Image à la une : Piste buissonnière au nord de Fès. Cliché 2010.

Je viens de lire « En reconnaissance au Maroc. Sur les pas de Charles de Foucauld  explorateur » de Jean de Marignan aux éditions du Cerf (Juin 2023).

Charles de Foucauld en 1883, déguisé en rabbin, parcourt le Maroc pendant une année et tout au long de son voyage prend des notes sur « un cahier de 5 centimètres carrés » avec un « crayon long de 2 centimètres ». À son retour, en 1885, il présente le rapport de son exploration à la Société de Géographie de Paris qui lui décerne la Médaille d’or. Il publie en 1888 « Reconnaissance au Maroc », ouvrage de près de 500 pages illustrées d’une centaine de dessins d’après les croquis réalisés pendant son périple.

Jean de Marignan met ses pas dans ceux de Charles de Foucauld dont le récit du voyage avec « les noms des oueds, des vallées, des villages et toute la toponymie des endroits remarquables » lui permet de reconstituer son itinéraire. En suivant Foucauld, presque pas à pas, de Marignan tente de cerner les motivations de Foucauld pour entreprendre ce voyage au Maroc, pourquoi s’est-il déguisé en rabbin ?, cet officier démissionnaire de l’armée était-il explorateur ou espion ? Il essaye de comprendre les jugements particulièrement sévères de Foucauld sur les Juifs « J’écris des Juifs du Maroc moins de mal que je n’en pense ; parler d’eux favorablement serait altérer la vérité » et analyse son admiration  pour l’Islam et les Musulmans.

Pour Jean de Marignan au cours de cette exploration du Maroc par Ch. de Foucauld,  se joue la découverte de l’Islam, du désert, de la pauvreté, de la vulnérabilité, de l’abandon, de la dépendance. « Comment ne pas y voir une matrice de ce qui l’animera désormais ? Sur ce point il faut rétablir une vérité trop longtemps négligée : Charles de Foucauld n’a pas cessé jusqu’à sa mort de vouloir revenir au Maroc. C’est de sa vie entière dont il question dans ce voyage de jeunesse. »

Jean de Marignan suivant l’itinéraire de Foucauld au Maroc m’a rappelé un article de Pierre Bach, en 1952, dans le Courrier du Maroc où il évoquait l’historique des vieilles pistes qui de Fès conduisaient vers Tanger ou Tétouan en franchissant au départ les monts du Guebgueb ou du Zalagh. La plus ancienne par le Djebel Guebgueb et Hadjra Chérifa a été utilisée par Ch. de Foucauld qui fit le trajet, en sens inverse, en juillet 1883.

Les alentours de Fès. Pierre Bach

Vous qui sillonnez en auto les routes entourant Fès, avez-vous jamais remarqué que d’autres voies plus modestes et moins praticables rayonnent autour de la capitale du Nord ? Ce sont les anciennes pistes, dont certaines ont connu une relative splendeur en des temps révolus. Par exemple, la fameuse « Route des Ambassades » qui était représentée par les pistes en direction de Tanger : la plus récente, par Douïet, l’ancienne par le Djebel Guebgueb et Hadjra Chérifa, d’ailleurs encore utilisée par de Foucauld.

Cette dernière partait de Bab Guissa et par le Kem-Kem Slag (parfois orthographié Kamkoum Slougui) et le Khendek Derouagh, gagnait le col  de Arkat el Msajine, passait au-dessous du douar Aïn-Roummane, (source du grenadier ) remontait l’Oued el Araïche, puis se dirigeait vers le Souk el Arba et de là, vers Hadjra Chérifa. Une variante – celle que suivit Charles de Foucauld et qu’il a décrite – escaladait le Djebel Guebgueb jusqu’aux Bouib er Rih, passait au-dessus du douar Aïn-Roummane, puis rejoignait le précédent itinéraire sur l’Oued el Araïche.

Parvenus à Hadjra Chérifa, les voyageurs se trouvaient devant un gué facile de l’Oued Sebou. Après l’avoir franchi, ils se dirigeaient vers la « Karia » de Ba-Mohamed, puis vers un gué de l’Ouergha.

Détail du feuillet n° XV Fès Ouest d’une carte du Maroc au 200 000ème levée entre 1913 et 1915. Fès est en bas à droite. Sur la partie gauche, en bas surligné en vert le douar d’Aîn-Roummane ; au même niveau, sur la partie droite , Sidi Ahmed el Bernoussi nous permet d’avoir un repère plus familier ! Sur la partie supérieure gauche, en bas à droite, surligné en vert le douar de Kerkafi, gîte d’étape et au-dessus Souk el Arba. En haut à gauche Hadjra Chérifa, avec au-dessus le gué sur le Sebou.

Entre Fès et Hadjra Chérifa, un gîte d’étape se trouvait à côté de Souk el Arba : c’était le gros douar Kerkafi. Et comme la piste passait à un kilomètre du souk et du douar, pour les voyageurs qui ne s’arrêtaient pas on avait construit sur la piste même un petit édifice où trois niches contenaient des jarres, attachées pour éviter le vol, qui étaient régulièrement remplies d’eau par les habitants du douar. À l’époque de notre occupation militaire, ce gîte d’étape fut longtemps maintenu, et une pièce, construite au douar, pour abriter les passagers.

Arrêtons-nous un instant pour lire la description que fait Charles de Foucauld de son trajet de l’Oued Sebou à Fès en juillet 1883 :

  • Vers 3 heures et demie, nous atteignons la vallée du Sebou, moins large que celle de l’Oued Ouerra (Foucauld arrive du Nord). Un double talus à pente très raide en limite le fond de chaque côté. Ce fond est en partie sablonneux : on y voit peu de cultures mais il y a des pâturages avec plusieurs grands douars ; au milieu coule, en serpentant beaucoup, l’Oued Sebou. La largeur moyenne paraît en être de 60 mètres, la profondeur d’un mètre ; il coule entre deux berges de terre de 3 à 4 mètres de haut ; les eaux en sont moins claires que celle de l’Oued Ouerra, mais le courant est extrêmement rapide ; nous profitons pour le passer d’un gué où il prend une grande largeur et se divise en trois bras : dans les deux premiers je trouve une profondeur de 50 centimètres environ ; dans le troisième, large de 50 mètres, une profondeur de 70 centimètres ; le lit est formé de gros galets. Nous faisons halte dans un douar, sur la rive gauche du fleuve, tout près d’un rocher isolé, Hadjra ech Chérifa, qui donne son nom à ce lieu. Ici encore mes compagnons font une pêche abondante. De l’Oued Ouerra à l’Oued Sebou je n’ai traversé que des ruisseaux.
  • De Hadjra ech Chérifa à Fâs, le pays est d’une richesse extrême ; ce ne sont que cultures, villages, jardins, plantations de vignes et d’oliviers ; quelques ravins sont boisés ; peu de places incultes, celles que l’on voit sont couvertes de jujubiers sauvages et de palmiers nains ; la nouara hebila a entièrement disparu. Peu d’eau courante, mais des sources et des puits. (Les « nouara hebila » sont de larges fleurs blanches avec une tige de 1,20 à 1,40 m de hauteur, qui poussent sans culture, de manière très serrée, formant de vastes champs blancs. Elles ne servent, une fois sèches, qu’à allumer le feu ou à construire des huttes).
  • (Foucauld arrive à Fès par le massif du Guebgueb) Nous nous mettons à gravir cette montagne, le sol reste terreux, mais le chemin, en pente très raide, devient difficile. La fatigue de la route est compensée par la beauté du paysage : autour de soi on ne voit que vastes plantations de vignes et d’oliviers, s’étendant sur tout le flanc de la montagne et en couronnant le faîte. À midi, j’atteins le col, situé presque au niveau des sommets du massif. De là, on jouit d’un spectacle merveilleux : à droite, le Terrats (Tghat) et le Zerhoun ; à gauche l’arête rocheuse du Zalagh ; en avant, bornant toute l’étendue de l’horizon, une ligne confuse de montagnes lointaines que dominent la haute cime du Djebel Riata et les crêtes neigeuses du Djebel Beni Ouaraïn ; au milieu de cette ceinture grandiose, au pied même du Guebgueb, apparaît Fâs, émergeant comme une île blanche de la mer sombre de ses immenses jardins.

Djebel Tghat, depuis le massif du Guebgueb. Cliché 2017

Revenons au texte de Pierre Bach :

Cette route de Tanger est la plus ancienne. Elle est déjà décrite par El Bekri, en 1050 de notre ère. Elle continuait vers le Nord en suivant les contreforts du Rif.. Plus tard, la sécurité devenant incertaine à proximité de la montagne la route s’écarta vers l’Ouest, vers Basra, plus tard Souk el Arba du Gharb. Mais celle-ci est la véritable, l’ancienne route du Nord. Son tracé était commandé par le gué de Hadjra Chérifa.

Assez accidentée, cette piste traversait une contrée riche. Elle évitait la solitude désolée du Mellah Ben Zerzour – et ne connaissait que les olivettes  du Guebgueb, les vignes de l’Oued el Araïche, les puits des douars jalonnant son parcours. Dominée par les azibs de paisibles fellahs, elle présentait, avant le Protectorat, une certaine sécurité.

Entre Kasba ben Debab, l’Arkat el Msajine et l’Oued el Araïche l’ancien tracé de cette piste va être emprunté de près par une route actuellement en construction. Mais le chemin le plus touristique est évidemment celui, uniquement muletier, qui passe par Bouib er Rih et l’Aïn-Roummane. Surtout si l’on s’arrête à l’Aïn-Sania, où un palmier s’érige au milieu de la forêt d’oliviers que parcourent après chaque pluie, de petites cascatelles. De là, la vue s’étend sur Fès et l’Atlas, dominée par le roc du Zalagh qui prend au soleil couchant et sur sa face nord-ouest des teintes comme on n’en trouve que sous le ciel d’Afrique.

Cette piste ancienne est maintenant remplacée par la Route du Nord, ou route d’Ouezzan, construite pendant la guerre du Rif pour desservir les postes militaires couvrant Fès sur les crêtes. Cette route, très touristique par les beaux points de vue que l’on y découvre, escalade le Zalagh en détachant à droite la piste muletière de Bab Bouchtata et la piste auto-cyclable aménagée par le Cercle de Fès-Banlieue, malgré les pluies qui la ravinent tous les ans, pour atteindre la face nord du Zalagh à proximité de la balise géodésique. Elle franchit le col du Zalagh, passe au-dessus de Sidi Ahmed el Bernoussi, dessert la maison cantonnière d’Aïn- Beïda, le col de Bouib er Rih, l’Aïn-Lhaïdj, l’Oued Ben Azzaba, le Mequem (ancien gîte d’étape militaire), le Djebel Haloui, l’Aïn Habra, le souq Sebt, puis descend dans la vallée du Sebou qu’elle franchit à la cantine du Pont du Sebou. Elle est environnée de riches olivettes et de douars alimentés par des sources de montagne très fraiches.

Sidi Ahmed el Bernoussi. Cliché 2017

Une piste, très ravinée à chaque pluie d’hiver et très difficilement praticable suit le cours du Sebou au pied des monts que traverse la route. Elle se détache du Tour de Fès au pont dit Portugais, passe par l’Usine Électrique de Fès-Aval, coupe le cours inférieur du ruisseau formé par une source thermale chaude, franchit sur un ponceau l’Oued Marada, et par les douars de Betoum, Kherissyne et El Arsa se dirige vers le souk Tnine de l’Oulja, qu’elle atteignait autrefois en franchissant le Sebou sur une passerelle. Cette dernière a été récupérée par le Service du Génie et maintenant cette piste remonte du douar El Arsa au Souk Sebt, sur la Route du Nord d’où une piste la prolonge jusqu’au Souk el Arba. Le long du Sebou, cette piste, lorsqu’elle est praticable, dessert les riches « ouljas », petites plaines formées par les alluvions de l’oued partout où la friabilité des marnes helvétiennes lui a permis d’élargir sa vallée.

Tout ce pays, raviné, difficile d’accès, demeuré spécifiquement marocain, est fort beau, mais lent à parcourir. Il présente à proximité de Fès des aspects du véritable bled, qui d’ailleurs sont probablement appelés à reculer devant les routes à mesure qu’elles se développeront.

Les alentours de Fès, vers le nord.

À lire :

Vicomte Ch. de Foucauld. Reconnaissance au Maroc. 1883-1884. Sociétés d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales. 1888. Nouveau tirage 1934 ou en ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k200835s/f1.item (version intégrale dans les deux cas)

Publié également aux éditions L’Harmattan Collection Les Introuvables 1998. Vicomte Ch. de Foucauld. Reconnaissance au Maroc. 1883-1884. Seule la 1ère partie a été rééditée, il manque la 2ème partie et l’appendice avec en particulier le chapitre sur Les Israélites du Maroc.

Jacques Ladreit de Lacharrière. Au Maroc en suivant Foulcauld. Sociétés d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales. 1932. Également en ligne https://www.cemaroc.com/t155-au-maroc-en-suivant-foucauld

Jean de Marignan. En reconnaissance au Maroc. Sur les pas de Charles de Foucauld explorateur. Les éditions du Cerf. Juin 2023

Voir aussi : Quand Charles de Foucauld s’installait au Mellah de Fès : juillet-août 1883 et Les carnets de route du Père de Foucauld