Image à la une : Prière à la Msala le jour de l’Aïd. 1911. Bringau photographe.

Texte de Mohamed ben Abdelaziz. Maroc-Monde. Juillet 1952

Sais-tu ce qu’est le Ramadan ? C’est le neuvième mois de l’année arabe plutôt de l’année musulmane. Mais c’est un mois qui n’est pas comme les autres, il est à l’année ce que le vendredi est à la semaine. Une période de repos ? Non, ou pas tout à fait. C’est une période d’adoration, d’élévation de l’âme et d’entraînement à la perfection. C’est en effet le temps où tout musulman doit obligatoirement jeûner.

Jeûner consiste pour le musulman ordinaire à s’abstenir de manger et de boire depuis que le jour n’est encore qu’un fil blanc et que la nuit n’est plus qu’un fil noir jusqu’au moment où le jour n’est plus et que la nuit commence. Seuls les astronomes distinguent le fil noir du fil blanc et nous en font part à coups de canon, sans attenter à notre vie ! Ne sont-ils pas toujours un peu sorciers, ces célestes savants.

Sur le plan spirituel, jeûner c’est le moyen de s’approcher, autant que faire se peut des anges de Dieu. Comme eux, on doit continuellement penser au Seigneur, L’adorer et Lui obéir. Le musulman qui jeûne ne cesse un instant de surveiller ses actions, ses gestes et paroles, voire même ses élans intérieurs. Il déclare donc une guerre constante et intégrale au diable et à ses appâts. Aucune de ses armes, pourtant nombreuses et perfides, ne saurait vaincre le croyant averti et vigilant. Ne penses-tu pas, comme nous, qu’un tel entraînement qui se répète chaque année et même plusieurs fois par an, puisse heureusement influer sur la valeur intrinsèque de l’homme ainsi que sur son comportement au sein de la société ?

Les Européens du Maroc n’en croient rien car ils ne peuvent, si on excepte un petit nombre tels que les contrôleurs, les professeurs, les prêtres et quelques rares curieux, juger gens et choses que d’après ce qu’ils voient dans la rue ou ce qu’ils lisent dans les journaux qui se contentent en ce qui concerne le pays et ses autochtones, de relater les faits divers avec, il est vrai, force détails et beaucoup d’esprit. Tu me diras qu’ils ne peuvent tous et toujours avoir de l’esprit. Qu’à cela ne tienne ! Quand ils n’en ont pas, ils ont font ! Quant à l’homme de la rue, énervé par la faim et les privations (quand on jeûne on ne fume ni on ne prise et on ne saurait dormir tout son saoul !), il entre à propos de tout et de rien dans une ire noire d’où des algarades, des pugilats et procès à longueur de journée, futilités qui disparaissent dès la parution des étoiles. Cela ne laisse cependant de justifier l’adage qui dit : « Les huissiers et les horlogers font leur récolte et paient leurs dettes au mois de Ramadan ». Les premiers sont, en effet, payés directement par les plaignants et les plaideurs, les seconds vendent et réparent plus de chronomètres durant le mois de Ramadan que pendant tout le reste de l’année. N’éprouve-t-on pas souvent le besoin de connaître le temps qu’on a encore à jeûner ou celui durant lequel on peut encore manger ? Ce mois est par contre le moins prospère pour certaines brigades de la police et c’est tant mieux n’est-ce pas ?

Nous commençons le Ramadan par une fête appelée ici Chaâbana. Les hommes organisent des parties de campagne et passent la journée dans des jardins, des bois, au bord de la mer ou sur des montagnes à faire bonne chère, à entendre de la musique ou le chant des oiseaux, à jouer à cache-cache et au saut des chrétiens.

Une partie de campagne. Jean-Émile Laurent. Vers 1935

Les femmes et les fillettes parées de leurs plus beaux atours, se réunissent entre parentes et voisines, et montent le soir, sur les terrasses pour prendre le thé et les gâteaux, chanter langoureusement, se balancer avec élégance ou balancer les fillettes en poussant de joyeux cris et surtout, cela se devine, pour montrer les belles choses, que les maris, ces éternels tondus, comme dit mon père, ont payées pour elle ! Je n’ai pas réussi cette année à rester à la maison et j’ai été obligé de passer la journée avec papa et ses amis de la confrérie des tireurs. Quelle différence avec l’année dernière et quel dommage !

Le soir, la nouvelle lune est saluée par des cris de joie, des feux d’artifice, des coups de canon, au son du tam-tam, de clarinettes et d’hélicons. Le Ramadan n’est-il pas le mois où tout musulman peut, par sa conduite se faire pardonner tous ses péchés ? Le prophète disait à ses compagnons en parlant de ce mois : « Le Purificateur vous est arrivé »

Cette année nous fîmes à ma sœur Aïcha, une petite fête. Elle jeûne pour la première fois. Parée de beaux et chatoyants caftans, mains et pieds teints au henné, bras chargés de bracelets et de diamants, elle s’assied tout comme une « aroussa » sur un grand fauteuil mis pour la circonstance sur la partie la plus haute de la terrasse, afin que toutes les voisines puissent l’admirer et parler de ses charmes aux garçons en âge de se marier. Je ne jurerais pas qu’il n’y ai eût aucun de ces garçons qui, cachés derrière la maman ou déguisés en jeune fille, n’ait vu, ce qu’on appelle vu, de ses yeux vu, tout ce qu’il pouvait voir de toutes les jeunes filles en fête aux alentours de chez lui ! Le moment venu, les amies qui tiennent compagnie à la jeune fille en fête lui présentent du lait et des dattes pour rompre le jeûne selon la tradition et puis bismillah ! Un grand et long repas commence, festin agrémenté de rires incessants et de petites médisances. Que veux-tu, on devient femme et on n’est pas encore en âge de penser tout le temps au Ramadan ! D’ailleurs, peut-on ne pas se moquer de la petite Zineb dont la chevelure est taillée en nid de cigogne ? De la mignonne Kenza qui vient à l’école voilée et en djellaba comme les jeunes filles il y a dix ans ? Et comment ne pas jaser de la serine Mina, qui accepte de porter des robes devenues trop courtes pour sa sœur Keltoum ?

Si, le jour, notre activité diminue sensiblement, les mille et un bruits caractéristiques de nos souks se taisent, les rues ne sentent plus ni le bon thé à la menthe, ni l’appétissant beignet à l’huile d’olive, ni l’affreux poisson frit, la nuit, par contre devient très animée, surtout depuis que la bonne fée électricité a donné son magnifique coup de baguette à toutes nos villes et à tous nos villages ! De diurne, la vie devient nocturne. Toutes les boutiques, tous les cafés maures, toutes les gargotes, les salons de coiffure et les échoppes de raseurs (il ne s’agit pas de ceux qui comme moi parlent trop de beaucoup de choses de peu d’intérêt, mais des professionnels qui rasent littéralement le crâne de nombreux Marocains n’ayant pas encore renoncé à la fameuse maxime d’Acbé ben Naja, le premier Arabe qui visita officiellement le Maghreb : « On ne saurait vivre sous ces climats sans porter le burnous, manger le couscous et se faire raser avec un fin mouss ! ») ouvrent le crépuscule à l’aurore. Du haut des innombrables et beaux minarets de Fès (injustement dédaignés de vos Tharaud) des joueurs de clarinettes aux tons savamment variés mais toujours mélancoliques – comme les nuits d’Orient dirait Pierre Loti – ceux de ces espèces d’hélicons au son grave et monotone appelés ici nefir, ainsi que les déclameurs de touchants cantiques mêlent toute la nuit leurs émissions à celle de Radio-Maroc, qui bien qu’arabes n’ont souvent rien de marocain.

Un regret, la disparition de Fès des guerrabsou ou pittoresques marchands d’eau. Ils étaient souvent de peau noire et brillante, toujours couverts de pièces en cuivre étincelantes, et portaient en bandoulière, une outre pleine d’eau « à boire ». La vue de ses outres, ainsi que les ding-dong des clochettes dont ils se servaient pour annoncer leur passage vous faisaient venir ou plutôt partir l’eau de la bouche et vous donnaient une irrésistible envie de boire.

Marchand d’eau. Cliché de 1916

Notre actuel délégué aux affaires musulmanes, de connivence avec notre Pacha, leur a fait une concurrence tellement déloyale que, ne servant plus personne, ils ont de guerre lasse déposé les outres. Cet édile a, en effet, doté la ville dans tous ses coins et recoins de fontaines d’où jaillit jour et nuit une eau potable. (Adieu donc les germes de typhoïde et de dysenterie que portait l’eau de Fès !) et par-dessus le marché, tout le monde peut y puiser sans peine, ni bourse délier !

Le Coran, je crois que tu le sais déjà, a été révélé à notre Seigneur Mohammed, durant une période de 23 ans. Chaque verset apportait la solution à un cas qui se présentait ou la réponse à une question posée au Prophète. Mais Dieu décida l’envoi de l’ensemble du Livre dans une très heureuse nuit du mois de Ramadan, appelée Nuit du Destin. Toute dévotion, comme toute bonne action accomplie dans une nuit anniversaire de celle-là vaut pour plus de 30 000 de ses pareilles. Mais quand donc tombe cette grande nuit ? La sagesse divine a voulu que nous ne le sachions pas d’une façon précise, afin que nous fassions à plusieurs reprises, dans l’espoir que, sur le nombre, nous rencontrions la Nuit favorisée, le plus d’œuvres pieuses possibles. Nos savants pensent cependant qu’elle doit tomber à la veille du 27e jour du mois. Aussi célébrons-nous cette nuit-là, une fête gastronomo-religieuse. Toutes les mosquées sont abondamment illuminées, car on y passe la nuit à prier et à réciter le Coran. Les jeunes fqihs en profitent pour conduire la prière en commun en présence de leurs pairs et révéler aux croyants, leur prodigieuse mémoire et leur art de déclamer et de bien ponctuer les saints versets. Plus longtemps on peut se laisser pincer plus longtemps on garde le mihrab, donc la présidence à la prière, car impatients de prendre leur tour, les nouveaux fqihs torturent leur camarade en niche pour lui faire lâcher prise !

Les rues déversent des flots d’hommes et de femmes vieilles ou de modestes conditions, tenant ou portant leurs enfants richement nippés et chargés de paquets de sucreries et d’autres friandises. Des tonnes de noix, d’amandes, de dattes, de raisin sec et de pois chiches grillés au sel sont consommées en pleine rue, et même dans les mosquées. On mange tellement de ces fruits que le lendemain les tenanciers de bains maures de la ville en ramassaient les coques dont ils se servaient pour chauffer leurs établissements des semaines durant. Ils ne le font plus depuis que notre édile a engagé une légion de balayeurs qui veillent constamment à la propreté des rues de la médina. Encore une concurrence peu loyale !

Le Ramadan se termine comme il se doit par une fête, dit la petite, par opposition à la grande, celle du sacrifice et du pèlerinage à La Mecque qui tombera 70 jours plus tard. À cette occasion, une prière solennelle, présidée à Rabat par Sa Majesté le Sultan et par les khalifas dans les autres grandes villes, est faite au champ des prières situé en dehors de la cité.

Le khalifa du Sultan au mur de la prière de fête

Après un prêche, un très long prêche, prononcé par un ulama du haut d’une chaire en maçonnerie, les fidèles sans même se connaître se saluent et se félicitent d’avoir encore fait un Ramadan avant de rendre l’âme à son Auteur, et se rendent vite chez eux pour distribuer l’aumône obligatoire avant de prendre, le matin, à nouveau leur petit déjeuner : une soupe de semoule délicatement parfumée, et des gâteaux au miel « maison » autrefois, plutôt « rues » maintenant. Eh oui ! comme dit papa en poussant de longs soupirs, les maris doivent acheter toute chose entièrement préparée. Les épouses modernes ne se donnent plus que la peine d’en user. Finis donc les temps où elles apprêtaient tout elles-mêmes : conserves, produits de beauté, lessive, parfums, gâteaux et que sais-je encore. Elles poussent l’audace jusqu’à fréquenter les salons de coiffure pour se faire une tête à la mode. À ce train-là, soit dit entre nous, elles ne vont pas tarder à se rendre à des bals masqués ! Si ces choses font sourire mon aîné, papa, lui, en fait une maladie. Du reste on se garde bien de le mettre au courant de tout ce que ses filles et ses brus se permettent de faire contre les us et coutume des femmes bien nées. Un exemple, mais garde-le pour toi et n’en parle jamais à personne :

Maman, quoique jeune encore, n’a plus une dent. Elle demanda un jour à papa l’autorisation de se faire faire un dentier. « Tu n’y penses pas, s’écria mon père, te découvrir devant un étranger ! Lui permettre de te toucher ! de palper tes joues, ta bouche ! Ah ça ! tant que je vis, non. Quelle déception ! Je t’ai toujours considérée comme la plus raisonnable et la plus pieuse des femmes.… » Maman s’en excusa comme elle le put et on n’en parla plus. Mais mon frère, sans rien dire à papa, l’amena chez un dentiste, qui un mois plus tard lui remit un râtelier fait selon toutes les règles de l’art et de la coquetterie. L’appareil fut remis à l’une de ces vendeuses d’objets pour femmes qui vont de maison en maison pour offrir la marchandise à des clientes qui pour rien au monde ne consentiraient à s’adresser à un marchand étranger à la famille. La colporteuse eut pour mission de venir chez nous à l’heure où mon père est à la maison et d’étaler devant lui de nombreux objets à vendre, entre autres le râtelier. Ce qu’elle fit. Le tour réussit si bien que mon père remboursa tous les frais, y compris les honoraires de la très serviable dellala l

Mais revenons au Ramadan, ou plutôt reparlons-en, car je t’avoue que j’aime trop manger à ma faim pour vouloir y revenir de sitôt.

L’aumône que l’on fait à la fin du carême, la fétra oblige le chef de famille à donner aux nécessiteux une mesure (2 kg 600) de blé, d’orge ou de dattes, selon ce que l’on mange le plus souvent dans le pays, par personne : femmes, enfants, domestiques, vivant sous son toit. C’est ainsi que cette année, mon père a distribué 22 kg au lieu de 20 l’an dernier parce qu’il a pris une nouvelle apprentie (entends domestique, car nous n’appelons jamais ces gens par leurs noms) pour conduire mes deux nièces à l’école et qu’elle a elle-même un bébé. Après un si long jeûne, on sait trop ce que sont les affres de la faim et la misère des privations pour ne pas accomplir avec empressement un pareil devoir d’aumône.

Notre jeûne est si sévère et dure de si longues heures quand il tombe à la saison des jours longs – ce qui est le cas cette année – que nous en souffrons beaucoup, mais sans nous en plaindre, car on éprouve le soir venu la joie d’avoir été agréable au Créateur et le plaisir de se retrouver avec l’appétit que tu devines autour d’une table bien garnie. C’est pourquoi ceux qui en sont dispensés : vieillards, moissonneurs, voyageurs, malades, femmes enceintes ne veulent souvent rien savoir et jeûnent malgré tout. Le Ramadan d’hiver est également pénible car si on a moins soif qu’en été, on a sûrement plus faim. Le fait que le Ramadan étant un mois lunaire, fait le tour des saisons et que nous devons jeûner en quelque lieu et sous quelque climat où nous nous trouvons, nous impose la leçon dans toutes les circonstances possibles de temps et de lieu. En plus, ce fait permettait à nos pères, puisque le service d’état-civil n’existe dans le pays que depuis peu, de mesurer leur âge. Comme ce mois retombe à la même période de l’année solaire, tous les 33 ans et que l’on commence à jeûner entre 14 et 16 ans, un calcul enfantin vous indique la date approximative de votre naissance.

On n’a vu cette année, aucun des mendiants qui assiégeaient littéralement nos portes à l’heure du déjeuner et du sehour ou repas avant l’aube. Nous avons souvent été obligés, faute d’amateurs de verser dans la poubelle des plats qui, il n’y a pas longtemps encore, nous auraient valu de la part, des quémandeurs de pathétiques manifestation de gratitude. Je ne sais pas quelle est exactement la cause de cette heureuse absence, mais je crois que les nombreuses usines nouvellement installées aux environs des villes, les nombreux chantiers ouverts par l’administration et par les particuliers, le grand nombre de manœuvres engagés par l’hygiène et les travaux municipaux y sont pour quelque chose.

En route vers le mur de la prière de fête, près du tombeau de Boabdil. Cliché anonyme. Fès 1915

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