de ne pas s’en éloigner car toutes les tentes étaient les mêmes et plusieurs heures pouvaient être nécessaires ensuite pour retrouver la sienne, de quoi avoir largement le temps d’attraper une insolation. Il y avait bien un essai d’organisation. La plaine était divisée en un certain nombre de carrés numérotés : chaque Moutawef avait un carré où il campait ses pèlerins et arborait un drapeau avec son nom. Mais si cette précaution devait limiter les recherches, elle n’était efficace que sur le papier. J’en ai fait l’expérience personnellement.

Il y avait aussi une « direction du pèlerinage » avec des voitures-radio pour diriger les égarés, mais dans cette marée humaine qui vivait et grouillait toutes les organisations étaient débordées et cela nous causa une grande gêne dans l’accomplissement de notre mission. Le pèlerin malade ou ses amis ne pouvait se hasarder à aller chercher le médecin ne sachant pas où il était campé. De son côté, le médecin ne pouvait faire le tour de 40 000 tentes pour repérer un malade éventuel. Pouvaient seuls profiter des soins, les malades qui avaient la chance de se trouver près d’un médecin. Les autres malades mouraient parfois et étaient alors enterrés sur place. Je suggère pour remédier à cet état de choses à Arafat, de grouper les pèlerins non par Moutawef mais par nations. Tous les Marocains par exemple, seraient groupés ensemble avec leur médecin. Il en serait de même des Tunisiens, des Javanais, etc. Beaucoup de malheurs pourraient ainsi être évités. Mais c’est là une décision qui doit être prise à l’échelle gouvernementale.

J’insisterai ici encore sur l’imprudence excessive des pèlerins, par ignorance ou par entêtement. Par ignorance en s’estimant par exemple être obligés de monter au-dessus du Jabal en Nour comme le dit le Prophète, alors que la seule présence à Arafat est requise, même en passant la journée entière sous la tente. Par entêtement ou même par snobisme, pour pouvoir dire au retour « je suis monté au-dessus de telle colline, j’ai prié dans telle mosquée » alors que cette entreprise, étant donnée la chaleur qui avait sévi ce jour-là, confinait au suicide.

Vue générale des pèlerins au Mont Arafat (vers 1960)
Où est ma tente ?

Nous avions donc passé cette journée à Arafat sous une chaleur torride, implacable, que je n’aurais jamais imaginée. Je me demande même, maintenant, comment nous l’avons supportée. Nous avions enregistré 60° C à l’ombre, or, à cette température, l’albumine d’un œuf coagule. Je me souviens avoir été obligé, sous la tente, d’ouvrir mon ombrelle pour pouvoir me reposer un peu, tellement le souffle chaud qui traversait la toile était insupportable ; toute la journée, nous nous sommes versés de l’eau sur le corps, nous buvions et transpirions jusqu’au soir ; au coucher du soleil, tout ce monde qui a passé la journée à Arafat devait se déplacer à Mina, toutes les tentes devaient être transportées, toutes les provisions, tous les bagages et 400 000 personnes devaient se déplacer en bloc. On peut imaginer la cohue. Les six kilomètres qui nous séparaient de Mina étaient franchis en cinq heures d’auto ; comme il n’y a pas de tracé de route, les voitures étaient alignées par vingt et trente sur la largeur, et plusieurs rangées se suivaient ainsi, tous phares allumés, klaxons assourdissants. Ce fut une véritable féerie de lumière et de mouvement, impossible à décrire. À mi-chemin il fallait ramasser des petites pierres pour lapider le diable à Mina ; chaque pèlerin devait ramasser trente petites pierres ; si l’on multiplie par 400 000, les pèlerins avaient ainsi ramassé plus de dix millions de petites pierres ! C’est un véritable miracle. Et ce fut en fin de soirée, l’arrivée à Mina.

Mina est une petite agglomération qui a la particularité originale de n’être habitée que trois jours par an. Le reste de l’année, elle est complètement déserte d’où le prix exorbitant pratiqué dans les hôtels : douze mille francs pour louer un lit dans une chambre pour une nuit. Ce chiffre est cependant normal, si l’on pense que la société qui a investi des fonds considérables n’exploite l’établissement que trois jours par an. Pour la même raison un verre d’eau glacée se paie 25 francs et une bouteille de Coca-Cola 150 francs.

Mina est une agglomération encaissée entre plusieurs monticules ; la chaleur y est par conséquent étouffante. Et les pèlerins fatigués par le voyage et le séjour à La Mecque, récemment ébranlés à  Arafat, y reçurent le coup de grâce. Les journées de Mina furent des journées terribles, les gens mouraient partout et avec une rapidité déconcertante, on croisait des camions entiers remplis de cadavres. Le système de la fosse commune était largement employé. Les Égyptiens et les Indiens payèrent le plus lourd tribut à cette vague de chaleur. Aux dires des habitants même du pays, celle-ci était inaccoutumée. À Mina, il s’agissait pour le pèlerin de lapider le diable avec les petites pierres qu’il avait ramassé à Mouzdalifa. Le diable était représenté par une colonne symbolique, trois de ses colonnes étaient construites dans le village ; c’était une véritable marée humaine qui, chaque jour, se rendait à chacune d’entre elles et qui, sous le soleil, souvent le crâne rasé, courant les risques les plus graves, lapidait pieusement et consciencieusement ces petites colonnes qui représentent l’ennemi numéro un de l’humanité !

Pèlerins à Mina vers 1960

C’est ensuite le retour à La Mecque ; le Tawaf el Hada ou Tawaf de la fin et le pèlerin a définitivement conquis son titre de Hadj.

Reste maintenant la seconde partie de ce voyage : la visite de Médine.

Un bref rappel historique : le Prophète rencontrant une trop grosse résistance chez les Mecquois décida d’aller se réfugier à Médine. C’est la Hijra. C’est là où commence l’ère musulmane en 620 de l’ère chrétienne. Le Prophète mourra en 632 à Médine et il sera enterré. Médine est à 460 km de Djeddah ; 1h15 par avion ; deux jours et deux nuits en auto ; quinze jours à dos de chameau, une étendue complètement désertique que j’ai survolée en avion. À la consultation de Médine les pèlerins qui avaient fait le voyage par car étaient tous épuisés, couverts de furoncles.

Médine est une oasis fort agréable où il y a des arbres fruitiers, où l’eau est fraîche et même les habitants sont plus calmes et beaucoup plus sociables que ceux de La Mecque. Le séjour est très reposant et le pèlerin qui était arrivé en bonne santé était presque sûr de finir son voyage sain et sauf.

Le grand événement était la visite de la tombe du prophète qui a été enterré dans la maison qu’il habitait. Et c’est encore une fois un spectacle extrêmement prenant que de voir cette maison où le prophète a vécu, d’être assis là où il a marché, dans ce lieu où plusieurs versets du Coran ont été révélés ; et un grand nombre de légendes et de faits historiques viennent à l’esprit. Je pense à cette nuit où Omar le fort, l’intègre, avait sorti son épée et se dirigeait vers la maison de Mohamed pour le tuer s’il faisait la preuve que c’était un imposteur. À l’approche de la maison du prophète, il entendit celui-ci réciter le Coran « Taha, nous ne t’avons guère révélé le Coran pour qu’il te rende malheureux » d’une voix tellement pure et convaincue qu’Omar se convertit à l’islam. Et cet événement capital pour l’Islam s’était déroulé dans cette maison que nous voyions de si près, avec tant d’autres qui ont bouleversé le monde.

Panorama de Médine

Puis ce fut le retour à Djeddah d’où le bateau, ou l’avion, ou le car, ramènent les pèlerins chez eux.

Quels sont le sens et la portée sociale du pèlerinage ? Il est d’abord sur le plan religieux, le but suprême de la vie de chaque croyant. Il n’est pas un Musulman qui, dans le fond de son cœur ne caresse secrètement l’espoir de se rendre à La Mecque au moins une fois avant de mourir.

Sur le plan individuel, il est incontestable que ce voyage contribue grandement à la formation de l’individu. À tel point que le mot « Hadj » est presque devenu un terme commun signifiant le malin, l’expérimenté. Et dans le fin fond d’un douar, l’homme qui a eu la chance d’aller « là-bas », est envié, certes, mais respecté et considéré.

Sur les plans social et international, la portée du pèlerinage est encore plus considérable. C’est un vaste congrès, un des plus grands qui puisse se réunir, les Musulmans du monde entier y sont représentés. S’ils sont de races, de mœurs, de langues diverses, la langue du Coran, cependant, les unit ; et si dans les prières et dans l’accomplissement des rites ils sont d’un même cœur, ces grands rassemblements périodiques leur permettent aussi, comme il est dit dans le Coran « de considérer leurs intérêts ».

Avant de finir cette relation je ne puis m’empêcher de formuler deux suggestions qui m’ont été inspirées par le pèlerinage vécu, l’une à l’adresse du pèlerin, l’autre à l’adresse des pouvoirs publics.

Pour le pèlerin :

Le candidat au pèlerinage doit avoir, comme a dit justement quelqu’un, beaucoup d’argent et beaucoup de patience, certes, mais il doit aussi avoir une bonne santé au départ. On sait qu’après le pèlerinage, l’individu est lavé de ses péchés ; à la sortie de Arafat, chacun est aussi pur que le jour de sa naissance. C’est pour cela que la majorité écrasante des musulmans attendent d’être âgés pour s’acquitter de ce devoir afin, disent-ils,« d’avoir fini de pécher » et de faire son repentir définitif. C’est à mon sens un mauvais principe. Que d’abord il ne saurait y avoir de calcul entre l’individu et son créateur. Ensuite il n’est pas de bornes à la divine miséricorde. S’il plaît à Dieu de pardonner à une de ses créatures, le pèlerinage ne saurait être une condition. Inversement combien de musulmans qui ont fait maints pèlerinages ne sont peut-être pas sauvés.

En conséquence, le croyant qui a les moyens de s’acquitter de son devoir doit le faire étant relativement jeune, afin de pouvoir vivre ses actes et de profiter de son voyage. J’en ai vus, véritables traînards qui se faisaient transporter partout, n’ayant plus la force d’accomplir les rites ni même de les penser ce qui leur enlève une grosse valeur.

Pour les pouvoirs publics :

La seconde suggestion sur laquelle je terminerai est d’ordre sanitaire.

Il faut établir au départ du pèlerinage en dehors des vaccinations requises par les conventions internationales, un certificat médical obligatoire. Lequel revêtira deux aspects :

– il éliminera tout d’abord impitoyablement et rigoureusement les individus contagieux. Parmi les pèlerins beaucoup présentaient des lésions ouvertes de tuberculose et de syphilis, pour ne citer que les plus graves. Ils attentaient ouvertement à la santé de leurs compagnons qui ne se méfiaient même pas et qui, comme on le comprend étaient dans un état de moindre résistance. Cette mesure ne pourra soulever aucune objection si elle est mise à exécution sous le contrôle d’une autorité religieuse. Celle-ci s’appuiera sur les textes coraniques et le hadith qui, partout, incitent à l’hygiène et au respect de la personne physique et morale d’autrui.

– il mettra devant leurs responsabilités les personnes présentant une santé déficiente, qui peut les exposer à des événements fâcheux. Il est entendu que l’on ne peut jamais empêcher un croyant d’aller mourir en Terre Sainte. Mais il faut qu’il le sache et qu’il s’y attende, car j’ai vu des pèlerins cardiaques ou néphrétiques qui ont été aggravés par le climat d’Arabie et qui pensaient lorsqu’ils ne le disaient pas « si j’avais su ce qui m’attendait ici, j’aurais attendu d’être guéri avant de faire ce voyage ».

« Ne vous exposez jamais volontairement au danger » est-il recommandé expressément dans le Coran.

Et pour que le pèlerinage ait une valeur, il faut que le croyant soit en accord complet avec tous les textes sacrés.

En résumé, le pèlerinage est un événement tellement important au point de vue individuel, social, économique, sanitaire, qu’il est nécessaire de bien le connaître afin de le bien organiser. Il est indispensable d’en limiter les inconvénients, qui peuvent être graves, pour ces braves pèlerins auxquels une profonde inexpérience le plus souvent, risque de faire courir de trop grands risques.

  À propos du Dr. Omar Boucetta.

Cette biographie du docteur Boucetta a été rédigée par son fils Ahmed Amine, en 2019, lorsque j’ai publié dans le tome 3 des Conférences des Amis de Fès la conférence « Ibn Sina (Avicenne) » faite par le Dr Omar Boucetta et Charles Sallefranque, en mai 1951.

    « Le docteur haj Omar BOUCETTA est né à Marrakech le 13 février 1921.

    Il apprit le Coran au « M’sid » de son quartier, à Kaät Ben Nahid, Derb Boucetta.

    Ce n’est qu’à 12 ans qu’il apprit, selon sa propre expression, « la lettre A, première lettre de l’alphabet de la langue française », à l’école indigène de Ben Youssef. Les enseignants étaient français pour la plupart, dont Mr Raymond Konrad, Elie Ra, mais il y avait également un illustre marocain, Si Ahmed Benchekroun, à la barbe rousse, qui enseignait également le français.

Un élève, Mekki Lazrek, était venu derrière son dos lui demander « où est ton cahier », mot qu’il ne comprit pas … Et pour cause …

    Élève brillant, vu qu’il connaissait le Coran complet, avec une mémoire extrêmement efficace, plusieurs classes ont été « sautées » ; le baccalauréat fut passé en 1942 et le diplôme de médecine obtenu en 1949, après des études commencées en Algérie et terminées à la Faculté de Médecine de Paris. En effet, à l’époque du Protectorat, les étudiants marocains désireux de poursuivre leurs études supérieures étaient dirigés automatiquement vers l’Algérie, avant de pouvoir rejoindre la métropole.

    À son retour au Maroc, le Dr Boucetta se présenta au ministère de la Santé pour obtenir un poste de médecin. Il fut reçu par Mr Sicault, Directeur de la Santé à Rabat, qui, après s’être enquis de ses origines, lui déclara avec véhémence et mépris qu’il n’a aucun poste disponible à Marrakech. Il n’y en avait qu’à Oujda et à Fès. C’est cette ville qui fut choisie, en raison de la présence en tant que Pacha, de son oncle, Haj Fatmi Benslimane.

    C’est ainsi que le Dr Boucetta commença à exercer la médecine d’abord dans un dispensaire … en pleine médina, avant d’être affecté à l’hôpital Cocard, Kasbat des Echrarda.

Le Docteur Edmond Secret, médecin et directeur de l’hôpital, était également président de l’Association « les Amis de Fès ». Il avait adopté le Dr Boucetta, jugé compétent, et l’intégra dans son Association. Parti au « hajj », le Dr Boucetta fut chargé par le Dr Secret d’animer une conférence sur le pèlerinage, à laquelle les français assistèrent en masse.

    Le Dr Secret le nomma chef de Service « femmes », lui avouant ensuite que c’était un poste d’observation, destiné à tester sa vertu et ses principes déontologiques. Le résultat fut concluant, toujours d’après le Dr Secret.

    C’est pendant ces années d’exercice à l’hôpital au sein duquel il disposait d’une petite maison de fonction, que le Dr Boucetta épousa Aziza Sebti, issue d’une grande famille fassie.

    Sur instructions du prince Moulay Hassan, le Dr Omar Boucetta regagna la capitale Rabat pour intégrer l’armée. Ce fut l’occasion pour lui de fréquenter assidûment Mehdi Ben Barka, qui réunissait les jeunes universitaires marocains pour leur donner des cours complémentaires, autour du cri de ralliement « al jalae » (l’évacuation), relative au départ des français du pays. Mehdi ben Barka les sensibilisait sur le fait que les jeunes marocains doivent tout apprendre avant d’être en mesure de gérer les affaires de leur pays après l’indépendance.

    C’est finalement à Casablanca que le Dr Boucetta ouvrit son cabinet médical, dès 1958.

    L’exercice de la médecine  fut interrompu pendant qu’il occupa les fonctions d’Ambassadeur de S.M. le roi à Beyrouth, Athènes, Rome, Bonn et Tunis, entre 1959 et 1970.

Il réintégra le royaume lorsque Hassan II le nomma, en 1970, ministre de la Jeunesse et des Sports, poste qu’il quitta dans des conditions rocambolesques, à la veille du tristement célèbre coup d’état de Skhirat.

    L’exercice de la médecine reprit et se prolongea jusqu’en 1983, date à laquelle le Dr Boucetta fut élu président d’une Commune urbaine de Casablanca, celle de Aïn Chok.

Après la fin de son mandat électoral, en 1992, le Dr Boucetta prit une retraite bien méritée.

    Notons, en conclusion, que haj Omar s’est attelé à la tâche ardue d’écrire le Coran, entreprise qui occupa dix années de sa vie. »

Le docteur Omar Boucetta s’est éteint à plus de 100 ans le 16 août 2021.