Image à la une : « La ville au bord de l’eau ». Cliché du Service photographique des Armées, du 1er mai 1916. Il s’agit du Pont des Savetiers et la photographie est prise probablement du Pont des Teinturiers, situé à une cinquantaine de mètres en aval sur l’Oued Fès.
Sur la photo : – La rue à gauche est le Mahj-el-Khrachfiyin et ne mène qu’au pont des Teinturiers. On a en quelque sorte deux ponts jumeaux. Le Pont des Teinturiers aurait été doublé par le Pont des Savetiers quand les deux villes de Fès, – la ville des Andalous et la ville des Kairouanais – distinctes au début furent réunies.
– En haut, à droite, on distingue les toits de la Mosquée de Rsif et son haut minaret. À l’extrémité droite du pont on voit le minaret de la Jama Sidi l’Aouad (je ne suis pas certain du nom mais elle est située près de la porte de Sidi l’Aouad).
– Au fond, au centre du pont et en partie caché par les constructions, on aperçoit le minaret décoré de fausses fenêtres vertes, du sanctuaire de Sidi Abd el-Kader el Fasi.

Dessin de Mammeri illustrant l’article sur l’Oued-Fez (1917), même point de vue que le cliché du Service photographique des Armées de 1916.
L’article de Si Mammeri ( voir Oued-Fez ) m’a amené à rechercher quelques-unes de mes photos de l’oued Fès et à les présenter avec un petit commentaire.
Le choix de l’emplacement de Fès a été dicté par l’abondance des sources et des rivières, qui en faisait un véritable éden décrit chaleureusement par de nombreux historiens arabes :
Ibn Abizar, dans le Rawd al-Qirtas, s’exprime ainsi :
L’oued Fès prend naissance aux sources qui se trouvent en amont dans la plaine : environ 60 sources jaillissent du côté Sud, à près de 10 miles de la ville. L’eau de ces sources se réunit pour donner naissance à une grande rivière qui traverse une plaine verdoyante été comme hiver, et coule entre les rives où foisonnent le céleri et le souchet. L’oued Fès partage la ville en deux quartiers et se divise souterrainement en mille ruisselets et canaux qui serpentent à travers les patios, les lavoirs et les hammams, arrosent les rues et les places, irriguent les jardins et les vergers, et actionnent les moulins pour, en sortant, évacuer les cendres, les ordures et les immondices.
Le pieux et docte Abu Fdel En Nahwy a décrit Fès en quelques vers où il chante ses eaux :
Ô Fès, tu réunis en toi toutes les beautés de la Terre. De quelle bénédiction, de quels biens ceux qui t’habitent ne sont-ils pas comblés ? Est-ce ta fraîcheur que je respire, ou est-ce la santé de mon âme ? Tes eaux sont-elles de miel blanc ou d’argent ? Qui peindra ces ruisseaux qui s’entrelacent sous-terre et vont porter leurs eaux dans les lieux d’assemblées, sur les places et les chemins.
Yacut el Hammawy écrit au sujet de l’Oued Fès :
… ce cours d’eau atteint la ville dans sa partie plane et se partage en huit bras qui la traversent. Sur ces huit bras dans l’intérieur de la ville, sont environ 600 moulins qui tournent sans cesse, ne s’arrêtant ni de jour ni de nuit. De ces canaux sont dérivés des conduits qui pénètrent dans toutes les maisons grandes et petites.
« Chacune a devant la porte de sa demeure son moulin et son jardin planté d’arbres fruitiers de toutes sortes. Des rigoles d’eau courante traversent la maison. Il n’est pas dans tout l’occident d’autre ville où l’eau entre ainsi partout, à l’exception de Grenade en Andalousie ».
L’Oued Fès, affluent du Sebou, prend sa source à Ras El Ma, dans la plaine du Saïs, à 16 km de Fès. Ses eaux sont grossies de celles de l’Aïn Latrous, l’Aïn Bergama Sghira, l’Aïn Kodra, l’Aïn Bergama Kbira, l’Oued Ghara, l’Oued Kous, l’Aïn Smet, l’Aïn Guelta Raïs puis de l’Oued Smen, ainsi que diverses petites sources non dénommées.
Il porte dans chaque maison la boisson, la fraîcheur et la pureté rituelle. Puis ses eaux, chargées, peut-on dire, des péchés de la ville, se déversent dans le Bou Khareb, avant de poursuivre leur parcours jusqu’au Sebou.

Ras el Ma, vers 1913
Jean Ajalbert. Le Maroc sans les Boches. Voyage de guerre 1916. Éditions Bossard. Paris 1917 écrit :
L’Oued Fès se répand dans une course enchantée en mille ruisseaux qui s’entrelacent sous terre ; en même temps que la ville est sur l’enchevêtrement des racines de tous ses jardins, elle baigne parmi les ramifications liquides de l’oued paradisiaque. C’est un ravissement de toutes secondes. Dans le dédale des rues hermétiques aux murs rigides, soudain, c’est la chanson de l’eau. Elle dévale comme un torrent de montagne, s’engouffre sous un moulin, ressort toute échevelée, pour retomber à une autre roue qui la déchire, puis, on ne sait plus. C’est la même qui s’alanguira dans les vasques des palais, coulera aux bouches d’une fontaine, emplira les cuves d’ablution de la mosquée, tantôt doucement captive, tantôt courant en folle liberté. À travers le pays, l’œil s’est déshabitué du spectacle de l’eau, qui rassemble et disperse ici toutes ses forces natives et ses artifices les plus brillants …

Oued Fès. Cliché anonyme, vers 1911

Oued Fès, au même endroit que précédemment. Photographie du 29 avril 1916. Section photographique de l’Armée. Opérateur-photographe Paul Questel.
La photographie ci-dessous est également un cliché anonyme, de 1911. J’utilise pour la décrire le texte d’Alfred Bel, qui commente la même photo dans le Maroc Pittoresque. Tome II. Fès, Album de photographies. Documents du Commandant Larribe. Georges Bertrand, Éditeur d’Art. 1917

« Cette vue est prise du pont de Bein Lemdoun « Entre les villes » et vers l’aval. En cette partie de son cours dans la ville l’Oued Fès qui sert d’égout collecteur sépare deux quartiers distincts El-Rmila à droite et El-Blida à gauche, comme il séparait jadis les deux villes opposant leurs remparts jusqu’à l’époque almoravide (XIème siècle de J-C). En amont et en aval, tout près de ce pont, les moulins sont nombreux et tous d’ancienne construction, comme d’ailleurs aussi les maisons que l’on aperçoit du pont dévalant vers la rivière ».
Sur la gauche, au premier plan, on distingue au bord de l’oued un abattoir traditionnel où les animaux sont suspendus sur des portiques en bois. Une construction cubique aux grandes fenêtres rectangulaires sera bâtie par un entrepreneur français pour le « Mejlès el-Baladi » ou Conseil municipal en 1915-1916 : ce sera le nouvel abattoir élevé sur l’emplacement de l’ancien, mais avec un outillage moderne. Il a été inauguré le 9 mai 1916 par le général Lyautey.

Cliché anonyme, vers 1920. Sur ce cliché on voit sur la gauche le bâtiment cubique qui est le nouvel abattoir en lieu et place de l’abattoir traditionnel.
Un autre passage du Rawd al-Qirtas, écrit en 1326, évoque les vertus de l’eau de l’Oued Fès qui, de façon générale, surpasse tous les cours d’eau du Moghreb pour la douceur de son eau, sa légèreté et ses grands bienfaits.
Elle est légère et douce par excellence. On peut sans inconvénient en boire en quantité à jeun, sans craindre de malaise, grâce à sa digestibilité, due à ce qu’elle coule sur des racines de gossampin et de cyprès ; bue à jeun cette eau rend plus agréable le plaisir des sens. Elle guérit de la maladie de la pierre et des mauvaises odeurs ; elle adoucit la peau et détruit les insectes ; elle blanchit le linge sans qu’il soit nécessaire d’employer le savon et lui donne un parfum et un éclat surprenants.
Je crois que ces « merveilleuses » qualités ne sont pas innées ! mais doivent être dues surtout à la « baraka » du saint Moulay Idriss. Ainsi, pendant longtemps de nombreux fasis ont préféré à l’eau des chrétiens celle de l’Oued Fès.

Lavandières qui profitent des vertus de l’eau de l’oued Fès. Photographie J. Bouhsira vers 1920 avec légende : « Laveuses à l’Oued près de Bab Jiaf »

Oued Fès à sa sortie près des remparts de Bab Dekaken vers 1920
Les murailles de Fès Jdid étaient percées d’une petite porte donnant accès à la route qui conduit à Bab Dekaken et au Dar el Maghzen et de l’autre côté vers Boujeloud et la médina de Fès. De cette route on avait un coup d’œil sur la rivière sortant de Fès-Jdid, près de la porte, pour aller arroser les jardins de Boujeloud et distribuer l’eau dans les différents quartiers de la médina après passage dans le répartiteur de Boujeloud.
La rivière sort de Fès-Jdid par un pont fortifié dont on aperçoit les arches. Il a prouvé sa solidité en résistant après 1912 au passage des autobus qui venaient sur la placette située entre Bab Seba et Bab Dekaken (de l’autre côté des hauts murs crénelés qui protégeaient le pont).
Tous les auteurs arabes sont d’accord pour dire que le mécanisme hydrologique de l’Oued Fès est merveilleusement établi par la nature et qu’il paraît impossible de l’améliorer par des travaux artificiels. Ils admirent l’abondance de son irrigation et soulignent qu’ il est peu de maisons à Fès même parmi les plus pauvres qui n’aient de l’eau à profusion.
Plus près de nous Émile-Félix Gautier, dans « Le passé de l’Afrique du Nord« . (Payot 1937) écrit :
Fès est la cité orientale rêvée. L’oued Fès tel que la nature l’a fait n’a besoin ni d’être aménagé, ni d’être entretenu, ni d’être protégé. Fès le reçoit entre ses murailles, intégral, invariable, comme tombé du ciel. Dans sa vaste enceinte au milieu de ses jardins, à l’abri de ses murs continus contre lesquels une mehalla orientale a toujours été impuissante, solidement assise sur les approvisionnements accumulés par le commerce dans ses magasins, assurée de son eau Fès peut tout braver.
Une seule fois dans l’histoire l’Oued Fès faillit causer la perte de Fès. On lit dans le Rwad el-Qirtas :
En 540, (l’Almohade) Abd El Moumen s’empara de la ville de Fès après un rude siège. Il barra la rivière qui pénètre dans la ville au moyen de planches, de fagots et de mortier, si bien que l’eau fut retenue dans les campagnes en amont de la ville. Alors il fit crever le barrage et d’un seul coup l’eau se précipita sur la ville, détruisant les remparts et plus de 2 000 maisons entraînant la mort d’un grand nombre de gens. Peu s’en fallut que le flot ne submergeât la plus grande partie de la ville.

L’oued Fès en aval du Pont des Teinturiers. Cliché anonyme et non daté précisément. Années 1920 environ.
Sur la photo : à gauche, la construction à toit pyramidal est la salle de prières de la Médersa des Chaudronniers (Médersa Seffarin). On constate que les constructions sont « pieds dans l’eau ». La rivière est directement bordée par les maisons. Les fenêtres que l’on distingue sont celles des « draz ou drazat au pluriel » du voisinage, terme particulier à Fès qui désignait à l’origine les seuls ateliers de tisserands. Peu à peu le sens du mot s’est étendu et, depuis longtemps les Fasi entendent par là tout local industriel autre que les boutiques.
On comprend qu’un « tsunami » par rupture de barrage puisse être catastrophique !
L’Oued Fès il y a plus de douze cents ans a déclenché l’installation des premières populations à Fès : l’eau, raison d’être de Fès, a façonné le visage de la ville, a commandé le tracé de sa voirie, la répartition de ses activités, l’épanouissement de ses jardins et le développement de ses quartiers, mais « l’eau à Fès, est devenue une denrée précieuse, les mille fontaines dans les maisons se sont tues, le gargouillis des répartiteurs le long des rues s’est évanoui, les jardins et les arbres se meurent, les plans d’eau de Jnane Sbil et la rivière qui traverse la Medersa Bou Inania sont à sec … » (Jean-Paul Ichter, architecte urbaniste à Fès). Depuis plusieurs années maintenant, un travail de réhabilitation est en cours de réalisation pour restaurer les bords de l’oued Fès, revaloriser cette rivière qui a fait la richesse de Fès et lutter contre la raréfaction de l’eau qui n’est pas seulement due au réchauffement climatique. Il reste encore du travail … !
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