En novembre 1952, les « Amis de Fès » fêtent les vingt ans de la création de leur association et le conseil d’administration décide de marquer l’évènement en consacrant une semaine toute entière aux « Amis de Fès » du 11 au 18 novembre ; diverses manifestations sont organisées.

Michel KAMM père, journaliste au Courrier du Maroc, propose le 12 novembre, à la Salle des tapis de la Foire de Fès, un exposé intitulé La mode et le costume et leur évolution depuis 25 ans. (Le père et le fils, tous les deux prénommés Michel, étaient journalistes au Courrier du Maroc, quotidien du Nord marocain).

Au cours de cette deuxième journée de commémoration des vingt ans de la fondation des « Amis de Fès », les participants ont pu écouter, outre l’exposé de Michel Kamm, différentes communications : Choses et autres du Maroc ancien par le Révérend Père Koehler ; Histoire du temps et temps de l’histoire par le Dr Lahbabi ; Le Rogui Bou Amara par le commandant Odinot ; La nécropole mérinide de Fès-Jdid par le Dr Secret ; Commentaires sur les archives familiales de Si Lhadi Skalli, ancien notaire de Fès par son petit-fils Si Lhadi Skalli ; Souvenirs apportés par les textes sur la pose de la première pierre de Fès en 797 par Si Abd-el Hadi Tazi.

Le texte de la communication de Michel Kamm m’a été donné par la fille d’un adhérent des « Amis de Fès » ; j’ai publié cette conférence dans le tome 1 des « Conférences des Amis de Fès » en 2016.

Pour vous parler de la mode et du costume marocain, je dois, écrit Michel Kamm, vous avertir préalablement qu’il s’agit surtout de la mode d’il y a vingt-cinq ou trente ans, de cette époque où nous, les anciens, habitions encore dans les quartiers marocains et vivions en somme au milieu de ce peuple, et pour mieux dire, à son foyer. Michel Kamm était arrivé à Fès en 1919 et avait habité en médina le Dar bel Mouez, proche de la Qaraouiyine. (voir La grande Kissaria en 1919).

Michel Kamm évoque donc la mode des années 1920.

Vous savez que de grandes transformations des mœurs, très bien illustrées par les changements dans le costume, ont eu lieu depuis et sont, d’année en année, plus rapides. C’est du reste l’intérêt de ce retour en arrière que faire précisément  le point d’une évolution qui n’est pas seulement sociale mais qui a des contingences économiques au moins aussi importantes et sur lesquelles je reviendrai.

Fès métropole de la mode

Quand nous sommes venus au Maroc, Fès était la métropole de la mode, pour deux raisons : d’abord parce qu’elle était le centre et l’emporium du commerce, avec ses dépôts, son organisation de répartition et ses filiales, ensuite parce qu’elle était la métropole aristocratique (qu’elle est du reste demeurée) et le siège de la cour impériale (qu’elle n’est plus).

 Cette mode, je vais me résumer, car il ne s’agit pas de dresser un musée du costume, était en somme assez peu esthétique, et basée sur le caftan, longue lévite à forme ample, tombant droit sur les pieds et aux larges manches incommodes ; elle donnait un aspect uniforme à l’homme et à la femme, aggravé pour celle-ci par l’enveloppe extérieure, le haïk, vrai suaire, ou, au figuré « paquet de linge ». Je ne parlerai pas, pour être sévère, des belras (babouches) noires qu’elles portaient dans la rue, il me suffit de signaler que les femmes « bien » ne devant, en principe, jamais sortir que pour de furtives et nocturnes visites au hamman, leur aspect extérieur ne devait en rien évoquer ce que nous appelons l’élégance.

Toutefois un allègement et une grâce étaient conférés au caftan (généralement de couleur claire) par l’espèce de surtout de mousseline brodée ou non, qu’on appelle la farajia et qui par une relative transparence, rehausse le coloris du caftan.

Femmes sortant du bain maure. Détail cliché Léon Sixta, vers 1920

Transformations et fantaisies

C’est cette farajia qui a subi le plus les  transformations et les fantaisies de la mode ; il y a quelques années, on l’avait taillée de la mobra (traduction de veloutine) dont les motifs en velours taillé ressortaient en coloris riants sur le fond blanc ; depuis, on a fait plus charmant encore, dans le crêpe « georgette » ou marocain, décoré de larges motifs, mais j’anticipe et je reviens au caftan de « meulf » ou drap fin pour signaler que deux attraits le rehaussaient : le coloris clair, et les ganses tressées à petits boutons le découpant en ligne droite du haut en bas.

La gamme de ces coloris est extrêmement riche, leur nom en arabe est généralement fantaisiste mais fait image : le faghiti, pour le gris souris, de plus en plus à la mode, le romadi (cendré) en gris clair, le caoui (café) marron ; dans les roses, le fanidi qui évoque assez bien le rose des bonbons, le hammoussi, le fjili du radis ; le « rate sultana », les joues de Sultana, célèbre chikha juive amie de Moulay Hafid ; les jaunes : sefri, kébriti (bouton d’or) ; les verts : zitouni, khodarabi, gharchoufi*, dont vous pouvez vous-même traduire la nuance ; les bleus : amaoui (dédaigné), le djinjari, riant, très clair, le bleu sombre « bernata », etc. car j’en passe et des meilleurs et je n’ai voulu que vous donner une idée de la richesse de cette gamme de tons répondant en vérité à un goût très sûr de cette classe évoluée qu’est celle des marchands

*Les nuances de vert mentionnées par Kamm font référence au vert des légumes : zitouni de zitoun : olive ; khodarabi de khodar, légume et khdar, vert ; gharchoufi de gharchouf : cardons.

Dans les mousselines, les « brenthek » déjà pour la classe pauvre, les ayatis de sondouk (mousselines ou batistes) souvent fins et riches ; et ces fines pelures soyeuses dont le nom « telge al djebel » (la neige de la montagne) évoque poétiquement le blanc candide. Dans les damas enfin, les lampas, chargés de coloris, et les lourds satins brochés d’or pour caftan de cérémonie, où la mariée paraissait engoncée de multiples et lourdes enveloppes, s’appelaient de noms divers et emphatiques, dont le plus typique est le « denia jat » (le monde est arrivé), qu’un français ne saurait traduire dans sa terminologie moderne que par « épatant » ou « formidable ».

Les foulards de tête, « sbenia », dont les commerçants astucieux font changer annuellement les dessins et les décors par leurs correspondants lyonnais, ont porté et portent toutes sortes de noms plaisants ou imagés, j’en ai vus de toutes sortes de ces noms « self madame », « la plume de madame » (du temps où les françaises portaient des chapeaux), chemrir d’genenar, la piscine, les roses, le jet d’eau, le minaret, et même cette dénomination saugrenue : «  khaliat d’el karane fi droze », les pas du cocu dans l’escalier !

Les sobriquets

Du reste, sous le rapport des sobriquets, les Fassis furent toujours fertiles en invention, d’aucuns comme « tsioukiatek hamman drif » ne sont que de simples expressions argotiques, ou « ksi ni ounsi ni » (revêts-moi et oublie moi) trahissent  assez  bien l’universel esprit féminin et ne peuvent plaire qu’à demi au mari qui lui, n’a pas oublié l’hémorragie de sa bourse.

Pour la ceinture, si les dames ont conservé leur faveur à la m’dama, brochée d’or, des meilleurs « maalemin « de la Chemaïne* (*les ceinturiers mdaïmiya étaient tous réunis autour du souk ech Chamaïne), celle-ci s’est allégée et est ornée de nos jours par des motifs floraux, moins géométriques et moins lourds. Pour les hommes, cette ceinture en soie brochée est assez mince. Elle est souvent remplacée par le cherichaker, en cotonnade brochée marron clair sur fond blanc.

Coiffures

Le fez tronconique de jadis, importé fort longtemps d’Autriche par Trieste, a été progressivement abandonné pour une sorte de bonnet de police fendu en son axe, assez disgracieux (faute de visière) mais dont les teintes sont nettement copiées sur le goût occidental de nos meilleurs chapeliers : gris clair, vert sombre, marron de nos feutres classiques.

La razza (turban en coton blanc que l’on enroule autour de la tête) n’a pas été pour autant abandonnée, bien au contraire, on connaît sa signification religieuse et son destin supposé de suaire ; beaucoup continuent à en combiner le fez.

Comme le seroual ample et informe comme un sac, le « tchamir » ou chemise est commune à l’homme et à la femme, en merzzaïa blanche, et ressemble exactement, dans sa ligne droite et son ampleur à notre chemise de nuit. Il est boutonné haut par un col droit. À vrai dire, cette chemise disparaît, vite remplacée par la chemise européenne, tant chez l’homme que chez la femme qui a eu tôt fait d’apprécier le luxe des dessous féminins de Paris.

Reste à vous parler du « tham » ou voile qui rehausse plutôt qu’il ne cache la beauté du visage en magnifiant l’éclat et le velouté des yeux. Le « tham » qu’adoptent même désormais, les femmes du bled venant en ville (ici la régression est plutôt à évoquer) a été ces dernières années sujet à des modes que le nationalisme naissant inspire, puisqu’on vit des inscriptions à la gloire du Sultan et même son effigie, tend à devenir uniformément noir ou bleu de nuit ce qui est infiniment seyant.

Femme voilée, vers 1950. Détail d’un cliché de Bernard Rouget

L’évolution actuelle

Et maintenant, je terminerai en signalant à mon tour ce que M. Delarozière* exposait devant l’admirable panorama de Fès : les courants commerciaux se sont inversés, qui jadis faisaient de Fès, l’entrepôt central, plaque tournante du Maroc ; ce rôle est désormais celui de Casablanca et les Fassis qui, en fait ont procédé eux-mêmes à ce grand déplacement, sont à Casablanca eux-mêmes, ne gardant à Fès que leurs parents ou associés qui leur gèrent de simples succursales.

* M. Delarozière urbaniste-architecte, lors de la première journée, après avoir parlé de la naissance de la ville de Fès, avait présenté, depuis le belvédère des Mérinides, la situation de la ville, installée dans le couloir du Sebou, au point de rencontre des routes et de l’eau.

Il va sans dire que ce déplacement et mieux cette cohabitation, qui agit pour le moins par osmose, avec le monde européen dans une ville de moins en moins marocaine, a fortement influé sur les modes et le costume, l’émancipation des femmes, leur initiation dès l’école aux formes nouvelles du costume, a entraîné ce que nous voyons, l’abandon rapide de la vêture traditionnelle.

Cela avait commencé par le haïk délaissé pour la djellaba plus commode pour le voyage, monter sur un mulet, puis sur un car ou une auto, cela continue par le linge et les dessous féminins, par les habits d’intérieur, et l’on a vu même ces dernières années des mariages riches, où toutes les gracieuses bourgeoises admises parmi les invités, apparaissaient toutes dévoilées et ravissantes dans des costumes européens.

Dépêchons-nous dons de contempler ce décor du costume, décor de la vie, si conforme à l’habitat, au patio pavé de zeliges et du jardin intérieur, car tout cela va s’en aller au royaume des estampes.