Image à la une : Vue aérienne du Mellah de Fès. 18 février 1930
Cette Lettre de Fès est un article de Georges BOTBOL, publié le 4 février 1932 dans le premier numéro de L’Union Marocaine, bimensuel qui se présente comme « Organe du Judaïsme Marocain ». (Je donnerai après cet article quelques éléments de présentation de cette nouvelle publication de la presse juive éditée au Maroc à l’époque du Protectorat français).
1912 ou vingt ans après…
En dépit des années, le Mellah de Fès frémit encore au souvenir de l’émeute qui, en avril 1912, porta, dans son enceinte retirée, l’incendie et la rapine.
Bien des événements l’ont depuis lors préoccupé ou ému : la Grande guerre d’abord, dont les journaux locaux, encore mal compris, lui débitaient en titres flamboyants mais sommaires, les phases héroïques ; puis l’armistice qui fut l’occasion de liesses dans la Grande Rue du Mellah, alors centre de la ville. Il y eut, aux environs de l’année bénie de 1920, l’éveil du sionisme qui fit battre d’espoir le cœur des vieux et des jeunes, puis le mystique exode vers la Terre Promise qui s’ensuivit. Plus récemment encore la guerre du Riff jeta dans la ville un énervement lourd de menaces.
Tous ces événements ont passé, sitôt leur temps d’actualité terminé.
On se rappelle encore, au cours des longues soirées d’hiver, dans un coin de la chambre froide où l’on s’entasse autour d’un poêle mourant, les événements de 1912 ; on les évoque pour passer les heures de veille, au chevet d’un malade ou d’un nouveau-né ; on les égrène avec les rituelles pépites, les samedis après-midi, quand, sur le pas des portes, on digère au soleil le plantureux repas de « srina » ( plat juif marocain du samedi qui cuit 24 h au four communal ; également appelé « dafina »). Chacun a son récit, mi-tragique, mi-comique, qu’il vous débite, à mille reprises avec les précisions, le réalisme et presque la fierté d’un récit de guerre. Celui-ci a vu l’envahisseur, sous les traits d’un soldat mulâtre au nez épaté ; celui-là est allé se mettre à l’abri au palais du Sultan, dès le jeudi à deux heures un quart ; tel a vu les premières flammes de l’incendie qui détruisit la moitié du Mellah et tel autre a entendu les bruits de la fusillade.

Cour principale des ménageries du Sultan où se sont réfugiés les Israélites en avril 1912
On vous donne les noms des hommes courageux qui, une arme à la main ont défendu l’accès de toute une rue ; des femmes, assez rares d’ailleurs, que l’envahisseur a brutalisées. Et, détails navrants, on vous énumère ceux qui trouvèrent la mort et dont les cadavres furent enfouis, dans la hâte, un soir, au son du canon, par leurs propres parents.
1912. Peu de mots provoquent chez les juifs de Fès pareilles résonances et raniment autant de souvenirs, autant d’images, dont beaucoup d’ailleurs stylisées.
Chaque année passe et dépose dans la mémoire sa couche mais il suffit d’un mot pour ramener au premier plan le souvenir de la sanglante tragédie. Les juifs de Fès savent bien qu’en 1912, ils ont été pillés, incendiés et qu’il s’en est fallu de peu qu’ils ne fussent tués en grand nombre. Ils savent aussi que ce sont les troupes françaises qui les ont délivrés et qu’à dater de ce jour, leur condition a subi une amélioration continue.
Et chaque année, en avril, on célèbre dans les synagogues, en présence des autorités françaises, un service religieux à la mémoire de ceux qui trouvèrent la mort au cours de ces journées, sans distinction de confession…
Ce pillage fut en somme salutaire.
L’âge nouveau, l’ère française, commençait par un incendie qui détruisait de vieilles bâtisses, rasait de sordides ruelles, consumait dans ses flammes tout une époque révolue. Rien n’égale pour un complet renouveau, le brutal anéantissement d’un cataclysme plus prodigue et plus expéditif que l’avarice humaine ; rien ne vaut une bonne table rase.
On rebâtit, mais sur un autre plan. La rue principale fut élargie, ce qui permit la circulation automobile. Signe de la nouvelle sécurité, on ne refit pas les anciennes portes, mais on en démolit d’autres. Renaissant de leurs ruines, les maisons, sans prétendre encore au modernisme, se firent plus larges, plus luxueuses, plus éclairées. Partout on mit un peu de ce soleil et de cet air dont on avait privé jusque-là la population juive du Maroc et dont elle commençait à savourer désormais, matériellement et moralement, la grisante caresse.

Boulevard Boukhessissat
Un souffle de liberté passa sur cette population, confinée dans son étroit ghetto. Le Juif fassi put enfin descendre à la Médina, sans s’exposer aux quolibets d’une certaine populace.
Et sitôt prise la conscience du changement, sitôt les chaînes brisées, quelle poussée impétueuse, quelle subite évolution ! Avec quelle joie la jeunesse se dépêcha de secouer les traces des temps révolus ; avec quel enthousiasme, elle se précipita goulument à l’assaut de ce modernisme libérateur dont elle n’aperçut, tout d’abord, que les séduisants aspects.

Vue des fêtes données sur la Place du Commerce le 14 juillet 1915
L’habit fait le moine ; c’est l’habit qui fut d’abord emporté par l’irrésistible vague. La djellaba noire, les babouches de cette couleur, décidément réservée, comme en signe de deuil, à la population juive, firent place rapidement à l’élégant complet aux teintes claires, à la ligne impeccable, aux pantalons bien tirés et larges à souhait, selon les caprices de la mode.
En un clin d’œil, les barbes vénérables tombèrent, les cheveux poussèrent, brillèrent de l’éclat des graisses les plus recherchées et des coiffeurs, venus d’Algérie, donnèrent aux physionomies le galbe nouveau dicté par l’Amérique. Puis, quand le chewing-gum fatigua, pour toute une année, les mâchoires de la jeunesse des deux mondes, la jeunesse juive fut la première à ruminer avec élégance le visqueux produit.
Des robes seyantes aussi courtes que le voulaient les couturières parisiennes, du sport pour élancer les tailles, du fard pour relever les traits, de grands chapeaux ou de petits bérets selon la mode, les demoiselles ne furent point en retard sur leurs camarades de l’autre sexe.
Tous deux se mirent d’ailleurs rapidement d’accord pour modifier, avec l’aide du roman et du cinéma, les anciennes lois de l’amour. On dansa et on flirta, et conséquence inéluctable, on se maria moins et plus tardivement.
Pauvres femmes d’avant 1912 qui abandonnâtes le biberon pour porter la bague de fiançailles et qui, arrivées à l’âge de raison, vous êtes trouvées déjà matrones épaissies, à la tête d’une nombreuse progéniture et à la charge d’un mari que vos parents avaient choisi à votre place. Vous ne connûtes point l’ivresse des rendez-vous au coin des ruelles sombres, ni les promenades clandestines, à l’ombre des oliviers. Nulle mélodie amoureuse ne berça vos attentes du haut des balcons ; nul fiévreux charleston, nul tango langoureux ne vous fit sentir l’étreinte d’un danseur empressé. Et vos lèvres gourmandes ne furent jamais cueillies que sous le signe de l’union légitime !
On a changé tout cela.

Petite rue du Mellah
Trop petites furent les écoles pour accueillir la foule empressée des écoliers, ravis de quitter la baguette et la psalmodie du rabbin, conscients d’accéder à une culture supérieure. Mais déjà chaque année la population du Mellah citait et fêtait la promotion croissante des titulaires du Certificat d’Études primaires, ce parchemin qui ouvrait les portes des banques et des administrations.
Dans l’ensemble du miracle marocain, elle est prodigieuse, à la vérité, cette fougueuse et totale évolution de toute une population qui, en quelques années, a fait le saut de plusieurs siècles.
Hier encore, dans le Mellah, elle vivait sa vie de recluse, isolée du reste du monde, enfermée dans ses vieilles coutumes, discutant tout au plus quelques subtiles questions de « Thora », apparemment tranquille mais de la quiétude des paralytiques et des somnolents, par moments, d’ailleurs, rongée d’inquiétudes, à l’occasion par exemple de la mort d’un sultan ou d’une révolte, dont ses économies, fruit d’avares privations, constituaient le plus sûr des appâts.
Quelques années après, la voilà qui, à peu près complètement européanisée, parle un français sans accent et presque sans faute, qui voyage à l’étranger, qui commerce avec Paris et Londres, qui s’intéresse au redressement du franc et à la rentrée des Chambres, qui commente les discours de Briand ou de Laval, qui s’agite, qui bouge, qui brise sans hésitation les chaînes des traditions et qui, avec optimisme, se mêle à la passionnante et inquiétante aventure du Monde moderne !
Vingt ans après… Dans sa majeure partie, elle a même abandonné le Vieux Mellah pour bâtir à la Ville-Nouvelle immeubles et villas.

Place des Arbres au Mellah
Le souvenir des années d’oppression est presque perdu : elle savoure les bienfaits de son ascension sociale et elle sait avec fierté que son Tribunal Rabbinique est une institution officielle et que ses représentants ne manquent jamais d’être invités aux cérémonies officielles où ils sont reçus souvent avec dignité, quelquefois avec chaleur.
Elle a maintenant pris conscience de sa situation et de ses droits ; elle veut aller plus loin, et plus haut. C’est la loi fatale de l’évolution sociale. La liberté est une de ces drogues dont le corps réclame chaque jour une dose plus forte. Et l’on ne crie pas « Halte » au mouvement de toute une population, surtout quand ce mouvement est légitime. Bien heureux si l’on peut faire entendre un timide « Attention » !
Problèmes de l’ascension !
Il n’est pas de phénomène social plus grave et plus générateur de difficultés que l’ascension d’une classe ou d’une race.
Le premier stade encore ne demande que des facultés d’adaptation et de souplesse : c’est celui qui est atteint actuellement par la jeunesse juive du Maroc.
Mais c’est alors que commencent les grandes difficultés. Que de routes semblent s’ouvrir qui ne sont que des impasses ! Que de réformes qui paraissent indispensables, légitimes mais qui soulèvent des obstacles sans nombre.
L’ascension si elle a sa grandeur, a ses servitudes ; et il est surtout des problèmes qui ne relèvent ni de la volonté ni du législateur mais d’une certaine ambiance morale. Parce que, lors même que les écoles seront plus nombreuses, que la justice française sera accessible, que la naturalisation elle-même sera facilitée, tout ne sera pas fini.
D’autres questions d’ordre intérieur, si je puis dire, conditionnent intimement le succès des premières, et c’est en nous-mêmes, par notre propre moral et notre désir intelligent de nous élever, que nous solutionnerons les unes et les autres.
Mieux vaut que la fallacieuse griserie des plus belles illusions, l’intelligente conscience des réalités.
L’élan ne doit pas en être ralenti mais guidé. Ce n’est qu’après une exacte connaissance des difficultés que l’on peut de bonne foi lancer le beau cri de « En avant » !

Vue générale du Mellah et en arrière-plan le palais du Sultan
L’UNION MAROCAINE

Bandeau du numéro 1 du journal L’Union Marocaine
L’Union Marocaine, sous-titré Organe du Judaïsme Marocain, est lancé le 4 février 1932, à Casablanca, sous la direction de Élie NATAF, israélite français d’origine tunisienne, installé au Maroc depuis 1912 où il était directeur d’école de l’Alliance Israélite Universelle. Lorsqu’il fonde L’Union Marocaine Nataf est secrétaire du Comité de la Communauté israélite de Casablanca.
D’abord bimensuel, le journal devient mensuel en 1939 et en raison des restrictions est contraint de réduire à deux, au lieu de quatre, le nombre de ses pages. En novembre 1940, L’union Marocaine est interdit … comme son confrère L’ Avenir Illustré, interdit, lui, depuis juin 1940.
Au moment du lancement de L’Union Marocaine, il existe déjà un autre organe, en langue française, de la presse juive du Maroc : L’ Avenir Illustré créé en 1926 et dont le sous-titre est Revue Juive Marocaine et Nord-Africaine. (En 1928, le sous-titre devient Revue Juive Nord-Africaine soulignant la volonté de son équipe dirigeante d’en faire un organe juif pour l’Afrique du Nord). Les deux périodiques ont pour but de refléter les aspirations du judaïsme marocain, s’inscrivent dans un courant réformiste et souhaitent œuvrer pour le relèvement et la régénération de la population juive locale.
Si les deux journaux s’adressent à un public occidentalisé et vivant en milieu urbain, leurs orientations différent :
– L’Union Marocaine bénéficie du soutien de personnalités juives françaises, proches pour la plupart des milieux de l’Alliance Israélite de Paris et voudrait que les juifs marocains, sans rien renoncer à leurs traditions, s’assimilent à la culture dominante, sous l’égide de la France, la nation protectrice, dont le journal ne cessera de rappeler l’œuvre d’affranchissement et de progrès dont la communauté juive a bénéficié depuis l’instauration du Protectorat. « Il est à peine besoin de dire que ces progrès seront recherchés dans le cadre de l’influence française, car le judaïsme marocain ne saurait envisager de suivre une voie différente de celle où se sont engagés, sous l’égide bienveillante de la France, nos coreligionnaires d’Algérie et de Tunisie. Toute tendance contraire serait une erreur, doublée d’une faute » peut-on lire dans le premier éditorial du journal et L’Union Marocaine milite pour l’octroi de la naturalisation française pour les juifs les plus évolués … qui constituent par ailleurs l’essentiel de son lectorat.
–L’Avenir Illustré, quant à lui, s’appuie sur un noyau d’opposants au Comité de la Communauté de Casablanca et est « représenté principalement par le noyau sioniste casablancais de tendance nationaliste qui voit dans le Foyer National Juif* un exemple et une source d’inspiration pour le judaïsme marocain » (Pierre Cohen)
*(Le 2 novembre 1917, dans une lettre adressée à Lord Rothschild, président de l’antenne anglaise du mouvement sioniste, le ministre des Affaires étrangères britannique Arthur Balfour fait savoir que son gouvernement s’engage à faciliter la formation d’un « Foyer national » juif en Palestine.)
Le contenu de L’Union Marocaine comporte plusieurs aspects : un aspect informatif avec des chroniques locales (échos des communautés, manifestations culturelles et sportives…), des chroniques régionales (lettres de Tunisie et d’Algérie), des correspondances parisiennes, des nouvelles du monde juif, la vie des œuvres etc., un aspect éducatif et culturel avec deux rubriques permanentes, l’une portant sur des commentaires bibliques et l’autre intitulée « L’heure de la médisance »**, et un aspect revendicatif pour l’amélioration des conditions de vie de la population déshéritée, principalement dans les domaines de l’habitat et de la scolarisation.
** L’heure de la médisance : nom donné en référence à quelques lignes écrites par les frères Tharaud dans « Fez ou les bourgeois de l’Islam » ; dans le chapitre Les marchands de la médina, ils écrivent : « Souvent aussi, le soir, le Fassi, qui n’aime pas la solitude …. invite des amis à dîner. La politesse exige qu’on ait au moins deux invités, car un seul risquerait de s’ennuyer avec vous. On sert deux ou trois plats (c’est un petit dîner), on prend le thé, on cause, on joue aux cartes sans argent. Cette heure s’appelle à Fez l’heure de la médisance ». Abou-eI-Fodoul qui signe cette rubrique, explique qu’il a choisi ce nom pour la série de propos qu’il réserve à « l’examen immédiat et rapide des mille et une petites ou grosses questions d’actualité locale ». Pierre Cohen affirme après enquête que Abou-el-Fodoul est le pseudonyme utilisé par Élie Nataf pour rédiger ce billet d’humeur.
Le Dahir du 30 octobre 1940 (9 ramadan1359) rend exécutoire, en zone française du Maroc, la loi française du 3 octobre 1940 sur le Statut des Juifs et éloigne les Juifs marocains de tous les postes leur permettant, à un quelconque degré, d’exercer une influence sur l’opinion publique : c’est la fin de la presse juive éditée en zone française du Maroc.
L’assouplissement apporté par les autorités du Protectorat à la fin de la guerre va susciter de nouvelles initiatives en matière de presse juive marocaine : Noar en 1945, La Voix des Communautés en 1950, mais ni L’Union Marocaine, ni L‘Avenir Illustré ne reparaîtront.
Sur la presse juive au Maroc : Pierre (Pinhas) Cohen : La presse juive éditée au Maroc (1870-1963). Éditions Bouregreg 2007