Image à la une : « Halluciné par ces figures grimaçantes », un des hors-textes en couleurs de Debax qui illustrent « Le dernier moussem », texte alors inédit de Roland Dorgelès, imprimé sur les presses des frères Draeger pour les Laboratoires Deglaude en 1938. (ouvrage hors commerce réservé exclusivement au corps médical).

« Interdit aux touristes » est un chapitre du livre Le dernier moussem publié en 1938. En 1944, Dorgelès publie Route des tropiques (Les éditions de la Frégate. Genève), la seconde partie du livre, intitulée Soliloque marocain, reprend Le dernier moussem récit de son voyage au Maroc effectué en 1932 et 1937 ; la première et la dernière partie, respectivement intitulées « Un Parisien chez les Sauvages » et « Entre le ciel et l’eau » sont inspirées du premier voyage de l’écrivain en Indochine où il séjourna quelques mois en 1923/24.

Dorgelès dans ce qu’il appelle les surprises de Fès, décrit sa visite au Moristane de Sidi-Frej.

– Visiter le Moristane ? s’était-on récrié à la Résidence. Mais c’est impossible ! Le nadir des Habous peut seul accorder l’autorisation et il refuse toujours. Renoncez-y. Vous ne verrez pas les fous de Fès …

Y renoncer ? Jamais ! D’abord si l’on gardait cet hospice avec tant de rigueur c’est qu’il s’y cachait quelque chose. Et puis ce nom de nadir m’avait tout de suite échauffé l’esprit et je voulais absolument un papier de sa main. Avec le cachet. Comme souvenir.

À vrai dire, je ne savais pas, mais pas du tout, à quoi correspondait ce titre, mais nadir rime avec vizir, et tout l’éclat en rejaillissait sur lui. Lorsque j’ai appris que ce personnage était tout simplement le directeur des biens de mainmorte, une sorte de fonctionnaire religieux, il a perdu pour moi beaucoup de son prestige, mais il était pourtant le maître de ce fameux asile et un après-midi nanti de son autorisation, je descendais de voiture à la porte neuve de Bou-Jeloud, accompagné d’un officier chargé de m’introduire au Moristane.

Comme toujours, je me suis attardé en chemin : il n’y a de gagné que le temps que l’on perd. C’est un enchantement que ces promenades dans les souks de Fès. Je n’en connais pas d’aussi beaux, même à Damas que j’aime tant et le séduisant Mouski du Caire n’est plus par comparaison qu’un bazar. C’est une joie de se perdre dans ces ruelles d’ombre et de lumière où les dais de roseaux tamisent le soleil. Chaque regard devient un souvenir. Minarets qu’on croirait revêtus d’émail vert, chaires précieuses des mosquées qu’on admire du dehors, entre deux têtes de mendiants, palais déchus dont le pavement de mosaïque fut défoncé par le charroi, mais qui gardent toujours leurs stalactites de stuc et des dentelles de cèdre, fontaines de faïence polychrome, et ces vasques où vont boire de roucoulants ramiers. Devant les treize cloches muettes de Bou-Inania, qui se rouillent contre des boiseries vieilles de six siècles, et à la médersa voisine, dont la porte est plaquée de bronze et les marches bordées d’onyx, les touristes font halte et feuillettent leur guide, plus occupés à lire qu’à regarder, et tourmentés par la crainte de manquer une curiosité, puis ayant découvert les latrines que le Baedecker signale d’une astérisque, ils partent à la recherche de ce monument classé. Tandis qu’ils prennent leurs photos, avec l’inévitable ânier arabe au premier plan, je disparais dans la foule indigène.

Je connais déjà tous les bric-à-brac du souk de Tala, leurs cuivres cabossés, leurs aiguières qui fuient. Je m’arrête aussi aux éventaires des bijoutiers juifs où des femmes voilées marchandent des mains de fathma. Je passe en revue les étalages d’écharpes en tulle d’or et de pantalons brodés, puis les devantures du Souk Attarine, parfumées d’aromates, tendues de soieries et de cotonnades, égayées de bougies de toutes les couleurs, et je brave la bousculade de la Kisaria rien que pour revoir les notaires musulmans, installés devant la grande mosquée, qui copient gravement des requêtes au cadi, accroupis sur le pupitre qui leur tient lieu d’étude, si bien qu’on les dirait coupés en deux.

Cela paraît étrange : personne ici n’a de jambes. Rien que des troncs posés d’aplomb au milieu de l’échoppe, et des bras nonchalants qui pèsent à contrecœur ou rendent la monnaie. Le rêve de tous ces soukiers, c’est de passer du comptoir à la mule sans se servir de leurs pieds. Et le mégissier plus ingénieux que les autres, jette ses peaux de moutons sur le sol, afin que la foule les assouplisse en piétinant, si bien qu’il a l’illusion de travailler en regardant défiler les passants. Pas de jambes au gargotier qui souffle sur ses braises, pas de jambes à cet épicier flasque et chantonnant qui doit prier Dieu qu’aucun client ne vienne lui acheter du sucre, pas de jambes aux tisserands qui croisent leurs fils sans lever le nez, tandis que des gamins fichés devant eux dévident distraitement l’écheveau, en attendant de s’amputer à leur tour. Quant aux mendiants, poussés le long des murs comme des pieds de vigne, ils mourraient certainement si on les déplantait et c’est pour qu’ils ne crèvent pas qu’on les arrose avec des sous.

J’aime tout ce que je découvre. Ce vieux mûrier qui ombrage une placette, l’atelier primitif du fabricant de peignes, l’antre d’un forgeron où s’agitent des ombres et ces patios, serrés entre de hautes murailles, qui sont pareils à des puits de clarté. Ici m’attire une vasque de marbre murmurant d’eau fraîche, plus loin, le nez levé, je regarde une cigogne qui claque du bec au bord d’un toit. Ou, sur une terrasse, des laveuses qui chantent, pressant le linge sous leurs pieds nus.

Des gamins me bousculent, portant sur leur tête des plateaux de pain fumant. Puis le marchand d’eau agitant sa clochette, l’âne du charbonnier, avec ses couffins noirs, les habitués de la vente aux enchères qui repartent chargés de babouches en piles et de haïks à bon marché. Après, ce sont les aveugles qui m’assaillent, toujours par deux ou trois, tendant leur sébile :  « Faites la charité à ceux qui ne voient pas la lumière ! » Ceux-là, j’en suis certain, se dirigent à l’odeur. Ils ont senti de loin les fritures du « souk où l’on mange » et le mouton qui rôtit dans de petits fours d’argile. Rien qu’en tendant les narines, ils savent que le cuir est à gauche, la menthe tout droit. Si je leur demandais mon chemin ? Mais l’officier interprète vient me faire signe : nous approchons.

Ces barres à mi-hauteur indiquent que nous sommes près de Moulay-Idriss : les mules ne peuvent pas aller plus loin et les passants doivent s’humilier en courbant la tête. C’est vers le sanctuaire du patron de la ville que se dirigent ces pèlerins et ces mendiants. Les alentours en sont remplis, horrible marché aux ulcères, et si un bandit, caché dans leur troupe, parvient à se réfugier dans la zaouïa, qui est lieu d’asile, la police du pacha n’aura plus le droit de l’arrêter. Mais, coupant leur cortège, nous plions la nuque sous un autre portique et soudainement tout change. Une place tranquille, plantée de deux platanes qui percent le treillage et verdoient dans le ciel. Tout autour, des marchands de khol et de henné, dont les vanneries dessinent une bordure odorante. Un chardonneret qui chante dans sa cage pour deux joueurs d’échecs silencieux. Et là, fermant le décor, un mur hostile, percé d’une porte. « Établissement religieux. Défense absolue d’entrer » lit-on sur la pancarte. C’est le Moristane, la maison des fous, gérée par les Habous de Sidi-Frej.

Un asile ? Non pas.

Une prison ? Pire encore. Un bagne. Une géhenne. Un lieu d’abjection et de torture, dont l’existence seule déshonore un pays.

Je n’ai fait que quelques pas dans une étroite allée conduisant au patio, et, tout de suite, l’horrible chose m’est apparue. Des cages, des cages à gros barreaux, comme pour les fauves, et derrière, des êtres enchaînés qui hurlaient.

Un arabe enchainé dans la maison des fous. Cliché Pierre Machard 1916/05/01 MPP

Certes, je m’attendais à un affreux spectacle, mais je ne pouvais pas croire qu’aujourd’hui en plein Fès, je découvrirais cet enfer. Un instant, au bord du jardinet planté de géraniums, j’ai chancelé d’épouvante, abasourdi de clameurs, halluciné par ces figures grimaçantes.

Vingt-cinq cages semblables s’ouvrent sur le patio, et des hommes vivent là des mois, des années, retenus au mur par une chaîne, n’ayant pour se coucher, qu’une natte en lambeaux. Autour d’eux, la pierre nue. Dans un coin le trou d’aisances. C’est tout…

À travers les barreaux, les gardiens leur passent la pitance, comme à des bêtes. L’été, privés de boissons, ils halètent. L’hiver, sans couverture, ils grelottent. Certains succombent. Cela vaut mieux. Mille fois la mort plutôt que cette torture qui les lance écumants sur leur grille.

Depuis plus de six cents ans que l’hospice existe – fondé par le sultan mérinide Abou Youssef et restauré par son petit-fils Abou El-Hassan – un seul adoucissement a été apporté au régime des détenus : au lieu de les enchaîner par le cou, à l’aide d’un carcan de fer, on ne les enchaîne plus que par un pied. C’est tout ce qu’ont pu récemment obtenir après des années de démarches, les médecins et fonctionnaires français que révoltait ce traitement barbare. À toutes leurs protestations, les dignitaires des Habous, soutenus par le maghzen, ont opposé un refus brutal. Religion, tradition : cela les regarde. Ils ont dit non… Et le Protectorat qui lève les troupes, décuple les impôts, capte des oueds, n’a pas cette fois osé imposer sa loi.

À quoi bon s’attirer des ennuis pour vingt-cinq malheureux qui geignent dans ces cages ? Personne ne le saura…

Si. Moi !

Contenant mon émotion, j’ai fait le tour de la courette pour voir tous ces damnés. Les uns m’injuriaient, crachaient, me menaçaient du poing. D’autres se taisent et pleurent dans leur coin, rivés à la muraille. Certains, devenus furieux avaient déchiré leur costume et s’agitaient, tout nus. Un autre, plus saisissant encore, se tenait debout sur le devant de sa cellule, le visage collé contre les barreaux, encore décent dans sa djellaba sombre, le turban bien roulé, et, les yeux dans le vague, il  psalmodiait sans reprendre haleine une interminable prière.

– Depuis l’Achoura, m’apprit le gardien.

Trois mois seulement, c’est un début. Bientôt il hurlera comme les autres…

Dans une cage d’angle, un noir hirsute me héla en français. – Moussié ! Moussié ! Il ne connaissait que ce mot là, mais dans sa langue il me nomma précipitamment tous les gens qu’il avait connus, français et indigènes, me suppliant de m’adresser à eux pour le faire libérer.

Est-ce réellement un aliéné ! Qui peut savoir ? … On n’enferme pas seulement ici les fous, les malfaisants, les maniaques, mais aussi des moitiés d’innocents qui gênaient leur famille, des exaltés qui ont déplu à un puissant rival. Il n’a pas l’aspect d’un dément ce jeune taleb qui, seul, a droit dans sa cellule à un escabeau, une table et une couchette, et qui feint de lire en se cachant honteusement le visage. Enfermé sur une lettre de cachet, le libérera-t-on un jour ?

Là-haut, sur le balcon circulaire où se trouvent les cages des femmes, j’ai découvert une jeune berbère, presque une enfant, horriblement maigre, qui appelait d’une voix épuisée en tendant des bras suppliants.

– Pas folle, a reconnu le porte-clefs.

Une folle enchainée dans la maison des fous. Cliché Pierre Machard 1916/05/01 MPP

Le pacha peut, sans contrôle, jeter à Sidi-Frej n’importe quelle femme indigène. Épouse adultère, esclave chassée ou courtisane qui a déplu. On l’enfermera dans une cage comme les furieuses, l’anneau serré à la cheville, et les cris et les rires de ces vieilles dépoitraillées en feront bientôt une folle comme elles qui se roulera dans ses déjections.

Combien de larmes, combien de râles, depuis six siècles autour de ce jardin maudit ?

Les Arabes évolués qui parlent de progrès, les oulémas qui prêchent contre nous le réveil du Moghreb, les grands bourgeois, les étudiants, n’ont donc jamais passé sur la place aux platanes ? Cette pancarte, clouée sur la porte, ne les a donc pas avertis ? Lorsqu’ils s’arrêtaient pour écouter chanter l’oiseau captif ou marchander une gargoulette chez le potier, ils n’entendaient donc pas le hurlement désespéré de ces bêtes humaines ?

Je me suis enfui, à bout d’horreur et poursuivi jusqu’à la porte par leurs cris déchirants. Sur le seuil, frémissant encore, j’ai observé des Marocains à barbe blanche qui, d’une main délicate, choisissaient du henné.

Non ils ne regardaient pas. Ils n’écoutaient rien…

Et je me suis rappelé qu’il y a quarante ans seulement, à quelques pas d’ici, sur le souk el-Ghazel, ils achetaient encore des esclaves au marché et les payaient moins cher qu’aujourd’hui une mule.

On retrouve dans le texte de Dorgelès quelques-uns des stéréotypes de la littérature coloniale de l’époque à propos du fatalisme oriental et de l’indolence des Arabes mais sa description de « la maison des fous » est assez proche de la réalité. Déjà avant lui des psychiatres français (Lwoff, Sérieux, de Mazel) avaient visité le Maristane de Sidi-Frej et découvert une sorte de cour des miracles ; si le Maristane avait jadis permis de soigner des malades, l’établissement à cette époque n’est plus qu’une ruine et un souvenir où le malade n’est ni maltraité, ni traité.

Au centre de l’antique médina de Fès, au cœur du dédale grouillant de ses souks, accolé à l’illustre sanctuaire de Moulay- Idriss s’élève le Maristane de Sidi Frej, asile ou plutôt prison d’aliénés musulmans, curieux établissement qui retient l’intérêt du visiteur par son triple caractère superposé de lieu sacré, de geôle et d’hôpital, écrivait le Dr. de Mazel en 1921.

Le Maristane Sidi Frej a fonctionné jusqu’en 1943, date à laquelle il a été partiellement détruit par un incendie. À sa réouverture, le bâtiment du maristane a été transformé en kissaria vendant des vêtements et des affaires de maison, ce qui est encore sa fonction aujourd’hui. Les malades ont été transférés dans un nouveau maristane appelé « le nouveau Maristane Sidi Frej » construit en 1949 à Bab Khoukha.

Dans le cadre d’un vaste programme de réhabilitation de la Médina de Fès, la rénovation du Maristane de Sidi Frej est envisagée depuis 2017. Fouad Serghini, directeur de l’Agence de développement et de réhabilitation (Ader-Fès), déclare que « la restauration du Maristane de Sidi Frej est conçue de manière à ce que le site puisse retrouver une fonction sanitaire comme dans le passé. »

Devenu, à cause des affres du temps «souk El Henna» et utilisé en tant que marché de produits hétéroclites et divers (poterie, céramique, produits cosmétiques traditionnels), cet espace devrait être réhabilité pour permettre, entre autre, sa réutilisation en tant qu’espace de médecine douce. Le projet de réhabilitation prévoit la restauration de la structure existante, l’aménagement de l’environnement immédiat, et le transfert des activités actuelles de bazar vers un nouveau fondouk à proximité. D’un coût prévisionnel de 17 millions de dirhams, la réhabilitation du Maristane de Sidi Frej ambitionne la création d’une unité de soins comprenant des salles de consultation, de préparation de médicaments, des blocs administratifs et sanitaires ainsi qu’un musée de médecine traditionnelle, un point de vente de plantes médicinales, une bibliothèque et une salle de conférences. La sauvegarde de ce site a pour objectif de donner aux générations futures la possibilité de revisiter l’histoire de cet important patrimoine, qui au fil du temps, a perdu ses fonctions authentiques. J’ignore où en est la restauration aujourd’hui …

Sur le Maristane Sidi Frej voir également Le Maristane de Sidi Frej et Sidi Freje (Histoires de fous)

À propos de Roland Dorgelès

Roland Dorgelès, de son vrai nom Laurent Lecavalé est né à Amiens en 1886. Après de brèves études à l’École des beaux-arts de Paris, il opte pour le journalisme. Il collabore à différents journaux et entre au Canard enchainé en 1917.

Engagé volontaire dans l’infanterie dès 1914, il écrit en 1919 Les Croix de bois. Ce roman considéré comme son chef-d’œuvre, décrit la vie quotidienne des poilus pendant la Grande Guerre et se rattache au courant de littérature pacifiste de l’époque. Il obtient avec ce roman le prix Fémina et ce succès l’incite à se consacrer à une activité littéraire que l’on peut partager en trois courants : la guerre et l’après-guerre, les voyages, les souvenirs de l’époque montmartroise.

Élu à l’académie Goncourt en 1929, il accède à la présidence du jury Goncourt en 1955, après la mort de Colette. Dorgelès meurt en 1973. En 1995 le prix Roland Dorgelès est créé et récompense des professionnels de la radio et de la télévision « qui se sont particulièrement distingués dans la défense de la langue française ».