Image à la une : Chamelier arrivant à Fès. Photo J. Bouhsira

Le dimanche 23 décembre 1951 Max RICARD , chamelier entraîné et conférencier de choix des « Amis de Fès » propose une manifestation dédiée au chameau. Il apparaît d’abord sur le terre-plein du Souk El Khemis, vêtu à la saharienne et monté sur une bête harnachée selon la coutume. Sur place il fait une description minutieuse de cet équipement, puis préside à la visite du fondouk aux chameaux de la Kasbah ben Debbab. Enfin dans une salle de l’hôpital Cocard, situé dans la Kasbah des Cherarda, voisine du Souk El Khemis et de la Kasbah ben Debbab, Max Ricard apprend à son auditoire absolument tout ce qu’il est possible de savoir sur le chameau en particulier et les camélidés en général. Il a intitulé sa conférence « Le bossu au pied mou » désignation qui fixe d’emblée l’attention des auditeurs sur deux points qui caractérisent les chameaux : leur bosse importante et leurs pieds à sole souple et élastique, bien différents des sabots cornés qui protègent les extrémités des autres grands animaux domestiques. Mais il ajoute avec humour que l’on pourrait tout aussi bien donner au chameau bien d’autres appellations. Par exemple : le baveux « borborygmique », le cagneux coléreux, le dinosaure dépenaillé, le dégingandé dartreux, le galeux grognon, le « rogneux » réfractaire, et tout ceci avec des chances de peindre juste.

La réunion s’achève sur la projection d’un film, commenté par Max Ricard, et dont le producteur, le Dr CARBOU, a bien voulu faire don aux « Amis de Fès » : c’est celui de l’arrivée à Moulay Yacoub de ce Chaambi*, qui après un périple de 3 000 kilomètres est venu mourir à Fès.

* Chaambi, membre de la confédération des Chaamba, au sud de Ouargla. Ce sont des pasteurs vivant du produit de leurs troupeaux et des razzias qu’ils font dans les tribus voisines. Leur métier ordinaire est la conduite des caravanes.

J’ai retrouvé la conférence de Max Ricard et je l’ai publiée dans le tome 2 des Conférences des Amis de Fès ; et à défaut du film du Dr Carbou, j’ai trouvé un article non signé qui relate le périple du Chaambi venu mourir dans notre région. C’est ce texte que je vous propose.

(Il est possible que le texte sur le « pèlerinage » d’Hasnaoui, le Chaambi ait été écrit par Max Ricard qui très souvent plus qu’un conférencier était un conteur)

Caravane de chameaux sous les remparts de Fès

Il est né sous une tente de poils entre deux plis de dunes dans cet immense espace vide où la confédération des Chaamba pousse ses hordes de chameliers, ses chèvres noires, ses moutons sans laine. Tout au long de sa vie, il a parcouru à pied le plus souvent, à l’amble de son méhari parfois, des étendues immenses, vastes plusieurs fois comme une grande nation d’Europe.

Puis, épuisé, mourant, portant en lui l’irrémédiable fatigue, il a rassemblé ses énergies et pérégrinant vers le tombeau du saint marocain qui donne la santé, il est venu aux pentes de Moulay Yacoub accomplir une ultime étape pour mourir enfin à Fès et reposer mort anonyme parmi les morts sans nom dont les tertres modestes bossuent de vagues immobiles la nécropole de Bâb Mahroûq. Tel est l’histoire de Hasnaoui ben Hussein Naceur, le Chaambi.

Durant sa vie qui l’a mené des rocs du Tibesti à son ultime repos à Fès, Hasnaoui a exercé le métier de négociant en denrées rares : plumes d’autruches, destinées à donner à qui les porte, la prospérité et la fortune, graisse du grand oiseau coureur qui, savamment appliquée, guérit tant de maux, œufs montés dans leur gaine de cuir et apportés en offrande votive aux tombeaux des saints.

Après tant de nuits passées sous les étoiles froides du désert, tant de jours étouffants durant lesquels les assauts du vent de sable déferlaient impitoyablement contre l’homme couché pour une insuffisante protection au long du flanc d’un chameau baraqué, sa santé, sa force s’étaient usées. Il se sentait las. Les poumons brûlés, le sang bouillant de fièvre jamais apaisée, dans un ultime espoir il a voulu venir jusqu’aux eaux chaudes de Moulay Yacoub le saint thaumaturge, notre voisin dont la renommée a, depuis des siècles, franchi les dunes et les hamadas pierreuses, les oueds desséchés, les monts nus du Hoggar pour atteindre les extrêmes limites du grand désert.

Hasnaoui ne pouvant plus compter sur ses seules ressources physiques avait demandé à un ami de toujours, Zekri Bahman ben M’Bark de l’accompagner. Celui-ci avait accédé à cette requête et avec cette merveilleuse disponibilité pour le départ des nomades, décidait de laisser pour un temps les palmes d’Ouargla, les sables de l’erg, les pistes connues des grands marchés du sud constantinois.

Les deux hommes voyageaient sur une unique monture chevauchée à tour de rôle. Mais quelle monture ! Rien moins qu’un de ces chameaux dits acharyine, noble bête que la tradition appuyée d’un pedigree écrit fait descendre d’une des dix bêtes ayant appartenu à l’Envoyé.

Partis de Ouargla, après quatre-vingts jours de marche, en passant par les oasis du sud algérois, du sud oranais, du Tafilalet, du Todra, du Daddès, en franchissant l’Atlas, en descendant vers Marrakech, puis par le Haouz, les Rhamnas, en remontant vers Casablanca, Rabat, le Gharb et Meknès, ils atteignirent enfin Moulay Yacoub et le malade put, vendredi dernier, se plonger dans la piscine aux eaux sulfureuses.

Il avait atteint le but de ce périple au travers des océans figés de pierres, des ondulations mobiles des dunes perpétuellement remodelées par le vent et voyant pour la première fois, aux rives atlantiques « la mer des ténèbres » et les grandes villes que l’homme d’Occident a érigées sur la terre d’Afrique, il parvenait à bout de course, de force et de souffle au but enfin atteint. Il pourrait donc ainsi qu’il l’avait promis aux femmes de sa tente rapporter au retour un peu de la terre qui entoure le tombeau du santon et un flacon de l’eau miraculeuse riche en effluves bénéfiques.

Il fallait, en route, vivre, subsister, aller plus loin, poursuivre et Hasnaoui savait qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il n’était plus question d’aller tout à loisir quérir sur les marchés du Soudan les denrées de prix assurant naturellement sa subsistance. Mais une ressource demeurait inépuisable, la bénédiction attachée à la possession du chameau achaari. Dans les souks, dans les douars, dans les tribus, la bête bénie était choyée, caressée, soignée par les femmes atteintes de la malédiction de stérilité. En passant sept fois consécutives sous le poitrail de l’animal, celles dont le sein ne s’avérait pas fécond étaient sûres de sentir bientôt battre en elles les premiers frémissements de la vie. De plus au cours de ce long voyage, la piété des gens rencontrés se manifestait en dons modestes et utiles dès qu’ils apprenaient le but de ce long déplacement. En aidant les pèlerins et leur monture, les pauvres qui ne pouvaient se déplacer eux-mêmes participaient par un effort de bonne volonté à une œuvre pie : il leur est permis d’espérer que leur assistance leur vaudra quelque bénédiction en récompense.

Le compte strict du trajet total et des arrêts représente près de cinq mois de temps. Grande fut la surprise des gens de Moulay Yacoub qui depuis près de quarante ans n’ont pas vu de voyageurs juchés sur le garrot d’un dromadaire. Les pèlerins d’aujourd’hui gagnent en général fort à leur aise le sanctuaire sur les coussins des cars et des voitures particulières. Seuls quelques pauvres, quelques fervents et parmi eux de nombreuses femmes vont encore au long de la piste à pied ou sur le dos résigné des petits ânes patients, de mulets chargés de couffes et d’enfants ou plus rarement à l’amble gaillard d’un cheval au harnais brodé.

Son but atteint, Hasnaoui entièrement épuisé est mort à Fès après que les médecins de l’hôpital Cocard aient tenté de prolonger cette vie condamnée et usée sur toutes les pistes du désert. Il repose maintenant dans l’attente du jugement, croyant, mort entre les croyants morts, à l’ombre des remparts de la cité d’Idriss, ultime point d’arrivée de sa longue errance.

Son compagnon, après lui avoir rendu les derniers devoirs, repartira seul au pas cadencé de l’achaari, rapportera à la tente du défunt les reliques promises et contera autour des feux de camp les émerveillements de son voyage dont le moindre n’aura pas été l’extraordinaire réussite de son compagnon survivant jusqu’au total accomplissement de son vœu et de son désir.

Chameaux et chameliers à l’entrée de Fès. Cliché J. Bouhsira