Image à la une : Vue d’ensemble de la façade de la Makina dans le vieux méchouar. 1938. Photo Henri Bressolette.
Cet article est le texte de la communication présentée, le 19 avril 1938, au quatrième Congrès des Sociétés savantes d’Afrique du Nord (18 au 20 avril 1938) à Rabat, au nom des « Amis de Fès » par Henri Bressolette et Jean Delarozière ; Bressolette et Delarozière avaient présenté initialement leur étude sur « La grande noria et l’aqueduc du vieux méchouar » le 16 janvier 1938 lors d’une conférence-promenade à Fès-Jdid. Le texte de cette conférence et quelques photographies m’ont été donnés par les enfants d’Henri Bressolette.
La communication de MM. Delarozière et Bressolette, relève des objectifs que se sont fixés les « Amis de Fès » dès la création de l’association : prendre une part active aux congrès des Sociétés savantes (art. 4 des Statuts). Ce congrès de 1938 est le premier auquel l’association est représentée.
Après la participation des « Amis de Fès » au Congrès à Rabat les congressistes sont reçus à Fès : à cette occasion Jean Delarozière obtient de l’entrepreneur Belvisi de construire, en moins de quarante-huit heures, une estrade sur la tour ouest de Bab Sebâa et une échelle de meunier pour y accéder. (Notes personnelles d’Henri Bressolette). Les conférenciers peuvent ainsi exposer sur place l’étude de la grande noria et de l’aqueduc destinés à alimenter le Mosara, jardin royal des Mérinides … et les congressistes mieux comprendre la description parfois absconse en l’absence de support visuel !
I – DESCRIPTION D’ENSEMBLE
Le vieux méchouar qui précède Bab Sebâa (Porte du lion), au nord de Fès-Jdid, est bordé à l’ouest par une très haute et belle muraille de béton, derrière laquelle s’étendent les vastes bâtiments de la Makina de Moulay Hassan. Cette muraille, orientée sensiblement sud-est – nord-ouest, peut être prise de prime abord pour un rempart qui relierait la belle tour octogonale de Bab Segma à Bab Sebâa, la grande porte triomphale de Fès-Jdid flanquée de ses hautes tours en échelons. Elle longe le mur ouest de Bab Sebâa et s’avance jusqu’à l’oued Fès, au bord duquel elle s’arrête en éperon. Mais on remarque que ce haut mur était percé d’arcatures aujourd’hui bouchées, qui font penser à l’architecture typique des grands aqueducs. Et en effet, il porte à son faîte un canal, à 20 m environ au-dessus du niveau actuel de l’oued, soit à 17 m au-dessus du sol moyen. Le canal, de 0,45 m par 0,45 m de section, court entre deux murettes de béton.


De plus, une canalisation, en poteries caractéristiques (kadous) vernissées intérieurement en couleur jaunâtre, est posée sur la murette occidentale et noyée dans une maçonnerie de briques. Le canal vient aboutir en s’évasant légèrement à l’éperon qui forme l’about du mur au-dessus de l’oued. Cet éperon, constitué par deux contreforts élevés jusqu’au niveau du canal, affecte, en plan, la forme d’une fourche. La branche orientale de cette fourche porte la trace d’une chape en mortier qui semble bien être le radier d’un petit bassin autrefois entouré de briques. La branche occidentale porte une petite construction de briques qui domine de 3 m environ le canal de l’aqueduc et affecte assez bien la forme d’une corne ; elle porte à sa partie supérieure une petite cuve de 0,95 m de profondeur environ, de 1,05 m de longueur et de 0,85 m de largeur, à laquelle on accède par un escalier de quatre marches. De cette cuve partent trois canalisations en kadous, dont une descend sous l’escalier et va rejoindre, plus bas sur la crête du mur, la canalisation que nous avons signalée précédemment.


Partie centrale de l’aqueduc du méchouar de la Makina. Ces deux photos montrent le petit aqueduc avec ses arcades, l’élargissement du grand aqueduc, le contrefort rapporté décollé du mur, dans la partie haute la niche de la prison aérienne de l’Infant du Portugal et sur le cliché de gauche on remarque les traverses du chemin de ronde couvert. 1938. Bressolette.
1- Emplacement de la noria
L’éperon vient s’appuyer, obliquement, suivant un angle de 30° environ, sur une construction plus basse, de 12 m de hauteur au-dessus du niveau actuel de l’oued, formée essentiellement par deux murs en béton parallèles, très épais (2,50 mètres environ) séparés par un vide de 2 mètres. Ces murs sont réunis seulement à leurs abouts, par de légers arceaux de briques et leurs extrémités sont élégies par des arcs en plein cintre jumelés, de proportions élancées. Vue du dessus, cette construction de 27 m de longueur totale, offre l’aspect d’une fosse rectangulaire très étroite et très profonde. C’est là, dans cette énorme rainure, qu’était logée une gigantesque noria de près de 26 m de diamètre, destinée à élever l’eau de l’oued jusqu’au niveau de l’aqueduc, et, plus haut encore, jusqu’à la petite cuve surélevée. La noria a laissé un témoignage direct, et en quelque sorte vivant de son existence : ce sont les traces, profondes parfois de plusieurs centimètres et larges de 0,30 m environ, que sa jante a gravées par frottement dans les deux parois de la fosse. Ces traces semblent bien établir, en plus de la dimension de la roue, la position de son moyeu un peu au-dessous de l’arase supérieure de la fosse. Par conséquent la moitié supérieure de l’énorme roue était seule visible.

Les murs de la fosse sont recouverts d’épais dépôts calcaires formés par le ruissellement prolongé de l’eau qui retombait en pluie du haut de la noria en mouvement. La roue plongeait dans l’oued, sans doute approfondi à cet endroit de 3 m au moins. L’eau arrivait canalisée dans la fosse et ressortait en aval pour passer sous une des quatre arches du pont fortifié voisin. Le niveau ancien de l’oued était d’ailleurs supérieur au niveau actuel ; il a été abaissé deux fois depuis l’occupation française, notamment il y a une quinzaine d’années lors de la construction du bassin d’accumulation de la compagnie d’électricité dans le jardin de Bou Jloud et il y a trois ans pour l’assainissement du quartier industriel.
La roue dont les dimensions étaient triples de celles des roues élévatoires normales qui existent encore le long de l’oued Fès, devait être construite en charpente comme elles, avec jante creuse recevant l’eau, et ailettes de propulsion. La tradition, ainsi que le rapporte en particulier Monsieur Michaux-Bellaire, dans les Archives Marocaines (Tome XI, 1907), précise que cette roue était en cuivre – il faut comprendre : en bois recouvert de cuivre. De la viendrait peut-être le nom de Bordj En-Nhas* que nous avons entendu donner à une tour voisine. * Nhas : cuivre rouge ; nhaisiya : chaudronniers spécialisés dans la fabrication des ustensiles en cuivre rouge. Ces nhaisiya cohabitent à Fès sur la place Seffarine avec les seffara (de sfar, le laiton ou cuivre jaune).
Il est bien certain que de grands apparaux de charpente devaient être accrochés à l’éperon qui termine l’aqueduc, apparaux nécessaires pour supporter les rigoles en encorbellement destinées à recevoir l’eau qui se déversait des becs de la noria. De multiples traces de scellement, des arrachements de briques semblent correspondre à deux niveaux étagés de rigoles collectrices, auxquels il faut ajouter le niveau de la petite cuve supérieure. Une rangée de dés en briques, alignés sur le bord du mur nord de la fosse, fait supposer l’existence de piliers maintenant ruinés ; leur écartement est à rapprocher de la largeur des arcs d’élégissement signalés précédemment. Peut-être est-ce là la trace d’une ordonnance d’arcatures soutenant les charpentes. Enfin à une époque qui paraît postérieure à la construction, une niche profonde en plein cintre a été creusée dans la masse même du béton, entre les contreforts de l’éperon, au-dessus de la fosse. Un escalier, en partie disparu sous les décombres, descend dans l’épaisseur du mur sud de la fosse.

2 – L’aqueduc
L’aqueduc proprement dit présente, à mi-chemin à peu près entre la tour de Bab Sebâa et la tour de Bab Segma (séparées par une distance de 150 mètres environ) un léger changement de direction, qui semble délimiter deux campagnes de construction successives.
Au sud de la brisure, le mur était percé de grandes baies, aujourd’hui bouchées, en arc brisé outrepassé. Ces baies construites en briques sont inscrites dans un encadrement rectangulaire. Elles ne descendent pas jusqu’au niveau du sol. Elles sont séparées par de puissants contreforts de béton, jumelés de part et d’autre de la masse générale du mur avec laquelle ils font corps ; ils se dressent jusqu’aux trois quarts environ de la hauteur du mur, sont larges de 2,80 m et épais de 1,40 m environ. Le mur, épais de 1,40 m, ne présente ni coupure ni corniche. Fait important : l’arc le plus méridional est presque entièrement aveuglé par la tour occidentale de Bab Sebâa.
Par contre, au nord de la brisure, du côté de Bab Segma, le mur présente une coupure horizontale aux deux tiers environ de sa hauteur. Au-dessous, la paroi de béton épaisse de 0,90 m seulement, présente des baies également bouchées, mais de proportions étroites et élancées, terminées par des arcs de briques en plein cintre, et ne descendant pas jusqu’au sol. Immédiatement sous la coupure existe un petit canal dans l’épaisseur du mur, mesurant 0,22 m par 0,27 m de section. Il est aujourd’hui bouché et invisible, sauf sur la tranche du mur, à l’arrachement, au-delà de Bab Segma. La coupure elle-même est constituée par une corniche de gros moellons en encorbellement, enduite au mortier et moulurée très simplement. La saillie de part et d’autre des parements a permis d’élargir le mur dans sa partie supérieure jusqu’à la cote de 1,40 m qui est celle de la muraille au sud. Les contreforts également jumelés de chaque côté du mur, et sensiblement de même section que les précédents, ont été dressés après coup et viennent épauler par leur sommet la corniche et la maçonnerie qui la domine. Certains de ces contreforts viennent aveugler des arcades. Ce fait, comme le décollement qui s’est produit entre eux et la muraille, prouvent bien que leur établissement a été décidé après la construction du mur et même après le remplissage des baies. Il est à noter qu’au droit des contreforts, des sortes de grandes mortaises ont été creusées alors dans le béton du mur ; ces mortaises remplies par le béton des contreforts étaient certainement destinées à assurer un meilleur épaulement, en liant plus étroitement, à la manière de rivets, les contreforts avec le mur.
D’autre part, si l’on examine attentivement le contrefort élevé au droit de la brisure de l’aqueduc, on constate qu’il est formé de deux tranches dans le sens de la hauteur : une tranche sud qui fait corps avec le mur et une tranche nord qui semble bien l’amorce d’un mur assez mince, orienté perpendiculairement à la direction générale de l’aqueduc : des arrachements très nets à la partie haute ne s’expliquent pas autrement. Le contrefort en question serait donc venu se plaquer contre un retour du mur ancien et même le chevaucher par le haut.
Il y aurait donc, semble-t-il, deux époques de construction dans le tronçon d’aqueduc qui borde le vieux méchouar : d’abord, au nord, une première muraille mince, basse, percée d’arcades étroites et portant un petit canal à son faîte. À peu près au milieu du méchouar il semble bien que cette muraille se retournait en équerre, dans une direction transversale. À une époque ultérieure, on aurait monté, en partant de l’oued, la partie méridionale de l’aqueduc sur de nouvelles données : plus d’épaisseur, plus de hauteur, de grandes arcatures et de gros contreforts. On aurait alors surélevé le tronçon septentrional – qui ne se trouvait d’ailleurs pas dans le même alignement – en élargissant le mur existant, trop mince, par l’artifice d’une corniche. Ce mur se trouvant alors surchargé, on vit la nécessité, pour l’épauler, d’établir des contreforts semblables à ceux du sud, et à la même équidistance, sans tenir compte de leur situation par rapport aux arcatures existantes.
La belle tour octogonale de Bab Segma, qui est la survivante de deux tours jumelles encadrant une grande porte, semble avoir été établie postérieurement à l’aqueduc, qu’elle chevauche en quelque sorte. C’est ce que laisse supposer la position particulière de quelques traces d’enduit. Au-delà de cette tour, l’aqueduc se prolongeait en terrain découvert, ainsi que le prouvent l’arrachement qui en subsiste, et deux substructions en béton placées sur le même alignement, l’une tout contre la base de la tour jumelle, ruinée ou inachevée, l’autre à 75 mètres dans un champ. Cette dernière présente la souche de deux contreforts de part et d’autre d’un tronçon de mur. L’alignement de ces vestiges est légèrement oblique vers l’ouest par rapport à celui des murailles précédentes. Il semble se diriger vers des massifs de béton assez importants situés à 120 mètres environ de l’angle nord-ouest de la casbah actuelle des Cherardas.

II – DATES DE CES CONSTRUCTIONS
Nous avons pu dater avec précision la construction de la grande noria et par déduction, celle de l’aqueduc qu’elle alimentait.
1° La tradition populaire est unanime à attribuer ces ouvrages aux Beni Merin.
2° L’étude même des lieux permet de donner une première approximation de date. Si l’on examine la jointure de l’aqueduc et de la tour ouest de Bab Sebâa on remarque que la tour est postérieure à l’aqueduc : d’abord le béton de la base de la tour est venu déborder dans l’arcature sud de l’aqueduc qui se trouve ainsi aveuglée ; au niveau de l’aqueduc, le mur ouest de la tour repose sur la murette est de l’aqueduc, réduisant ainsi d’un tiers la largeur de celui-ci. Des fissures très apparentes de part et d’autre de la tour, tant au nord qu’au sud, prouvent de façon indiscutable que la tour est venue s’appuyer sur l’aqueduc existant déjà. Or, comme d’après le Roudh El Qirtas (Traduction Beaumier, page 563) cette porte « située devant le pont de la ville nouvelle de Fès » fut construite sur l’ordre du Sultan Abou Saïd en 715 H. -1315 J.-C., l’aqueduc remonte nécessairement à une date antérieure à 1315 de notre ère.
3° Des textes précis permettent de dater avec exactitude la noria :
a – Le Roudh El Qirtas mentionne (page 569) qu’en 685 H. (1286 J.C.) fut construit le grand « Moulin » sur le fleuve de Fès (traduction Beaumier).
b – Le Kitab El-Istiqça (Mérinides, page 146) donne les renseignements suivants : « En 685, fut construite la grande noria sur l’oued Fès. Les travaux commencèrent en Redjeb (août/septembre) et la noria fonctionna dans le mois de Safar de l’année suivante ». (Traduction Ismaël Hamet).
c – Un passage de l’Ihata d’Ibn al Khatib, cité par M. Colin (Hesperis, 1933, tome XVI, pages 156-157, note sur l’origine des norias de Fès) permet de préciser le nom de l’ingénieur : « Muhammad Ibn Ali Abd Allah Ibn Muhammad, connu sous l’appellation d’Ibn al Hagg et dont l’aïeul était originaire de Séville comptait parmi ceux qui connaissaient bien les appareils mécaniques (al hyal al handisiya) ; il était au courant de la construction et de l’emploi de la grosse machine de guerre (al alat al harbiya el qafiya). Il se transporta à Fès sous le règne d’Abu Yusuf al Mansur, fils de Abd el Haqq et construisit pour lui la roue hydraulique (dulab) telle qu’elle existe aujourd’hui à la Nouvelle Ville de Fès, siège du Gouvernement. Elle est d’un grand diamètre et sa portée comme sa circonférence sont considérables ; elle comporte un grand nombre d’augets (akwab, litt. seaux de bois) et son mouvement est mystérieux, si bien qu’elle constitue l’un des monuments vers lesquels se dirigent des théories de visiteurs. Muhammad Ibn al Hagg travailla aussi à l’arsenal de Salé ; puis après la mort de son père il se transporta à la cour du deuxième Sultan nasride. Mais ce dernier ayant été déposé à la suite d’une révolution, Ibn al Hagg se réfugia au Maroc et s’attacha à la personne du prince mérinide Umar, fils du fameux sultan Abu Said Utman Ibn Yacoub. Le prince Umar s’étant soulevé contre son père fut battu par celui-ci en 714 (1314-1315) et Ibn al Hagg, qui était avec lui, périt dans la défaite. Il mourut à Fès-Jdid dans la première décade du mois de chaban 714 (mi-novembre 1314). »
Ce texte appelle une remarque : Ibn al Khatib signale que cette roue fut construite pour Abu Yusuf al Mansour, fils d’Abd el Haqq. Or ce prince mourut à Algésiras le 20 mars 1286 ; les travaux de construction de la roue ne commencèrent qu’en août-septembre de l’année 1286 et furent terminés en mars-avril 1287. Par suite, il faut admettre que si le premier grand Sultan Mérinide Abu Yusuf Yacoub, fils d’Abd el Haqq, donna l’ordre de construire cette roue, ce fut son fils Abu Yacoub Yusuf qui réalisa son projet après la mort de son père en 1286.
En tout cas, aussi bien l’étude des lieux, que le rapprochement des textes semblent imposer la conclusion suivante : cette gigantesque noria de 26 m de diamètre, 2 m de large, qui a laissé ses traces dans la pierre autant que dans l’imagination populaire semble bien être la noria de 685 H., œuvre sinon du fondateur de Fès-Jdid, du moins de son fils. Comme le texte cité par M. Colin le prouve, ce furent les Mérinides qui les premiers importèrent à Fès la roue hydraulique. Ce fait n’a rien d’étonnant. Les campagnes d’Abu Yusuf Yacoub en Espagne lui révélèrent dans ce pays la technique de la roue hydraulique. D’autre part la fondation de Fès-Jdid sur le plateau posait le problème de l’élévation de l’eau, problème que le relief avait résolu de lui-même pour la cité de Moulay Idriss. La construction de Fès-Jdid eut donc pour conséquence directe l’introduction à Fès de la roue élévatoire, familière depuis longtemps à l’Espagne et à la Syrie. En effet, dix ans à peine séparent la fondation de Fès-Jdid (1276) de la construction de cette grande noria (1286-1287).
III – BUT DE CES TRAVAUX : ADDUCTION D’EAU
Quelle était la destination de travaux aussi importants ?
Certains ont prétendu que cette roue élévatoire était destinée à alimenter en eau le Bordj Nord. Cette tradition a notamment été rapportée par Monsieur Prosper Ricard dans le Guide bleu du Maroc. Il ne semble pas qu’elle soit exacte : à l’origine tout au moins la destination de cette noria fut tout autre. Si vraiment cette roue élévatoire remonte à la fin du XIIIe siècle, elle n’a pu être construite pour alimenter le Bordj Nord qui n’existait pas encore et ne fut élevé que trois siècles plus tard par le Saadien Ahmed El Mansour. Les recherches que nous avons effectuées nous ont conduit à la conclusion que dans la pensée des Souverains Mérinides, cette adduction d’eau répondait à une triple nécessité.
1° Au jardin royal : nous avons dit que l’aqueduc semblait atterrir vers des massifs de béton assez importants situés à 120 mètres environ de l’angle nord-ouest de la casbah actuelle des Cherardas. Les vestiges qui en subsistent semblent bien indiquer qu’il y eut à cet endroit un bassin de répartition de l’eau amenée par l’aqueduc. En tout cas, nous avons relevé les traces extrêmement nettes d’un aqueduc secondaire qui, partant de ce bassin, se dirigeait vers le sud puis s’infléchissait légèrement vers l’ouest pour se terminer à environ 300 mètres de là dans le cimetière qui se trouve à l’ouest de la casbah des Cherardas dans l’angle compris entre la route de Meknès et la route du tour de Fès. Le canal de l’aqueduc est bien conservé sur une longueur de 5 mètres environ ; sa largeur était d’environ 20 cm. La direction générale de ce petit aqueduc, son peu d’élévation au-dessus des terrains environnants montrent qu’il était destiné à l’irrigation. Tout le terrain occupé aujourd’hui par le cimetière de Bab Segma était à l’origine un jardin. D’autre part, dans cet espace immense qui s’étend jusqu’à la prison civile actuelle, espace qui est occupé par le cimetière et un terrain vague en contre-bas, nous avons relevé trois grands bassins carrés. Le plus grand a 46 mètres de côté (dimension intérieure) avec des murs de 4 mètres d’épaisseur. Les deux autres bassins sont agrémentés de constructions qui semblent témoigner d’une recherche de composition architecturale. L’un deux, celui qui est situé le plus prêt de la Mçalla, présente des particularités si curieuses dans l’arrivée et la répartition de l’eau qu’il semble bien avoir été un bassin d’agrément plutôt qu’un réservoir destiné à accumuler l’eau d’irrigation. Or nous lisons dans l’ouvrage d’Ibn Allah Al Omari intitulé Masalik el Absar fi Mamalik el Amsar, à la page 156 de la traduction Gaudefroy-Demombynes : « Sur le cours de l’oued Fès on voit la célèbre noria qui élève l’eau jusqu’au jardin royal, appelé El Mosara. C’est un jardin magnifique qui renferme un superbe pavillon à coupole ; il est hors de la ville neuve. Cette noria est célèbre ; elle est passée en proverbe et la rue en bavarde. »
Il semble donc bien que cette noria fut destinée à alimenter en eau aussi bien les pavillons qu’à irriguer les plantations de cet immense jardin.

Plan d’ensemble du jardin royal/impérial El Mosara alimenté en eau par la noria 1938. Delarozière.
2° Au ribat de Bab Guissa : toutefois il n’est pas impossible qu’une branche d’aqueduc se soit détachée du bassin de répartition à l’angle de la casbah des Cherardas pour se diriger vers la colline d’El Qolla où se dressent encore aujourd’hui les tombeaux des Mérinides. La tradition populaire, confirmée par les dires de lettrés fassis, comme le Cheikh Kittani, attribue aux Mérinides l’édification d’une ville ou plus exactement d’une sorte de « ribat »(petite forteresse) dans la région des tombeaux actuels, au Nord-Ouest de Bab Guissa. Il y aurait eu jadis non seulement une mosquée, dont on voit encore les ruines, mais encore des thermes désignés sous le nom de « hammam el ghoula » (le bain de l’ogresse). L’eau nécessaire à ce centre ne pouvait provenir d’un autre point que de l’oued Fès, grâce à ce canal de dérivation. Mais si la différence de niveau rend possible cette adduction d’eau, nous devons avouer que nous n’avons pu retrouver avec exactitude aucune trace certaine de ce canal. En tout cas, l’importance de ces travaux d’hydraulique semblerait confirmer cette hypothèse.
3° Sur les murailles : enfin nous avons indiqué à propos de la noria qu’il y avait trois niveaux étagés de rigoles collectrices. La rigole inférieure qui était supportée par deux pans de murs d’une dizaine de mètres de longueur chacun, de part et d’autre de l’axe de la roue, devait avoir un débit considérable étant données les dimensions de la noria. Nous avons relevé en outre à la hauteur de cette rigole de nombreux départs de « kadous ». Une canalisation collectrice descend verticalement le long de la paroi centrale entre les deux contreforts. L’état des lieux ne nous a pas permis de retrouver la direction de ces diverses canalisations. Il est à supposer que ces conduites étaient destinées à alimenter en eau non seulement des fontaines et des mosquées, mais encore les tuyaux en poterie qui couraient tout le long des remparts, dans une saignée pratiquée sous le chemin de ronde.
Nous n’avons pu déterminer l’utilisation de ces conduites, mais leur existence est révélée par les coupures qui ont été pratiquées dans la muraille, notamment au Dispensaire de Bab Boujat. D’ailleurs, Léon L’Africain ne dit-il pas, tome II, page 178 : « Au-dehors d’icelle (la cité de Fès-Jdid) furent faites certaines grandes roues sur le fleuve, pour épuiser l’eau d’icelui et la jeter sur les murailles, là où il y a quelques canals par où elle s’écoule et prend son cours aux palais, temples et vergers… ».
À son tour Marmol donne la même indication, tome II, page 174 : « Hors des murs du Nouveau Fès, on élève l’eau de la rivière avec des roues qui portent l’eau au-dessus des murs, qui se répand de là dans les palais, les bains et les jardinages de toute la ville. »
À l’époque à laquelle Léon l’Africain et Marmol visitèrent Fès, il y avait donc plusieurs roues pour élever l’eau de l’oued Fès, tandis qu’au début une noria aussi importante que celle que nous venons de décrire pouvait répondre à elle seule à de multiples besoins. Si les roues ordinaires de la dimension de celles que l’on voit aujourd’hui pouvaient suffire aux besoins de l’irrigation, il est par contre incontestable que seule cette grande noria permettait d’obtenir un niveau capable de conduire l’eau jusqu’au bassin supérieur situé sous la Mçalla ainsi qu’au centre urbain édifié près de Bab Guissa.
La tradition veut que Moulay Ismael ait fait détruire cette roue dont le gémissement nocturne lui était insupportable ; mais cette démolition est également attribuée à divers autres souverains. Actuellement il est impossible de retrouver aucun vestige de la charpente elle-même, et seules les traces inscrites sur les parois de la fosse ont conservé jusqu’à nous ses dimensions exactes.

IV – UTILISATIONS POSTÉRIEURES DE L’AQUEDUC
Après la démolition de la roue, le mur de l’aqueduc se prêta à des utilisations diverses :
1° Chemin couvert : La tradition orale veut qu’un chemin couvert ait couru tout le long de ce mur, entre Bab Sebâa et Bab Segma et même au-delà de la casbah des Cherardas. L’étude du sommet du mur confirme cette tradition. À partir de l’angle nord-ouest de la tour de Bab Sebâa, et tout le long de la muraille jusqu’à Bab Segma des encoches ont été pratiquées dans le béton de l’aqueduc. Ces encoches distantes l’une de l’autre de un mètre environ étaient destinées à recevoir des solives de bois à la manière de traverses de rails. Des entailles pratiquées à chaque extrémité de ces traverses semblaient préparées à recevoir des montants. D’autre part la face nord de Bab Segma porte encore, juste au-dessus de la porte située au niveau de l’aqueduc, des traces très nettes d’une voûte. Traces et traverses ne se comprennent que pour ménager un chemin couvert. Quatre de ces traverses subsistent encore ; elles coupent le canal transversalement en son milieu et reposent sur un lit de mortier qui obstrue complètement le canal de l’aqueduc. L’établissement de ce chemin couvert ne date donc que de l’époque où la roue cessa de fonctionner et où le mur cessa d’être utilisé comme aqueduc.

2° Parapet pour fusils : Une utilisation postérieure de ce mur comme rempart se révèle dans la construction de parapets. Ce parapet qui subsiste sur une dizaine de mètres de longueur est constitué par une mince paroi en briques dans laquelle de petites meurtrières pour fusils ont été ménagées. Il est à noter que jamais ce mur ne fut couronné de créneaux comme les autres murs du méchouar. L’accès de ce mur, aussi bien chemin couvert que mur de défense, se faisait par l’intérieur de la tour ouest de Bab Sebâa. Une porte aujourd’hui bouchée s’ouvrait au niveau du plancher intermédiaire de la tour et donnait directement accès à la muraille.
3° Façade de la Makina : Dans son état actuel cette magnifique muraille sert de façade au vaste bâtiment de la Makina de Moulay Hassan. L’architecte de cet édifice a utilisé une des grandes arcatures pour la porte d’entrée ; les deux contreforts qui encadraient cet arc ont été surélevés et ornés chacun d’une grappe de boulets en pierre. Une porte monumentale a été construite avec imitation de pierres de taille. Enfin une corniche est venue couronner cet ensemble monumental au risque de déparer la magnifique unité de cette muraille. C’est sans doute à la construction de la Makina qu’il faut faire remonter le rebouchage des arcs qui n’avaient pas encore été aveuglés par les contreforts de l’aqueduc. Enfin, des portes, des fenêtres ont été pratiquées dans la façade depuis que la Makina a été transformée en magasin d’habillement et en locaux industriels à divers usages.

V – CONCLUSION
Malgré ses utilisations successives plus ou moins heureuses, le mur ouest du vieux méchouar reste encore une splendide muraille. Sans doute ses arches maintenant aveuglées ne lui confèrent plus l’élégance de l’ancien aqueduc, mais sa hauteur imposante parle encore avec force à l’imagination.
Devant la grandeur monumentale de pareils travaux, on ne peut se défendre d’un sentiment d’admiration pour la largeur de vues de ces premiers souverains Mérinides. Cette noria et son aqueduc appartiennent bien à la même conception grandiose de ces fondateurs qui dotèrent Fès-Jdid de ses enceintes crénelées, de ses tours altières, de ses immenses greniers. Comme l’a écrit Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes (Traduction De Slane, page 359) : « Les monuments laissés par une dynastie doivent leur origine à la puissance dont cette dynastie disposait à l’époque de son établissement. Plus cette puissance fut grande, plus les monuments, tels que les édifices et les temples, sont vastes. Nous disons qu’il y a un rapport entre la grandeur des monuments et la puissance de la dynastie naissante. En effet, il faut pour les achever le concours d’une multitude d’ouvriers ; il faut réunir beaucoup de monde pour aider aux travaux et pour les exécuter. Si l’empire a une vaste étendue et renferme beaucoup de provinces ayant une nombreuse population, on peut tirer de toutes les parties du pays une foule immense d’ouvriers. Alors on parvient à élever des bâtiments énormes. »
Aux autres témoignages de la puissance de l’empire mérinide à ses débuts, les travaux d’hydraulique ajoutent aussi le leur, éclatant.

LES CONFÉRENCIERS
Jean DELAROZIÈRE
Jean Delarozière est architecte-urbaniste et responsable du Plan de la ville de Fès. Architecte diplômé par le gouvernement, médaillé d’or de la Société des Artistes français, diplômé d’études supérieures pour la connaissance et la conservation des monuments anciens, Jean Delarozière arrive à Fès à l’automne 1937 comme boursier de la Casa Velasquez.
En effet en raison de la guerre civile en Espagne et de la destruction des locaux à Madrid de la Casa Velasquez, des pourparlers ont été engagés avec le général Noguès, Résident général de France au Maroc, pour un transfert provisoire de la Casa Velasquez au Maroc. C’est Fès qui accueillera les pensionnaires dans les « ateliers d’artistes », ensemble dédié aux artistes à Bou Jloud.
Delarozière se propose d’étudier pendant son séjour – dont il ignore alors la durée – l’architecture des monuments de l’époque mérinide et dès 1938 il expose dans le vestibule d’honneur de la salle des anciens Services Municipaux, une « restitution » de l’entrée principale du palais impérial des Mérinides à Bab Sbâa : il a retrouvé, en compagnie d’Henri Bressolette, sur les vieilles murailles du méchouar toutes les traces de la gigantesque noria, dont la roue avait 26 mètres de rayon, et qui élevait l’eau de l’Oued-Fès dans le palais.
À la même époque il étudie « Habs Zabbala » l’ancien silo à grains des Mérinides (sorte de réserve de guerre) ; cet énorme monument a fait l’objet d’une visite des « Amis de Fès » avec une conférence sur les lieux. Delarozière a l’intention de continuer l’étude complète du vieux Fès-Jdid des Mérinides, étude qu’il effectue dans le cadre des « Amis de Fès » avec Henri Bressolette. Lorsque, à l’été 1939, les boursiers de la Casa Velasquez quittent Fès pour retourner à Madrid, Jean Delarozière reste à Fès comme architecte de la ville.
Artiste-peintre à ses heures, il est aussi membre des « Amis de Fès » dont il est un conférencier très apprécié.
Enfin de manière plus anecdotique, l’épouse de Jean Delarozière, Simone Lorimy-Delarozière, boursière de la Casa Velasquez, arrivée elle aussi à Fès en 1937, a réalisé les fresques du chœur et des chapelles latérales de l’église St François d’Assise de Fès.
Henri BRESSOLETTE
Claude et Jean Bressolette, fils du conférencier ont rédigé cette biographie de leur père, Henri Bressolette (1906 -1991).
« Professeur agrégé, Henri Bressolette a fait ses études secondaires au collège de Thiers, en Auvergne, puis il fut élève au Lycée Louis-le-Grand à Paris. En qualité de lecteur de français, il passa trois ans à l’Université de Bloomington, dans l’Indiana, aux États-Unis. Fort de cette expérience enthousiasmante, outre-Atlantique, il eut du mal à se réhabituer à la France, et, une fois son service militaire achevé à l’École de Cavalerie de Saumur, il opta pour un pays neuf, en l’occurrence le Maroc.
C’est ainsi qu’il a passé trente-quatre ans, de 1932 à 1966, à Fès principalement, puis à Meknès, avant de prendre sa retraite à Montpellier.
Pédagogue né, Henri Bressolette savait intéresser ses élèves et leur communiquer sa passion pour le français, le latin, le grec et l’anglais. De 1932 à 1940, il enseigna au collège Moulay Idriss de Fès. Il fut l’un des pionniers pour l’enseignement du latin à de jeunes Marocains. En 1940, au début de la guerre, il voulut se consacrer à la jeunesse française et fut nommé au Lycée de Fès. Étant donné sa bonne connaissance de l’anglais, il fut, en 1943/44 officier de liaison auprès de l’armée américaine qui avait débarqué au Maroc en novembre 1942. Il perdit sa première épouse, décédée en août 44.
Suivirent quinze ans hors de l’Instruction Publique (terme de l’époque).
Son option politique, les dénonciations et les jalousies de collègues, dans le climat passionné de l’époque, entrainèrent sa révocation. Pendant quinze ans, il vécut de leçons particulières pour nourrir sa famille (4, puis 6 enfants), avec l’aide de sa seconde femme. Il lutta avec courage et persévérance pour sa réintégration : le Conseil d’État cassa les décisions et il fut réintégré en 1959. Nommé au Lycée de Meknès, il enseigna jusqu’en 1966.
Passionné par tout ce qu’il entreprenait, Henri Bressolette s’enthousiasma pour la ville de Fès. Doué du sens de l’organisation, membre actif d’une association de recherche que fut Les Amis de Fès, il produisit des articles, des études, fit des conférences en salle et des conférences-promenades, sur le terrain, sans oublier les conférences en anglais devant un public américain, en visite au Maroc. Sa période de prédilection fut celle de la dynastie Mérinide (1270-1550) et la création de Fès-Jdid, création mérinide.
Henri Bressolette a laissé un souvenir durable tant auprès de ses anciens élèves que de son auditoire, assidu à ses conférences. Subsistent ses différents écrits, rassemblés dans le livre À la découverte de Fès (L’Harmattan). Les personnes intéressées pourront, en le lisant, approfondir leur connaissance et leur amour de cette belle ville de Fès. »
J’ajoute, à cette biographie, qu’Henri Bressolette, secrétaire général de l’association des « Amis de Fès » de 1935 à 1956, date de la dissolution de l’association, créera en 1958, à la demande de Mohammed Benchekroun, président du Syndicat d’Initiative de Fès, avec d’anciens membres actifs des « Amis de Fès », l’association « Tourisme et Culture » dont il sera le président et qui poursuivra, jusqu’en juin 1960, l’œuvre des « Amis de Fès ».
Sur le rempart du méchouar : Le rempart de la Makina
Sur l’Infant du Portugal dont j’ai signalé la niche de sa prison aérienne sur le rempart : L’infant Don Fernando du Portugal