Image à la une : Talâa kbira au niveau de la Mzara de Moulay Idriss (à droite). Photographie anonyme vers 1920
Fez, cité du moyen âge, d’Alfred de Tarde est un article publié dans la revue France-Maroc. (15 octobre-15 novembre 1918). Il s’agit d’un extrait d’une conférence prononcée le 28 janvier 1917 par A. de Tarde, à Paris à l’Université des Annales. La conférence intitulée Les villes du Maroc : Fez, Marrakech, Rabat a paru intégralement dans le Journal de l’Université des Annales en octobre 1918.
Lorsque l’on débouche des interminables plaines du Maroc, de cette nudité morne, soyeuse et plate qu’on nomme le bled, la ville arabe apparaît de loin comme une mosaïque de givre étincelante au soleil. Sous le suaire de chaux blanche qui la recouvre, et où elle s’enferme comme une femme sous son voile, elle gît indolemment couchée au milieu des sables. Son profil même suggère l’idée du repos. Point de toits, ni de cheminées, ni de tours insolentes, ni aucune de ces lignes verticales ou obliques qui composent le panorama désordonné d’une ville européenne. Rien que les horizontales harmonieuses des terrasses, indéfiniment alignées, dont l’uniformité niveleuse, un peu écrasée, rappelle l’apparente égalité si frappante de l’Islam. Et cette pure horizontalité est coupée d’une seule ligne élancée qui prend toute sa beauté : le minaret pieux domine.
Villes de songe, de secret, de repliement sur soi, elles n’étalent ni leur orgueil, ni leurs richesses, à l’encontre de nos vaines cités, tout en apparat extérieur. Parfois, ces longs cubes mis bout-à-bout, rappellent des tombes amoncelées, et la ville semble alors un ossuaire abandonné dans la solitude. Mais bientôt, parmi les vibrations de l’éther brûlant, vous arrive la voix lointaine des muezzins, ces cloches vivantes de l’Islam qui s’appellent et se répondent des quatre coins de l’horizon, et confondent enfin leurs chants en un long cri éperdu vers le ciel. La ville-fantôme implore Dieu, elle est une église en prières.

Vue aérienne de la médina de Fès. Cliché pris à 200 mètres de hauteur le 11 janvier 1926
Cette première impression ne nous trompe pas : un songe religieux domine là-bas, en effet, la vie tout entière … Fez, par exemple, est avant tout un grand marché et une université. Or, le marché est né d’un sanctuaire, et c’est tout autour du saint tombeau de Moulay Idriss que se sont réunis les marchands. Et l’université, à son tour, se confond avec la mosquée, où les professeurs n’enseignent et ne commentent que le Coran.
Entrons un peu dans le mystère de ces souks et de cette Université.
- – Les souks de Fez
Fez est d’abord le grand souk, le grand bazar de tout ce qui s’achète au Maroc, les tissus de laine et de soie, les ceintures, les babouches, les cuivres, les poteries etc. Au centre de l’immense cité muette, une petite cité bruyante est enclose, un lacis d’étroits couloirs où se coudoie une foule innombrable aux visages multicolores, depuis le Berbère blanc des montagnes, jusqu’au Nègre du Sud.
Cette petite cité est divisée en rayons, où l’on ne vend qu’une seule espèce de marchandises. Ici les bijoux, là les burnous et les caftans, là les tapis, là les poteries etc. Des deux côtés de la ruelle sont rangées les minuscules boutiques rectangulaires, toutes pareilles, qui ouvrent, comme des armoires, un peu au-dessus du sol. Dans chacune, le marchand est accroupi en boule sur son tapis, gras, très propre, et un peu dédaigneux. Il ne vous sollicite jamais, il attend votre demande, et vous fait une grâce en vous servant. Puis il vous réclame trois fois le prix d’un air indifférent.
Cette division stricte des marchandises, qui remonte là-bas à plusieurs siècles, n’est-ce pas le principe de nos grands magasins ? Seulement là-bas le prix fixe est ignoré, le marchandage étant un grand plaisir pour ces peuples qui ont le temps. Et alors que la féerie des grands magasins éclate aux lumières, là-bas, avec le jour, le souk s’éteint, l’armoire se ferme d’un gros verrou, le vide se fait dans ces petites ruelles qui s’emplissent des ténèbres, et l’on n’y entendra plus que le hurlement des chiens errants…

Ce réseau de ruelles vivantes où vient aboutir tout le commerce du nord du Maroc enserre étroitement de toutes parts le tombeau de Moulay Idriss, le saint fondateur de la ville. On passe sans transition des boutiques au temple, dont on voit, par les portes toujours ouvertes, les lampes scintiller dans un bric-à-brac étrange de pendules et d’horloges. Sous les voûtes, des formes balancées, plongeantes, se renversent en chantant. Sur le seuil, des femmes voilées dardent sur vous des yeux en amande, immenses. Ainsi le murmure et les parfums de la prière se mêlent aux discussions des marchands, et il n’est pas un de ceux que leurs affaires appellent dans ce lieu qui n’entre dans le sanctuaire pour y faire ses génuflexions rituelles.
Cette piété est parfois bien pittoresque ! Dans la zone sacrée, dite le horm, qui environne ce temple (et qui était strictement interdite, il y a cinq ans, à tout infidèle), il est un tronc percé extérieurement dans le mur même du sanctuaire. C’est un morceau de bois sculpté, avec un trou pour les offrandes. Chaque passant s’approche du tronc, le touche ou le baise, afin que la baraka, ou la grâce divine, lui soit communiquée. Ce bois guérit aussi des migraines.
Je vois encore une toute jeune femme aux yeux brûlés, qui passait délicatement sa main fine sur le bois usé, puis posait son front doucement à la même place – et après le front, la nuque – en se retournant toute avec une souplesse de jeune bête, semblable à une chatte qui se frotte aux barreaux d’une chaise…
Les marchands sont groupés en corporation, comme dans notre ancien régime, et ces corporations, strictement fermées, sont administrées chacune par un amin, ou syndic. Elles ne manifestent plus aujourd’hui qu’une vie ralentie ; elles sont retombées à l’individualisme étroit : les artisans se cachent jalousement les uns aux autres les modèles ou formules qu’ils possèdent, et les enferment dans des coffres solides, comme leur principale richesse.
Il n’existe pas moins de 120 corporations dont chacune a ses règles et ses traditions rigoureuses. Elles ont arrêté depuis des siècles, le développement de la technique.
Les artisans de Fez sont restés à la technique antérieure à l’époque moderne. Le métier à tisser par exemple, est un métier droit, à cadre rectangulaire, muni d’un peigne manœuvré à la main, tout à fait le même que celui qui était en usage chez nous avant Jacquard, et dont j’ai encore entendu le tic-tac régulier, dans mon enfance au fond d’un village archaïque du Périgord.
Ces métiers rudimentaires font cependant de bien jolis ouvrages – notamment ces larges ceintures de soie, raides comme des carcans, tissées d’or et d’argent, que se disputent les harems des cités marocaines, et qui sont divisées en tranches de couleurs bien distinctes, afin que la coquette puisse, en nouant la même ceinture à différentes places, se donner l’illusion d’en avoir plusieurs, et de faire enrager ses amies ; et encore ces légères chemises de soie, que portent là-bas les hommes et les femmes, également épris d’élégance, et ces burnous blancs vaporeux à rayures argentées, dont les Européens aiment à s’envelopper pour les soirées de lune, car, à travers les âges, les accessoires de la séduction féminine se ressemblent éperdument.

Dans les souks du Talâa. Cliché anonyme 1928
II. – L’Université de Fez
Si la technique et les mœurs des artisans de Fez rappellent notre XIIIe siècle, l’Université de Fez est encore bien plus évocatrice du passé. Cette Université célèbre dans tout l’Islam, et dont la réputation ne fait que s’accroître, ne donne qu’un enseignement purement théologique comme notre Sorbonne d’autrefois.
Cet enseignement s’abrite dans l’ombre de la mosquée Karaouiyine, temple riche et mystérieux où nous n’entrons pas (car, au Maroc, les étrangers ne pénètrent pas dans les mosquées).
La Karaouiyine ne nous est cependant pas inconnue car, bâtie au centre de la ville, près de Moulay Idriss, et grande ouverte sur les rues par de multiples portes, le passant la voit apparaître et disparaître par éclairs, dans la blancheur étincelante d’un cloître, une rangée de colonnades, un pavé de faïence bleue où bouillonne une fontaine…
Les poètes arabes ont chanté la mosquée Karaouiyine. Ils l’ont chantée pour sa grandeur (elle peut contenir, paraît-il, 20 000 personnes). Ils l’ont chantée pour la fraîcheur qu’on y goûte les jours d’été. « Mosquée Karaouiyine, s’écrie l’un d’eux avec cette préciosité qui est leur marque propre, assis auprès de ton jet d’eau par les grandes chaleurs, je ressens la béatitude. Et, s’il devait jamais tarir, ce jet d’eau, mes yeux se fondraient en pleurs pour le faire jaillir encore »

Cour de la Karaouiyine, avec son jet d’eau
Mais ce n’est pas seulement une oasis pour la sieste et un temple pour la prière, c’est une Sorbonne. Et une Sorbonne florissante, puisqu’elle comptait l’an dernier 150 professeurs et 700 élèves.
Mais une Sorbonne bien marocaine, bien hassani, comme on dit là-bas, ni formaliste, ni guindée de règles et de méthodes, pleine de bonhomie indolente. Point d’examen d’entrée ni de sortie, point de diplômes officiels, chaque étudiant (Tolba) entre là à son gré ; il suffit qu’il ait appris le Coran. Il choisit ses maîtres selon son goût, et selon la mode (car il y a des professeurs à la mode…). Aucun cycle d’études déterminé et aucune durée fixe non plus : l’étudiant se retire quand il s’estime lui-même assez savant.
Mais sans doute parce que plus on s’instruit et moins on s’estime savant – ou simplement parce que la vie d’un tolba est douce – ils ne parviennent pas à s’arracher à leur chère Karaouiyine, et l’on connaît des étudiants de douze, quinze et vingt ans, qui ne se lassent pas d’aller rêver sous les fraîches arcades de cette Sorbonne.
Leur existence est joyeuse. Ils ont des farces rituelles, dignes de tenter un Rabelais. Tous les printemps, par exemple, ils élisent un sultan pour rire, et ce sultan jouit, durant huit jours, d’une souveraineté fictive, prétexte à épigrammes sans fin contre le gouvernement. Et pendant huit jours, se sont noces et festins. Et tous les ans, les mêmes plaisanteries se répètent, comme notre carnaval et nos masques, excitant toujours les mêmes rires, car la gaieté humaine n’a pas besoin de nouveau.
Du reste, le tolba est fort pauvre. Il vit dans les cellules nues et sales de médersas, ou séminaires d’étudiants, monuments somptueux et moisis, chefs-d’œuvre de l’art hispano-mauresque du XIVe siècle. Chaque jour, il reçoit de la ville la ration d’un pain. Ration suffisante pour un croyant, car l’ascétisme est le signe de la raison.

Fête des tolbas. Cliché anonyme de 1915
Nous savons comment se donne la leçon. Le maître choisit un coin de la mosquée. Il est accroupi par terre, au milieu du cercle de ses élèves, accroupis comme lui. Quelques maîtres ont droit à une chaise : c’est un insigne rare ; et plus le mérite est grand, plus la chaise est haute. Pas de livres, pas de notes, point de ces vils accessoires, crayons et stylos.… Seul l’élève préféré, assis en face du maître, tient le livre objet de la leçon ; il le lit à voix haute, et bientôt le maître l’interrompt et commence ses commentaires, ses gloses infinies ; il cite de mémoire tous les sages de l’Islam ; il prouve qu’il a beaucoup lu et la sagesse coule intarissablement de ses lèvres.
Tout l’enseignement est ainsi, de commentaires, d’exégèse des textes sacrés. Point d’histoire, ni de géographie, ni de sciences exactes, rien que de la théologie et du droit, ce qui exerce la logique, aiguise la subtilité sophistique, apprend l’art suprême de la dispute. Tout au plus un peu d’astronomie, car la science des astres est sacrée. Pourquoi d’ailleurs sortir du Coran ? Toute la vérité est enfermée dans ce livre et sa connaissance, littérale et intellectuelle, confère à elle seule la science de l’univers.
Parfois, dans quelque sombre impasse de Fez, le passant est saisi par un murmure chantant ininterrompu, qui sort de petits auvents de bois sculpté. Ce sont les écoles coraniques où les petits Fasis viennent apprendre à lire. Ils n’ont qu’un livre, celui que Dieu a dicté au prophète, et leur doigt suit sur la page le verset sacré qu’ils chantent en se balançant d’avant en arrière, selon le rite. Le maître d’école, sa gaule à la main, entonne le début du verset, afin d’ entraîner ceux qui savent, les aînés, lesquels entraînent à leur tour les plus petits, et jusqu’aux marmots de trois ans, les yeux étonnés, qui prennent part au balancement général, empêtrés dans leurs longues robes brodées… Et c’est, dans toute l’école, une ondulation rythmée de ces enfants, comme des roseaux sous le courant, cependant que monte l’hymne vers le Seigneur.

Petits Fasis à l’école coranique. Cliché anonyme et non daté.
Comment décrire ces antiques coutumes didactiques, sans reconnaître le grain d’or et d’éternelle vérité caché sous ces efforts stériles ? C’est un enseignement profondément idéaliste, pour qui seul compte le but suprême de toute science : la sagesse, et qui méprise les conséquences pratiques du savoir que seuls prisent les modernes. C’est un enseignement ascétique : les tolbas de Fez n’ont aucune ambition d’argent, le titre d’uléma ou de docteur, que leur valent leurs études, n’emporte aucun avantage matériel, aucun traitement.
Certains ulémas se dirigent vers l’administration musulmane, mais beaucoup se contentent de la considération unanimement attachée en Islam à ceux qui connaissent la loi de Dieu. La haute instruction islamique est aux mains des pauvres. Les ulémas ont cet esprit de « joyeuse pauvreté » que Proudhon tenait pour le signe de la vraie culture.
M. Alfred Bel, directeur de la médersa de Tlemcen, chargé de mission à Fez, m’a compté qu’au début de la guerre il alla voir officiellement le plus âgé des maîtres de la Karaouiyine, un vieillard de quatre-vingts ans passés, qui jouit dans la ville de la réputation d’un saint. Le Protectorat avait alors des projets de réorganisation du haut enseignement islamique, et il songeait notamment à instituer un doyen chef de l’Université. M. Bel voulait proposer au vieil uléma le titre de doyen. Il eut grand peine à découvrir son logis, une pauvre chambre dans une ruelle noire, où le vieillard vivait de thé à la menthe, parmi des livres. « La France te propose, lui dit M. Bel, d’être le chef de l’Université. C’est toi qui dirigeras les professeurs et les élèves. Tous te respectent et t’aiment pour ta grande science et ta piété ». Et il ajouta que la France mettait à sa disposition un traitement annuel, inespéré pour lui de 12 000 pesetas. Mais le vieillard hocha la tête : « Je n’ai jamais commandé à personne, et je n’ai jamais été commandé par personne ! Et tu veux non seulement que je fasse la loi aux ulémas et aux tolbas, mais que j’obéisse aux ministres, au grand vizir et au sultan ? Ton cadeau me coûterait trop cher. Merci ».
Ce goût de l’indépendance, ce mépris de l’argent apparentent ce sage musulman au philosophe stoïque de l’Antiquité, qui consentait, pour sauver sa liberté, à tourner quelques heures la roue d’un puits et gagnait ainsi le salaire de sa journée…

Porte intérieure de la Karaouiyine. Vers 1912
Et maintenant, rapprochons cette Université de Fez, avec sa couronne de sages et d’ascètes, vivant dans la pensée de Dieu, et souverainement libres dans leur indigence, des somptueuses universités d’Amérique, enrichies de dons considérables, avec leurs laboratoires luxueux et leur personnel richement rétribué, et nous mesurerons l’abîme entre l’idéalisme antique qui poursuivait seulement l’enrichissement de l’âme, le progrès de la vie intérieure, et le positivisme moderne, dont l’idéal est une vie comblée, facile et sensuelle. (Archimède, au dire de Plutarque, méprisa les applications pratiques des principes que son génie découvrait, et « il employa son espoir et son étude à écrire seulement les choses dont la beauté et subtilité, ne fussent aucunement mêlées avec la nécessité ». G. Ferrero, qui a finement étudié cette opposition de la culture antique et de la culture moderne, a noté que « riche comme il est, le monde moderne est moins capable de rechercher la vérité pour le seul plaisir de faire progresser la connaissance qu’il ne l’était il y a plusieurs siècles quand il était plus pauvre ». Génie latin et monde moderne.)
Et cependant, ces hauts idéalistes, fleurs rares des serres spirituelles, doivent disparaître parce qu’ils ont dédaigné la réalité. Fixons donc leur silhouette puisqu’il en est encore temps.
J’ai pu voir, au Maroc, le dernier disciple des alchimistes du moyen âge. C’était au Mellah (ou quartier juif) de Fez. On me dit : « Il y a un vieux juif qui fabrique de l’or, veux-tu le voir ? » Une troupe de gamins moqueurs se chargea de m’y mener, car il était un peu la risée des enfants, ce rêveur octogénaire, aux yeux mystiques, aux interminables radotages. On racontait que Moulay Hassan, l’un des ancêtres du sultan actuel, averti de sa science, lui avait dit : « Je te prends à mes gages. Continue tes recherches et quand tu auras découvert le secret suprême, tu m’avertiras. » Deux ans plus tard, notre homme vint vers son protecteur : « J’ai trouvé, dit-il. Je sais le moyen de transmuer en or les substances les plus viles. » Et ce monarque – pourtant besogneux comme tous les monarques – aurait eu alors un geste sublime, qu’aucun Plutarque n’a encore fixé. « Bien, reprit-il. Maintenant, cela me suffit. Il m’est indifférent que tu fabriques de l’or pour mes caisses, du moment que tu connais le secret, qui seul importe. »
Tel est l’admirable récit que me fit le vieux juif, à la barbe comme un fleuve. Et il sortit avec mille précautions de sous sa lévite luisante, une petite machine en carton découpé, une miniature d’alambic avec des tuyaux coudés, des manettes, des filtres, un vrai joujou de laboratoire pour enfant. « Là, dit-il, je place une substance que je ne puis te nommer, j’allume le feu et quelques heures après comme je te vois, les lingots d’or sont au fond de cette cuvette. »
Je l’ai invité à faire l’opération. « Certes, dit-il, mais auparavant, il faut que tu donnes l’ordre que l’on me fabrique ces machines dans ton pays car ici nous en sommes incapables ». – « Comment es-tu sûr de faire de l’or, puisque tu n’en as jamais fait ? » Et le vieillard se redressant fit cette fière réponse : « Je n’ai pas besoin de l’expérience pour être sûr. J’ai étudié le livre des maîtres, et je connais les principes. Et la science ne trompe pas. »
Ce savant illuminé, plein du mépris de l’expérience, nous reportait ainsi aux époques d’avant Bacon.

Cour de la médersa Bou Inaniya
À propos de l’auteur Alfred de Tarde
Alfred de Tarde né en 1880 est docteur en droit, écrivain et journaliste. C’est une des figures intellectuelles de la droite réactionnaire et nationaliste française, proche de Charles Maurras. Je ne pense pas qu’il ait eu de fonction dans l’administration du Protectorat, contrairement à son frère cadet, Guillaume de Tarde, secrétaire général-adjoint du Protectorat dès 1913 et collaborateur de Lyautey jusqu’en 1920.
En octobre 1916, Alfred de Tarde participe à la création de la revue mensuelle France-Maroc et fait partie du Comité d’Administration aux côtés de Victor Berti, André Lichtenberger, Auguste Terrier, Tranchant de Lunel et René Leclerc. La revue France- Maroc se propose de préparer l’œuvre d’après-guerre en attirant l’attention du public sur les intérêts nationaux de la France au Maroc, et notamment en signalant au commerce français, le champ nouveau qui lui est ouvert par l’expulsion du commerce allemand. Le premier numéro est consacré à la ville de Fès, à l’occasion de la Foire-Exposition qui s’ouvre le 15 octobre 1916.
Alfred de Tarde est mort en France en avril 1925, à 45 ans. Il avait quitté le Maroc depuis quelques années (au moment du départ de son frère ?)
Alfred de Tarde s’est fait « connaître » au Maroc par la conférence « Le Maroc, école d’énergie » prononcée le 7 novembre 1915 à la clôture de l’Exposition franco-marocaine de Casablanca, texte où il souligne le contraste, qu’il perçoit, entre une population indigène indolente et des colons énergiques. Un des mythes que l’on retrouve dans la littérature relative à l’Orient et dans la littérature coloniale : le milieu occidental, européen possède par essence la vertu tonifiante de la vigueur, quand le milieu oriental ne se reconnaît que par son pouvoir de ruiner toute énergie !
A. de Tarde qualifie dans ce texte le Maroc de « pays très vieux, où le plus authentique moyen âge a gardé sa couleur … »
« Les premières impressions qui se gravent dans l’esprit, dans une terre comme celle-ci, où se juxtaposent deux civilisations, l’une ancienne, indolente, et comme rassasiée, sur qui le désir du mieux ne mord plus, – et l’autre récente, mais âpre, laborieuse, bandée comme un arc vers son but – les premières impressions, dis-je, d’un voyageur réfléchi, viennent toutes naturellement se grouper autour de l’idée d’effort. Il semble bien que l’abîme véritable qui sépare ces deux races soit là, dans une notion différente de la valeur du travail, du but de la vie. C’est un lieu commun de parler de l’indolence arabe et c’est un lieu commun aussi d’y découvrir une orgueilleuse philosophie. »
Il ajoute plus loin : « Comment se soustraire, en effet, au poison de paresse que verse cette vision : par un midi incandescent, une blanche ruelle de Rabat ou de Fez, à demi baignée d’une ombre transparente comme une eau de source, des seuils jonchés de fantômes dormants, enroulés dans leur burnous dont pas un pli ne bouge … Ce sont ces rêveurs étendus, qui ont inventé ce charmant proverbe : le rien-faire est semblable au miel. Le moindre détail de leur vie illustre cet axiome. Quoi de plus indolent que la babouche, la babouche jaune serin fleurie d’arabesques, qui se chausse et se quitte sans un effort, où le pied se meut à l’aise, et qui semble faite pour les glissantes promenades rêveuses, non pour la marche, ni pour la course ? …. »
A. de Tarde anticipe les remarques des Marocains qui affirmeraient que c’est une prétention bien injuste de croire qu’avant l’arrivée des Français, ils avaient ignoré l’énergie, et que le Maroc n’avait pas connu de glorieuses époques, et de grands conquérants : bien sûr il y a eu de grands empires mais ce furent des dynasties d’un jour, étoiles filantes de l’histoire.
« Eh bien, quelle autre histoire, je le demande, offre une si singulière succession d’empires gigantesques et fragiles ? C’est cela, l’énergie musulmane. Courte et brillante, impuissante à mettre son emprise sur les choses, elle n’est qu’un autre visage de l’indolence, comme la colère n’est qu’un autre visage de la faiblesse. Aussi bien, voyez l’Arabe accroupi dans son burnous, au coin d’ombre d’une ruelle, sa guitare à côté de lui ; n’est-ce pas lui qui tout à l’heure se relèvera, tout repu de paresse, prendra son cheval, et pour rien, pour le plaisir, se livrera à la plus folle chevauchée dans le bled ? La fantasia, ce déchaînement sauvage de forces nerveuses sans but, est bien une invention arabe. Elle traverse les oasis d’indolence où s’écoule la vie musulmane comme un éclair traverse la nue. »`
Si l’indigène est capable de travail c’est pour des travaux passifs, des travaux de la vie quotidienne qui ne sont pas de vrais travaux car ils n’ont pas leur source dans la volonté. Pour A. de Tarde il n’y a de travail véritable que pour celui qui ne doute pas de l’amélioration du monde et pour lui l’indigène ne croit pas que sa vie puisse changer : son indolence n’est qu’une radicale indifférence au changement.
Et même les cimetières sont le reflet de cette indolence. Il évoque en visitant le cimetière de Rabat le « peuple voilé des femmes, les unes debout, les autres assises face au scintillement de la mer ; des rondes d’enfants se croisaient comme des jeux d’hirondelles ; et dans ce décor sobre et nu, on eût dit l’assemblée des ombres dans les Champs-Élysées antiques. Ce n’était plus un paysage de la Terre, c’était une scène de la vie d’outre-tombe, où le Temps est suspendu, l’effort aboli, où l’existence n’a plus ni brûlure ni fièvre, et se consomme dans l’insubstance d’un rêve sans fin…. »
Pour A. de Tarde on retrouve aussi cette brièveté du vouloir dans l’art arabe, « cet art si minutieux, si savant et si fragile, qui préfère le plâtre mol au marbre, à la belle pierre, qui dédaigne la matière dure. Si bien que les œuvres de l’homme ici se délitent, croulent en quelques années, que les remparts et les minarets tombent en poussière… »
Il compare l’énergie arabe, si brûlante et si vite retombée à l’agave : ce bouquet de glaives bleus, ce faisceau d’armes épanoui, cette rose d’acier aux pétales aigus pousse à fleur de sable, et pendant de longues années végète ainsi, courte et ramassée, avant que tout d’un coup ne surgisse un pistil géant qui se hausse à dix fois la taille de la plante, qui défie l’espace. « Mais bientôt, cette ardeur l’épuise … la plante se brise d’un coup et tombe à terre. » Cette brève et vaine floraison c’est l’énergie musulmane qui ne connait ni la persévérance ni les longs desseins.
La présence des Français au Maroc apporte au peuple marocain les longs desseins et une forme d’énergie continue qu’il ne connaît pas. « Et le Maroc nous aide à sauver en nous certaines énergies menacées, à former cette phalange d’esprits constructeurs en qui revit l’âme des grandes races… C’est en ce sens que j’ai pu dire que le Maroc est une école d énergie. Il l’est de la même façon qu’une femme acariâtre – j’en demande pardon au Maroc en général et aux dames de l’assistance en particulier – est pour le mari, une école de patience, c’est à dire par réaction, et parce qu’il nous révèle à nous-mêmes. »
Hamid Bouchikhi, cent ans plus tard, dans la conclusion de son livre « Le Maroc à bâtons rompus : examen lucide d’une renaissance » publié en 2017 chez Bookelis, réplique à la conférence « Le Maroc, école d’énergie » prononcée par Alfred de Tarde en 1915.
Si Alfred de Tarde pouvait me lire de là où il est, il serait bien obligé d’admettre que le Maroc génère, un siècle plus tard, ses propres énergies, au sens propre et au sens figuré. Ainsi parlait Alfred de Tarde du Maroc et des Marocains en 1915 : des gens lents, indolents, incapables d’effort dans la durée. Tout au plus « l’Arabe » est-il capable d’élans impulsifs de brève durée qui ne produisent rien de durable.
Autant dire que la lecture de la conférence d’Alfred de Tarde m’a laissé un goût amer et provoqué en moi une colère sourde. Son propos m’a rappelé le fameux discours de Dakar où un président de la République française, alors en exercice, disait que l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire.
Une fois le choc de la lecture passé, je me suis rappelé que l’auto-affaiblissement de la civilisation marocaine en a permis la soumission et a fait oublier aux intellectuels européens que les civilisations arabe et marocaine ont produit de grandes choses dans la durée. M. de Tarde n’a fait que reproduire la manière dont le fort parle du, et à la place, du faible.
Selon Alfred de Tarde, le décor indolent qu’il croyait voir au Maroc était un formidable révélateur de l’énergie française. Quoi de mieux, aux yeux d’Alfred de Tarde, qu’un milieu passif pour révéler, par contraste, l’énergie coloniale ?Si Alfred de Tarde pouvait me lire de là où il est, j’aimerais lui montrer à quel point le Maroc du 21ème siècle n’est plus seulement un champ de déploiement et d’aiguisement des énergies coloniales, mais un pays qui génère ses propres énergies, dans les multiples acceptions de ce mot. Si Alfred de Tarde pouvait revenir au Maroc, et pour peu qu’il soit de bonne foi, il verrait à quel point le pays a changé en l’espace d’un siècle. Il verrait un pays qui construit des routes, des ponts, des aéroports, des ports et autres infrastructures pour accompagner son développement. Il verrait des entreprises marocaines participant au développement national et en pleine expansion sur leur continent, l’Afrique. Il verrait des Marocains et des Marocaines, éduqués, maîtrisant les dernières technologies et débordant d’énergie, à mille lieues de son « Arabe accroupi dans son burnous ».
Certes, la renaissance marocaine est ralentie par des défis dans l’éducation, la santé, l’insertion professionnelle des jeunes, la justice et j’en passe. Le pays a besoin de temps pour traiter ces questions et il faut lui faire crédit d’y travailler.
La métamorphose du Maroc doit certainement à la parenthèse coloniale une part difficile à admettre et à évaluer. Les injustices résultant du protectorat ne justifient pas (plus) de tout rejeter en bloc, mais il faut laisser aux historiens marocains le soin d’en faire l’inventaire, loin des réflexes nationalistes et des réécritures révisionnistes.
Si le Maroc du 21ème siècle est devenu sa propre « école d’énergie », il ne le doit pas à des forces exogènes dynamisantes, mais à l’action d’une nouvelle génération de citoyens qui ont compris que le destin de leur pays est entre leurs mains et à une nouvelle élite dirigeante, politique et économique, soucieuse de prouver que le Maroc a en lui les ressources matérielles et psychologiques de son développement.
Il a fallu aux Marocains du temps pour dire Yes We Can !
Hamid Bouchikhi est docteur en méthodes scientifiques de gestion de l’Université Paris Dauphine et professeur de management et d’entrepreneuriat. Il est membre de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement mise en place au Maroc par S.M. le Roi Mohammed VI en décembre 2019. Il est également membre de l’Institut Marocain d’Intelligence Stratégique.
