Image à la une : Vue aérienne de 1933 de la médina de Fès et de Fès-Jdid

D’après une conférence faite au Centre culturel français le 16 février 1961 par Albert DEGEZ, architecte D.P.L.G. et inspecteur interprovincial d’urbanisme à Fès. Publié également dans le Bulletin économique et social du Maroc en août 1961

Fès pose à l’urbaniste des problèmes qui diffèrent de ceux des autres villes par leur originalité ou leur intensité. Le but de cet article n’est pas de présenter un plan d’urbanisme qui n’est donné qu’à titre indicatif, mais d’essayer d’en faire comprendre les bases et d’exposer les raisons qui peuvent conduire à un aménagement rationnel.

Plusieurs des problèmes posés n’apparaissent pas à première vue du domaine de l’urbaniste. On pourrait même s’étonner de le voir aborder des disciplines si diverses. Mais il ne peut y demeurer étranger car elles sont étroitement liées à son travail. C’est pourquoi il me paraît utile de définir ce terme d’urbanisme qui prête trop souvent à confusion.
Le désordre des villes industrielles, plus particulièrement des banlieues, au XIXe siècle, provoqué par l’afflux désordonné des populations, réclamait une organisation pour laquelle l’Urbanisme a été créé. Faire un tri, dire où doit s’installer la résidence, l’industrie ou la verdure, répartir harmonieusement les différents lieux des manifestations d’un groupe, voilà ce qu’on a demandé à l’Urbanisme. On s’est vite aperçu que cela était encore insuffisant. La ville n’est pas un organisme statique, mais un mouvement continuel et ce mouvement lui est imposé par les hommes, plus exactement par un groupe social. Prévoir les répercussions des activités de ce groupe sur la forme urbaine, prévoir ce que sera son chiffre de population, ses besoins, ses nécessités, tout cela fait partie de son travail. C’est une branche appliquée de la sociologie. Cette perspective met à leur place les petites préoccupations quotidiennes d’éclairage, d’hygiène ou de jardins d’agrément, à quoi on le ramène quelquefois. Ce sont les fonctions d’un groupe humain qui l’intéressent.
À lui de définir leur dimension, leur hiérarchie, leur mouvement.
Cette recherche oblige l’urbaniste à se pencher sur des données statistiques, sur une rapidité de croissance, sur un aspect, comme un médecin examine un malade avant de formuler son diagnostic. C’est cet examen de Fès que nous proposons de présenter.

Pour l’historien, pour le touriste ou l’ami du pittoresque ou pour l’archéologue, le centre exclusif d’intérêt est la Médina. On pourrait se demander si, pour l’urbaniste plus habitué apparemment à se tourner vers des projets de cités neuves, la Médina n’est pas destinée à passer fatalement au second plan et à ne retenir que momentanément son attention. Devant les nécessités dévorantes de la vie moderne, la Médina, n’est-elle pas, sinon vouée à l’abandon, du moins destinée à rester à l’écart ?
Quelle est la place, quel sera l’avenir de cette ville d’une autre époque avec ses vieux monuments, son commerce étouffé par les maisons, ses « fondouks », avec son artisanat, trop souvent figé : brodeurs, tanneurs, potiers, teinturiers, en face de l’importance chaque jour accrue des activités modernes ? N’est-il pas plus raisonnable de faire purement et simplement abstraction du passé ? Telle est la question que l’on doit se poser en premier lieu.

Dans la médina, cliché anonyme. Vers 1935

I – ASPECT EXTÉRIEUR

L’analyse des éléments statistiques (dans un premier stade, car l’homme de l’art aura plus tard son mot à dire) donne une réponse écrasante et permet d’affirmer la priorité du problème de la Médina : 133 000 êtres humains, 172 000 avec Fès-Jdid, sont concentrés dans une ville sans hygiène, sans voies de communication mécanique, sans air, deux fois trop dense et, à certains endroits, cinq à six fois. Tel est le premier bilan sommaire qui réclame l’attention de tous ceux qu’intéresse, directement ou non, la vie de cette cité.

Il émane pourtant du spectacle de cette ville, une grande beauté. Pourquoi ? Parce que c’est UN, parce que c’est uni. Cette opposition brutale entre la campagne et la ville montre la volonté d’un peuple de s’opposer aux forces extérieures pour vivre ensemble côte à côte. Toutes les cellules semblables dans leur diversité prouvent que la même vie, le même rythme unissent ceux qui les habitent. Enfin cette beauté traduit l’équilibre auquel a pu parvenir une civilisation, en un point donné, en un moment donné. Cristallisée en pierres, en traditions, en gestes, cette civilisation semble encore en vie. En réalité elle est durement touchée par son contact avec l’Occident. L’équilibre est rompu, et ce déséquilibre se traduit tout autour par la laideur des bidonvilles, les constructions sans grâce de trop de quartiers récents. Si le beau n’est pas un but, il est une pierre de touche à ne pas négliger. Fès recouvrera sa beauté le jour où l’assimilation aurait été complète, lorsqu’un équilibre nouveau aura pris naissance, et qu’une union, harmonieuse de l’ancien et du neuf aura pénétré sa vie économique et sociale.

À l’opposé se trouve la VILLE NOUVELLE. Opposée, elle l’est non seulement dans son emplacement, mais dans ses caractéristiques : occidentale d’aspect, de conception et de vie, aussi clairsemée dans sa population que l’autre peut être dense. Ici 23 000 habitants d’un faible poids à côté des 172 000 évoqués précédemment. Au lieu des venelles où deux hommes ont parfois du mal à se croiser, ici des rues dégagées, un équipement moderne. On pourrait appuyer longtemps sur une opposition aussi totale entre deux parties d’une même ville, opposition qui se manifeste aussi bien dans la forme, dans l’histoire, dans les activités que dans les conditions de vie. Ce décalage spectaculaire et socialement choquant est nuisible par beaucoup de points au bon fonctionnement de la cité.
Nous verrons plus tard que ces différences ne sont pas les seules.

On est souvent sévère pour la ville nouvelle, si décevante par son aspect. Pensons cependant aux faubourgs des grandes villes d’Europe construits à la même époque. Que pouvait réaliser ici et à ce moment une civilisation créée pour un autre ciel, alors qu’elle même n’avait pas acquis son équilibre, ni assimilé la révolution industrielle du XIXe siècle ? Tout cela ne pouvait que se répercuter dans une création trop hâtive, utilitaire par nécessité, édifiée par des gens qui disposaient d’ailleurs de moyens infiniment plus modestes que les bâtisseurs d’occident.
Ce simple aspect des deux villes nous a fait déjà entrevoir des problèmes principaux.

D’une part, 170 000 habitants vivent sur une superficie deux fois trop exiguë, réclamant des nouvelles surfaces pour vivre. Dans quelle direction les diriger ? Quel planning, au moins sommaire, supposer à cet exode massif ? Quelles normes donner aux nouveaux logements, aux immeubles collectifs ? Quel moyen préconiser pour réunir deux villes si éloignées et si dissemblables et les harmoniser ? Ce n’est pas tout, car cette population qui s’accroît au rythme annuel de 2 % atteindra 270 000 habitants dans 10 ans et 300 000 dans quinze ans. Outre les surfaces d’habitat évoquées, de nouvelles surfaces de travail et de détente seront à définir avec tous les problèmes qui s’y rattachent.

Certains de ces problèmes sont classiques : l’accroissement d’une population, les projets d’extension par tranches successives, mais nous discernons déjà ceux qui sont particuliers à Fès car son originalité consiste dans une vitalité étonnante de la ville ancienne et dans sa prédominance sur la ville nouvelle. Cette dernière en effet n’a pas pris comme ailleurs la quasi-exclusivité de la vie et du commerce qui restent le fait principal de la Médina.
La tendance naturelle de toute ville qui progresse est d’abandonner peu à peu son noyau d’origine, lequel rejeté à la périphérie s’étiole pour ne devenir finalement qu’un faubourg endormi. C’est une loi naturelle de la cellule qui se renouvelle par scissiparité et meurt. Au contraire, à Fès, non seulement ce noyau d’origine s’est maintenu et a conservé ses activités mais jusqu’à présent il en reste la tête.
Il faut ajouter un troisième caractère plus formel, la dispersion. Les distances qui séparent chacun de ses ensembles urbains sont disproportionnées avec l’importance de chaque partie. Cette dispersion a pour principale cause le site lui-même.

Il n’est pas question d’aborder tous ces problèmes, mais d’en retenir seulement trois points principaux : recherche d’un aménagement en Médina, direction d’une extension et enfin liaison de cet ensemble favorisant les relations réciproques. Ces trois points posent en réalité trois problèmes : un problème de site, un problème de niveau de vie, un problème de vocation.

Talaâ Kbira. Plaque de verre vers 1920

II – FAUT-IL PERCER LA MÉDINA ?

La concentration de 40 à 50 000 maisons dans des conditions anachroniques pose un grave dilemme : peut-on honnêtement, et grâce à un minimum d’aménagement, maintenir la vie dans une médina obstruée, bouchée, encrassée et incapable de soutenir la concurrence moderne, ou bien ne vaut-il pas mieux, devant un état de fait pratiquement insoluble, plutôt que de s’épuiser en efforts ruineux aux résultats hypothétiques, porter ailleurs ses efforts et se tourner résolument vers l’avenir. Ville musée, dégagée des contraintes modernes, la médina servirait de résidence aux amis du calme et du passé.

C’est la première solution, cette rénovation de la médina, qui a été retenue, celle que réclament sa longue tradition, sa vitalité et ses habitants.
Le simple fait qui de toutes façons s’opposerait à cet abandon, c’est l’importance de sa masse elle-même.
Même si l’on supposait la ville réduite à un quartier de résidence de 60 à 70 000 personnes, il faut encore que ces habitants vivent. De propos délibéré on ne peut leur imposer l’obligation de se rendre deux fois par jour à des lieux de travail distant de 4 à 8 km.
Il s’agit donc d’un réaménagement complet. Faut-il aussi prévoir des voies carrossables ? A-t-on le droit de détruire tant de monuments du passé, de toucher une vie intérieure maintenue et parfois réclamée par ses habitants eux-mêmes ? Faut-il percer la Médina ?

Là aussi nous avons répondu par l’affirmative. Car il n’est pas exagéré de proposer une voirie qui ne ferait que répartir en médina trois ou quatre quartiers abritant encore chacun 15 à 20 000 personnes. On pourrait dire cependant qu’entre la beauté, ce beau que nous décrivions tout à l’heure, et le social, nous avons choisi le social. Mais il n’est pas dans notre pensée de détruire le beau : le beau fait partie du social car la qualité des lieux que l’on fréquente touche au sens affectif et nous marque profondément. La beauté facilite les relations, les gestes, les habitudes chaque fois qu’elle exprime la qualité d’une répartition et d’un fonctionnement.
D’ailleurs, on ne crève pas une ville de type archaïque sous peine de la tuer. Il est impossible de reconstituer les formes et d’y appliquer les principes d’une ville créée de toute pièce. On peut rénover et non innover. Il faut réaliser un type d’aménagement tout à fait particulier, à la mesure, à l’échelle, au niveau de Fès, trouver une solution personnelle conforme à sa tradition.

Précédemment nous attirions l’attention sur la densité des cellules qui composent cette ville. Il ne faut pas avoir peur de ces éléments minuscules qui donnent au contraire la solidité du tissu. Ne croyons pas qu’ils soient contraire à la vie d’une grande cité nationale, ou même au rayonnement international, mais qu’ils lui sont nécessaires.

Vue aérienne de la Médina de Fès. 11 janvier 1926

Dans un premier contact avec Fès, j’ai été frappé de découvrir à Paris, sous les grands tracés à l’échelle du rayonnement de cette ville, la trame minuscule de la vie de quartier, un sous-rythme comparable à celui de la Médina, un Paris-médina où se maintiennent les véritables foyers d’une vie que dilapide le rythme inhumain de la grande cité. C’est là que l’esprit se ressaisit pour se ramasser, petites boîtes grandes comme des cabines de bateau, comme la cabine du capitaine où il fait le point, où sont décidés les ordres qu’il va donner à tout l’équipage. C’est dans ces officines que s’élaborent les petites choses et les pensées les plus vastes, les robes, les révolutions et les chansons, la mode, la politique et la poésie, ce travail intense et précis qui va donner le ton pour un an ou pour un siècle.

Dans ses grands tracés l’urbaniste s’efforce non seulement de ne pas détruire ces lieux de culture et de travail, mais de les mettre en valeur et de leur permettre de se multiplier et d’essaimer. S’il paraît de peu d’importance de passer au travers de quartiers sans âme et sans beauté, dans de tels secteurs au contraire l’urbaniste a le devoir de préserver et d’entourer une vie intense, une pensée, une tradition.

Une fois encore d’ailleurs, nous nous heurtons à une opposition totale avec la ville nouvelle, celle du site. Autant cette dernière est calme, autant la Médina est tourmentée. On se trouve dans un système de collines, de falaises, de pentes raides disposées de telle sorte qu’il y a impossibilité absolue à opérer un tracé rectiligne. Les quelques liaisons étudiées, réduites au strict minimum rencontrent des difficultés techniques d’abord, financières ensuite, extrêmement grandes.

En outre, deux autres principes seront respectés. D’une part, soutenir la vie commerciale existante, la maintenir en état, c’est-à-dire s’en approcher au plus près pour la desservir en voirie, sans la troubler par une circulation mécanique. Ce principe de la séparation des circulations et des activités commerciales est celui qui guide les plans les plus modernes, en Angleterre et aux États-Unis notamment, devant les exigences exclusives et dévorantes de la circulation.
D’un autre côté, le caractère des quartiers et l’architecture urbaine à valeur esthétique ou historique qui l’accompagne et que nous évoquions tout à l’heure comme éminemment propice à l’élaboration, favorisent également les relations humaines et l’attirance des visiteurs. Elles sont donc à définir, à respecter, à entretenir. Ces trois exigences : difficulté du site, respect du commerce, respect historique coïncident pratiquement puisque le centre spirituel et religieux, le centre commercial : Karaouiyne, Moulay, Idriss, et la Kissaria se trouvent au cœur de la médina dans la partie la plus difficilement accessible.

Les courbes de niveau de la maquette font bien apparaître cette partie plate et centrale, sur laquelle s’est élevée la Karaouiyne et, plus haute d’une dizaine de mètres, la tente de Moulay Idriss (dar el guitoun), entourée d’un demi-cercle de falaise limitant un cirque naturel, tandis que vers l’Est la vue s’étend jusqu’aux pentes du Zalagh et au Sebou. Bien délimité, c’est ce noyau qu’il faudrait approcher et contourner, facilitant son accès et le rattachant au reste de la ville et à ses plus lointains quartiers.

Un accès dont on parle beaucoup est celui de l’Oued Boukhareb dont on réaliserait ainsi la couverture. Sans nier certains de ses avantages, il ne paraît pas assez direct ou plutôt, son intérêt de pénétration s’atténue rapidement à hauteur de la partie centrale, une fois dépassée, la Médersa Seffarine. Plus loin il tourne le dos à son objectif et s’éloigne dans la campagne.

On possède une voie de grande valeur, l’Avenue de la Liberté (ancienne route du Batha). C’est sur elle et par son prolongement que devrait se faire cette liaison avec le cœur de la Médina. Le branchement du Boukhareb en allonge le parcours de près d’un kilomètre, sans parler du dépaysement causé par le détour à l’extérieur des remparts.

De plus, une gradation dans la largeur des voies devrait se faire également en fonction de la valeur du site et de l’ensemble urbain. Pour être complet et réaliste cet aménagement devrait réaliser parallèlement un assainissement de chaque ilot, de chaque groupe de maisons de la Médina. Travail de patience qui ne pourra être mené à bien qu’au fur et à mesure de la réduction de la population

Avenue du Batha/Avenue de la Liberté. Elle débute au sud du cimetière israélite et se prolonge jusqu’à la poste du Batha (non visible sur ce plan) ... qui n’est pas tout à fait le cœur de la Médina !

III – L’EXTENSION DOIT-ELLE SE FAIRE EN VILLE NOUVELLE ?

Il paraît évident que la ville nouvelle doit non seulement supporter cette extension, mais en être la principale base. L’attraction qu’elle exerce, sur la population, notamment le vendredi suffirait à le montrer.

Il ne faut pas cacher cependant que le principal frein à cette expansion consiste dans l’énorme décalage de niveau de vie, entre les populations qui résident en ville nouvelle et les populations qui devraient s’y rendre. Ici nous touchons du doigt une opposition moins apparente peut-être mais plus dramatique que les précédentes et une des raisons principales de la surcompression en médina qui demeurera aussi longtemps que ce déséquilibre.

La faible voirie réduisant l’entretien, l’absence d’équipement presque totale, l’absence de taxes, la modicité du coût de la vie, autour d’éléments qui permettent à une majorité de la population de subsister avec des ressources invraisemblablement basses constituent les principaux traits de la vie en médina. La population vivant actuellement en ville nouvelle représente à peine 18 % de la population totale, 20 % avec la banlieue Sud, exprimant à la fois un standing et un mode d’habitat occidental. 80 % de la population est attachée aux traditionnelles habitations à patio et les prévisions les plus optimistes ne permettent pas de penser que cette proportion puisse descendre en dessous de 65 % avant 15 ans. Le patio est une solution heureuse et bien adapté au climat mais c’est une solution de riches car elle réclame un terrain suffisamment grand pour éclairer, aérer, ensoleiller toute la maison. Réduit à des dimensions infimes, il est générateur de taudis.
La ville nouvelle ne saurait suffire dans un premier temps à cause des transformations difficiles telles que la reconstruction d’une partie des immeubles déjà vétustes, édifiés pour répondre à une moins grande densité ; dans un deuxième temps, à cause du nombre de demandes provoquées par l’accroissement de la population.
C’est pourquoi les terrains de la Ferme Expérimentale, au moins dans leur partie Est ont été choisis à cet effet, l’habitat et l’équipement devant être plus en rapport avec le niveau de la population. Ainsi la ville rayonne autour de la vieille cellule originale et accuse sa direction en éventail vers le Sud entre le ravin de Dahar Mahrès et la voie ferrée.

Fez Ville-Nouvelle vers 1950

IV – COMMENT REDONNER SON UNITÉ À LA VILLE ?

Pour rendre plus sensible ces aspects de Fès on a insisté de façon peut-être exagérée sur le contraste entre deux formes, deux façades. En réalité certaines de ces différences sont plus apparentes que réelles et les deux villes sont étroitement liées au moins sur le plan économique. Il ne faut pas oublier non plus les liens vivants qui les relient, l’attirance de la population pour la ville européenne, ni le sang que la ville nouvelle, reçoit de Bab Ftouh et de Fès-Jdid, sous forme de 20 000 travailleurs, se rendant quotidiennement et même deux fois par jour à leurs occupations. Mais ces relations sont entravées par des formes caduques au détriment des habitants eux-mêmes. Des circulations rapides peuvent compenser de trop grandes distances et une juste répartition des fonctions satisfaire les besoins.

Le meilleur type de circulation rapide est l’Avenue de la Liberté. Elle est encore insuffisante car le principal obstacle à cette liaison entre Médina et Ville Nouvelle est Fès-Jdid, bloc massif, qui s’oppose par sa taille par la densité de sa population et par l’entassement de ses maisons. Là aussi il faudrait élargir la Grande rue de Fès-Jdid et supprimer ses goulets d’étranglement en évitant les portes anciennes qui seraient ainsi mises en valeur par la même occasion. Cela permettrait de s’appuyer sur un commerce urbain qui réalise une suite continue depuis la Ville nouvelle jusqu’à la Kissaria, cœur de la ville ancienne.

Ces liaisons de forme seraient inutiles si ces deux villes s’épuisaient dans une concurrence qui aurait pour effet de les ruiner toutes deux. Elles ont tout avantage à trouver chacune leur spécialité et à réaliser leur vocation propre. Il est évident que la Ville nouvelle avec ses vastes surfaces plates, son sol homogène, son étendue offre aux industries modernes des possibilités que ne leur offrira jamais la ville ancienne. En outre, la Ville nouvelle possède un équipement de voirie et de nombreuses installations de petites et moyennes industries qu’il serait peu rationnel de négliger, ne serait-ce qu’en raison de la valeur qu’il représente comme investissement.

Cet avenir industriel semble bien dessiné, particulièrement sur les rives de cette Ville nouvelle dont nous parlions tout à l’heure, soit le long de la voie ferrée, soit à l’extérieur de la route de Sefrou. Que reste-t-il à la ville ancienne si on lui enlève apparemment ses débouchés modernes ? Le commerce d’abord, les activités de type artisanal qui sont loin d’avoir dit leur dernier mot et surtout les activités culturelles : le rayonnement de son Université, le pèlerinage au tombeau de son fondateur, sans compter le tourisme activité non négligeable. En somme, la Ville ancienne restera une cité d’affaires intellectuelles, une cité de culture. Beaucoup de villes, il est vrai de moindre importance, ne possèdent qu’une seule de ces activités à leur actif.

V – CONCLUSION

C’est à ce prix que Fès retrouvera sa beauté et c’est sur cette harmonie que nous conclurons.
Harmonie ne veut pas dire monotonie et encore moins répétition qui ne créeraient qu’une uniformité trop souvent déplorée. Donc d’un côté une production industrielle, ou semi industrielle, de l’autre artisanale et culturelle, des centres, des bibliothèques, un commerce réunissant le tout : il semble que chacun puisse y gagner.
Cette perspective nous permet de voir Fès s’épanouir avec toutes les possibilités de ses forces actuellement dispersées et les contrastes qui en font le charme ne seront plus un affrontement, ni une lutte, mais la franchise et l’expression d’une volonté.

Vue sur la Médina. Photo Léon Sixta

Pour compléter le texte de cette conférence et en particulier pour illustrer les propos de M. Degez concernant les terrains de la Ferme Expérimentale choisis pour l’extension de la ville de Fès, j’ajoute le texte de l’allocution de M. Delarozière, prononcée, près de dix ans auparavant, le 7 février 1952, à l’occasion de l’ouverture du chantier de la nouvelle ville marocaine de Fès dont le premier coup de pioche est donné par le général Laparra et S.E. le Pacha Hadj Fathmi ben Slimane.

L’implantation future du Grand Fès est lancée et M. Jean Delarozière, architecte et chef du plan de la ville de Fès dans son discours présente la genèse du projet et une synthèse des problèmes d’urbanisme de la ville.

Chaque fois que j’ai eu l’occasion de remémorer les étapes de l’histoire urbaine de Fès, j’éprouve le sentiment très vif de me trouver devant un destin exceptionnel.
Fès n’est pas une ville spontanée, une émanation du terroir comme tant de vieilles villes qui ont été créées successivement et inconsciemment, ferme rurale, puis hameau, puis village, bourg et cité, Fès est par excellence, une ville « créée ». Elle a été trois fois dans son histoire, l’expression d’un propos délibéré, d’une décision pleinement consciente.
Fès c’est un triple acte de volonté : volonté de Moulay Idriss pour Fès el Bali, volonté de Abu Yaqub le mérinide pour faire Fès-Jdid, volonté du maréchal Lyautey pour la ville nouvelle de Dar Dbibagh.
Un quatrième acte de volonté vient d’être posé : l’extension de la ville vers l’Ouest. Cet acte de volonté exprimé d’abord dans les plans longuement mûris, se concrétise aujourd’hui dans la réalité d’un chantier : pour la quatrième fois de son histoire, Fès ouvre en pleine connaissance de cause un grand chantier urbain.

Je ne crois pas nécessaire de refaire l’historique des projets et des délibérations qui trouvent aujourd’hui leur aboutissement. Je ne veux qu’en rappeler la genèse – S’il est une Fès – Pour croire à l’impérieuse, nécessité de l’urbanisme moderne, il faut avoir pris conscience du sort pénible des foules urbaines. Or, ici, comment ne pas être saisi par l’énorme concentration humaine de la double vieille cité. Du jour où le problème du surpeuplement de Fès était seulement posé avec rigueur, la solution était déjà virtuellement trouvée. Ce n’était plus par des aménagements de détail, par quelques lotissements sporadiques, que la décongestion de Fès pouvait s’opérer. La nécessité d’une extension massive s’imposait. Ce n’était plus quelques hectares qu’il fallait aménager, mais 100, 200, et peut-être un jour 300 et 400.

La solution qui a été choisie, à la mesure de l’évolution de Fès, c’est l’utilisation progressive des terrains de la Ferme Expérimentale. Cette solution courageuse, c’est à M. Écochard que nous la devons. C’est une vision aiguë des données du problème et sa conviction intransigeante qui ont fait aboutir un projet caractérisé par la franchise et l’ampleur. M. Écochard aime Fès, et il se sentira payé de sa peine, si je lui répète (car il le sait déjà) que la population fassie est pleinement consciente de l’intérêt qu’il lui porte.
Je voudrais rendre hommage également à M. Gerbier, ingénieur des Ponts et Chaussées et à son chef du Service de l’Habitat, M. Viroulaud, dont les diligences ont permis d’inaugurer sans retard le chantier dont la charge lui avait été confiée. Tenant le pari – car s’en était un – qu’il avait accepté « sportivement » devant M. le Résident général. M. Gerbier et ses collaborateurs ont établi les dossiers techniques et lancé les adjudications des travaux dans un délai véritablement « record ». J’ajoute que le Service des Travaux municipaux a utilement participé à l’implantation des travaux. Maintenant, les machines sont lancées et nous souhaitons qu’elles ne s’arrêtent plus.

Le chantier qui commence correspond à ce qui figure sur le plan sous la dénomination « Secteur de commerces, d’ateliers et d’habitations ».
Ce secteur couvre 20 hectares. Il est délimité à l‘Est par le relais des P.T.T., la prison civile d’Aïn Kadous et le Centre d’épidémiologie ; à l’Ouest par la Ferme Expérimentale, au Sud par la route impériale, au Nord par un grand boulevard.
La voirie, exécutée par le Service de l’Habitat représentera 2 100 mètres de rues principales. La ville de Fès, de son côté exécutera la même longueur de voies, d’une part, pour relier le secteur au lotissement de Casbah ben Debab, et d’autre part, pour réaliser le premier tronçon de la grande avenue qui est prévue entre la place centrale des nouveaux quartiers et le carrefour de la Piscine dans la ville nouvelle actuelle.
La Municipalité va également lancer la construction d’un réservoir sur le Bled Msalla, afin d’ alimenter les nouveaux quartiers.
Le premier secteur comporte principalement des îlots d’entrepôts et des îlots d’habitations.

Les îlots d’entrepôts comportent 87 parcelles d’une superficie variant de 400 m² et 600 m². Ces parcelles seront mises en vente dès que la viabilité sera achevée.

Les îlots d’habitation sont réservés à la construction de logements économiques, de petites superficies : 54 m², 64 m² ou 81 m² suivant le cas. 589 logements sont prévus au plan, dont 38 occuperont un premier étage. Sur ce nombre, le Service de l’Habitat va lancer la construction de 215 logements qui seront loués ou mis en vente. 174 logements seront édifiés par les soins de particuliers après acquisition des terrains nécessaires.
On peut estimer à 3 000 habitants la population correspondant à l’ensemble des logements prévus. Par ailleurs, je signale qu’une cinquantaine de logements très économiques seront édifiés, cette année au-dessus du Centre d’épidémiologie par d’anciens soldats avec l’aide financière de l’Administration. En outre, deux immeubles collectifs, spécialement étudiés, seront construits par le Service de l’Habitat, en bordure du secteur équipé.
Enfin, la direction de l’Instruction publique s’est déclarée prête à entreprendre la construction d’un groupe scolaire à proximité du secteur ainsi que la construction d’une école normale régionale d’instituteurs, à côté du lotissement de Casbah ben Debab. Ces projets sont du plus grand intérêt et il faut souhaiter que l’Instruction publique les réalise très rapidement.

Pour conclure, je voudrais reprendre les mots de M. Écochard dans une note parue, il y a quelques mois au Bulletin d’Information du Protectorat : « Telle qu’elle se présente, cette vaste extension urbaine ne saurait cependant être réalisée avec l’arrière-pensée ou la crainte de voir se vider progressivement la médina. Ce serait impossible : une réalité historique et spirituelle comme la Médina de Fès porte en elle, sa force et sa permanence. Elle restera partie vivante et cœur d’une ville, regroupée et cohérente, de même que la Cité de Paris et la Cité de Londres, sont restées, avec leurs prolongements apportés siècle par siècle à leurs quartiers périphériques, le cœur de ces capitales.
Ainsi, Fès continue, la Cité de Moulay Idriss continue, agrandie et bientôt, nous l’espérons, rajeunie sous la puissante et fidèle bénédiction de son auguste fondateur Moulay Idriss.

La nouvelle Médina de Fès. Photographie Belin pour l’Office Marocain du Tourisme, non datée mais probablement fin des années 1950

M. Albert Degez a quitté Fès en 1961, réintégré en France dans son administration ; il est remplacé à Fès, en janvier 1962, comme inspecteur de l’urbanisme, par Jean-Paul ICHTER qui marquera l’histoire de l’urbanisme à Fès. J’ai retrouvé un texte de 1981 publié par J.P. Ichter dans la Vie des Arts sur la sauvegarde de Fès

Ichter, J.-P. (1981). La sauvegarde de Fès. Vie des arts, 25(102), 59–61. Lien vers l’article :