Image à la une : Amphithéâtre du Collège Moulay Idriss

La population européenne et marocaine de Fès a pu, en 1916, entendre au Collège musulman, pendant l’hiver et chaque semaine, une conférence publique, soit en français, soit en arabe. L’auditoire nombreux et assidu à ces conférences du soir a démontré, par l’intérêt soutenu qu’il a pris, le succès et l’utilité de cette innovation.

Le but de ces conférences était de faire connaître aux Européens les mœurs, les coutumes, la religion, la mentalité marocaine et plus particulièrement des habitants de Fès ; d’autre part, il s’agissait de donner aux Fasis « une idée de la civilisation européenne et aussi des avantages qu’ils peuvent attendre du Protectorat » … « En un mot, c’est à une œuvre de connaissance et de rapprochement réciproques des Marocains et des Européens qu’ont travaillé les conférenciers. Le but de ces conférences n’a pas été seulement d’instruire, d’intéresser ou d’amuser cet auditoire, mais de contribuer à améliorer les rapports nécessaires entre deux sociétés radicalement différentes ».

Les conférences françaises sont faites par des Français à leurs compatriotes : officiers, fonctionnaires civils, territoriaux, femmes souvent en grand nombre, et tous ceux curieux ou poussés par la nécessité de connaître ce milieu arabe dans lequel ils vivent, n’ont pas manqué d’assister à toutes les séances. Chacun des orateurs venait apporter à ses compatriotes ce qui, dans sa spécialité, devait les intéresser ou leur être utile.

Voici, dans l’ordre chronologique, quelques uns des thèmes présentés en 1916 :

M. Alfred Bel, délégué à l’organisation de l’enseignement des musulmans, en deux séances, esquisse l’histoire de Fès depuis sa fondation et la médina devient moins énigmatique pour les auditeurs, les monuments leur « parlent ». En même temps, puisque Fès a été de tout temps la grande métropole du Maroc, l’histoire du pays est retracée dans ses grandes lignes.

M. Louis Brunot, directeur du collège musulman, dit ce que sont la langue arabe et les dialectes parlés dans le Maghreb ; il s’attache à montrer la distinction à faire entre l’arabe écrit et l’arabe parlé, entre l’arabe et le berbère.

Le comte de Périgny, connu par ses travaux sur le Mexique … mais mobilisé pendant la guerre et envoyé au Maroc avec son régiment, s’occupe ici d’études marocaines, économiques notamment. Il était tout désigné pour parler de l’Exposition de Casablanca, qui s’est tenue à l’automne 1915, en signaler la portée pour le développement des relations commerciales franco-marocaines. Il s’intéresse aussi, pendant ce séjour au Maroc, à l’économie fasie et publie le premier livre qui paraît sous les presses de l’imprimerie municipale de la Makina, fin octobre 1916  et qui a pour titre « La ville de Fès, son commerce et son industrie ». Il sera ré-édité ensuite par Pierre Roger et Cie, éditeurs à Paris, sous le titre « Au Maroc, Fès la capitale du Nord ».

– Le capitaine Trenga, officier interprète d’arabe et berbérisant a recueilli sur les mœurs et coutumes des Berbères de la région de Fès de nombreux détails ; il les fait revivre dans une conférence sur « La société berbère », peu connue du grand public confiné dans les villes.

Prosper Ricard, inspecteur de l’Enseignement technique des indigènes en Algérie, mobilisé lui aussi au Maroc, fait deux conférences sur « Les arts des indigènes ruraux et citadins », dont les manifestations les plus répandues résident dans le décor. Il apprend à son public à voir dans beaucoup d’ornements « la main et l’œil », véritables talismans qui éloignent la « jettatura » (le mauvais sort) ; il retrace ensuite « L’histoire du développement de la maison arabe », agrémentant le tout d’anecdotes sur « les pratiques parfois étranges des ouvriers et des ouvrières ».

M. Caillat, contrôleur civil adjoint, traite d’un sujet d’actualité pour les Européens : « Le régime de la taxe foncière au Maroc », pays où le cadastre n’existe pas, où les contestations sont nombreuses et où un système nouveau d’organisation de la propriété s’installe.

M. Brunot donne une seconde conférence, portant cette fois sur « Les croyances et superstitions marocaines relatives aux choses de la mer » : un vieux culte naturiste de la mer auquel s’est mélangé ou s’est substitué, en partie, celui des démons et des marabouts, laisse encore des traces nombreuses dans les pratiques des marins. On voit facilement dans ces pratiques une superposition intéressante de cultes et de croyances.

M. André Lichtenberger, de passage à Fès, interrompt les thèmes habituels des conférences pour parler de l’Alsace-Lorraine.

M. Bel qui avait ouvert la série des conférences qu’il avait lui-même organisées termine la saison par deux exposés sur la « Religion des Berbères ». Il montre que ces Berbères, « à tempérament profondément religieux et mystique, apportèrent leur coefficient de race à l’Islam maghrébin. Au monothéisme rigoureux et froid de l’Islam orthodoxe que leur esprit ne pouvait accepter, ils ajoutèrent le maraboutisme et ils se lancèrent à corps perdu dans le soufisme qui satisfait leurs tendances mystiques ».

Ces conférences ne furent pas toujours faciles à suivre par un public non averti, tant de choses étant nouvelles pour l’auditoire. « Mais en somme, cette série de conférences françaises rentre dans le cadre des séries de conférences sur un sujet donné, auxquelles nous sommes habitués, auxquelles assiste le public qui veut s’instruire, toujours le même ».

Il en fut tout autrement des conférences « arabes » : ce fut une véritable innovation, ce type de conférences n’était pas habituel au Maroc. La difficulté consistait à trouver des conférenciers musulmans. Qui oserait le premier donner l’exemple et risquer la critique de ses concitoyens ?

Détail de la première page de l’analyse d’une conférence de Si Omar El Hadjoui. Ce texte, dédicacé, avait été donné à Marcel Vicaire ; sa fille Isabelle Crouigneau-Vicaire me l’a remis.

C’est le vizir du khalifa du sultan, Si Abd Allah Elfassi, ancien grand cadi de Fès, qui prend cette grande responsabilité. Esprit éclairé et cultivé, ce lettré, qui a derrière lui une très belle carrière politique, qui appartient à une illustre famille de savants et de magistrats, accepte avec empressement la proposition qui lui est faite de se charger de la première conférence. L’auditoire est nombreux du premier coup : la personnalité de l’orateur, sa réputation d’éloquence ont attiré un public varié où se mêlent les fonctionnaires, les commerçants et les artisans. Ils ne furent pas déçus, car Si Abd Allah leur parla de Paris – qu’il connaît bien pour y être resté dix-sept mois -, dans cette langue si riche et harmonieuse dont les lettrés de Fès conservent la tradition.

Si Mohammed Omar El Hadjoui, savant réputé, ancien ministre, était tout désigné pour venir à la suite de Si Abd Allah entretenir ses concitoyens. Il commence, « comme pour justifier les conférences, par démontrer qu’elles n’ont rien de répréhensible et que les traditions du Prophète elles-mêmes ne s’opposent pas à cette institution inoffensive pour la religion. Puis il relata un voyage qu’il fit à Tlemcen et à Alger, et signala les avantages que les Musulmans ont retiré en Algérie de notre civilisation sans qu’aucune entrave fût mise à leurs croyances ».

Le pli était pris : le public s’habitue à venir aux conférences ; des conférenciers offrent leurs services, d’autres ne résistent pas aux sollicitations.  Les étudiants et les professeurs de Qaraouiyine, les soutiens de l’ordre établi et des coutumes anciennes, tous viennent écouter des lettrés qui rivalisent d’érudition et d’éloquence.

Si Slimani, retraçant l’histoire du Maroc rappelle à ses compatriotes la splendeur passée du pays et montre qu’avec l’aide de la France ils revivront les périodes écoulées de prospérité.

Si Skirej, à la fois professeur et magistrat, et poète à ses heures, relate un voyage qu’il fit de Tanger à Oran et à Mostaganem, soulignant l’activité commerciale de ces ports, la richesse que donnent à un pays la sécurité et la bonne administration. C’est le résumé d’un excellent ouvrage que le conférencier a composé en arabe à son retour au Maroc.

Si Tahar el Maoui explique l’organisation du Protectorat ; « conférence utile au premier chef » , dans laquelle il montrera le parallélisme des deux administrations, les principes d’ordre, de probité et de prévoyance introduits dans la gestion des services publics. « Le conférencier montre sans peine les avantages déjà palpables que les Marocains retirent du Protectorat ».

Si Mohammed ben Larbi, cadi de Fès, magistrat de grand renom, parle de l’organisation nouvelle de la justice au Maroc. Il fait remarquer que « les codes musulmans n’ont pas été touchés, qu’on les respecte même davantage, mais que des réformes d’ordre purement matériel, comme l’enregistrement des actes et des jugements ont mis les plaideurs à l’abri de la prévarication éventuelle des magistrats et que ces derniers en ont acquis plus d’autorité et de respect ».

Si Chebibi fait de même pour les Habous ou biens de mainmorte. « Des réformes matérielles, comme l’émargement des bénéficiaires d’allocations, l’établissement de registres sommiers, ont amené de l’ordre dans la gestion des Habous et ont ramené la confiance des Musulmans » au point qu’ils se sont mis de nouveaux à rendre inaliénables des biens en faveur des institutions de bienfaisance. 

Enfin, Si Tahar el Maoui, lors d’une nouvelle conférence, signale à ses concitoyens la différence qui existe dans l’exploitation des industries entre les Européens et les Marocains ; il leur fait connaître ce qu’est l’enseignement professionnel, ce qu’on peut en attendre ; il termine en engageant les artisans à envoyer des élèves à la Makina, l’ancienne manufacture d’armes transformée en école d’apprentissage franco-musulmane réservée aux jeunes marocains désireux d’apprendre le travail du bois et des métaux.

Ces conférences en arabe sont d’autant plus originales et la réussite d’autant plus flatteuse pour leur organisateur, que les Fasis n’avaient, pour la majorité d’entre eux, jamais assisté à des conférences publiques ; certains intervenants s’improvisèrent conférenciers, ils étaient presque tous des débutants. « Il ne faut que s’en réjouir, car cette circonstance fut la cause d’une diversité de manières de faire ; les uns furent éloquents et, dans leur discours, la prose rimée et les vers furent abondants, d’autres furent érudits, d’autres furent simples et enjoués ; il en fut qui prirent plaisir à scander de belles périodes selon le rythme très particulier que les voyelles longues et les consonnes emphatiques permettent à la langue arabe ; il en fut aussi qui cherchèrent à causer familièrement à leur auditoire tout comme les conférenciers français ».

Si Omar El Hadjoui, dont nous mettons en fin d’article le texte de sa conférence, La science ou la mort, commence son exposé en disant qu’il s’excuse de son audace car il sait qu’il ne possède pas suffisamment la connaissance de la langue pour aborder un sujet aussi vaste et aussi intéressant que celui qu’il va traiter. Il estime, toutefois, que « les auditeurs qui ne parlent pas d’autre langue que celle du Coran ne doivent pas exiger des conférenciers des expressions qui leur sont en partie étrangère »; il est persuadé que « si les auditeurs voulaient profiter de cette belle institution, ils devraient exiger la langue parlée afin d’ ouvrir la voie à de nombreux notables qui ont de bonnes idées, mais qui ne peuvent les exprimer qu’en langue courante ».

Quelle fut le résultat de ces conférences arabes ? Le but poursuivi fut-il atteint ? Il est difficile de constater ou de mesurer des résultats dans le domaine psychologique, surtout lorsqu’il s’agit d’une foule paisible. Cependant il est des impressions qui  se manifestent. Disons d’abord que le conférencier arabe sait ce qui frappe son auditoire et qu’il choisit du premier coup le détail à effet. Lui-même n’a-t-il pas été impressionné de la même façon ? Quand les savants de Fès entendent énumérer les livres arabes que renferme la Bibliothèque Nationale, ils ont peine à en croire leurs oreilles ; quand les commerçants apprennent à quel bas prix on transporte les marchandises en France ou en Algérie, ils rêvent de voir les ports se construire et s’établir les chemin de fer entre la côte et Fès ; quand un cadi fait voir comment un simple registre d’inscription en double déjoue toutes les combinaisons d’un plaideur, même celle d’un magistrat prévaricateur, la confiance renaît et toutes les bouches sourient de voir le plaideur pris à son propre piège.

Voilà les impressions qui se traduisent dans l’auditoire au moment même de la conférence. Quelle trace en reste-t-il ? On ne peut le savoir exactement, mais le fait que le public a toujours été nombreux et varié, que les conférenciers n’ont jamais fait défaut, prouve que la population marocaine de Fès n’est pas hostile à cette institution, qu’elle demande à s’instruire, à connaître la France et son œuvre au Maroc. C’est un résultat très appréciable que d’avoir donné à cette bonne volonté des habitants de Fès l’occasion de se produire, de lui avoir donné un aliment sérieux ; d’avoir fait connaître aux Fasis, par la voix des meilleurs d’entre eux, notre puissance, notre richesse et notre loyalisme envers les populations musulmanes.

Ces conférences françaises et arabes n’auront certainement que des conséquences heureuses sur notre action au cœur du Maroc. C’est pourquoi l’expérience tentée durant cet hiver 1915-1916 mérite d’être marqué ; l’œuvre des conférences de Fès telle qu’on l’a comprise, mérite d’être poursuivie pour le plus grand bien des rapports de confiance à développer de plus en plus entre Français et Musulmans dans la sainte capitale de l’Islam occidental.

J’ai utilisé pour rédiger ce texte un article, non signé, de juillet 1916 du Bulletin du Comité de l’Afrique française et du Comité du Maroc, organe d’une élite politique, économique et militaire française, généralement connue sous le nom de « parti colonial ». Vers 1900 la direction du Bulletin est assurée par Henry de la Martinière, spécialiste du Maroc, puis par Auguste Terrier, factotum d’Eugène Etienne, le « pape des coloniaux ».

J’ai découvert l’existence de ces Conférences publiques de Fès, données au Collège musulman, encore installé d’ailleurs en 1916, dans l’ancienne demeure du Caïd MacLean. J’ignore pendant combien de temps elles se sont poursuivies après 1916 et sous quelle forme. Si Omar El Hadjaoui dans son texte dit avoir répondu à l’appel de M. Marty, directeur du Collège Musulman ; Paul Marty a occupé ce poste de 1922 à 1925 ; Marcel Vicaire, auquel le texte a été dédicacé est arrivé à Fès en 1924.

Fès a connu ensuite une période faste, lorsque avec les conférences de l’Institut des Hautes Études Marocaines au Collège musulman Moulay Idriss, en 1924, la ville faisait nettement figure de capitale intellectuelle du Maroc. Puis ces conférences furent supprimées, on ne sut jamais bien pourquoi ; peut-être parce que les journaux du Maroc en avaient parlé et que leur réputation débordait sans doute du cadre où la nouvelle capitale, Rabat, voulait bien limiter Fès.

À partir de 1932, les Conférences des « Amis de Fès » ont redonné à la ville, au moins pour un temps, son statut de capitale du savoir. Les « Amis de Fès » ont apporté un réel concours au rapprochement entre Marocains et Européens de Fès, que l’on pouvait constater devant ces auditoires où se mêlaient vestons et djellabas pour écouter tantôt un conférencier marocain, tantôt un conférencier français, ou parfois même les deux ensemble selon les thèmes.

Les Conférences publiques avaient également cet objectif : « Le but de ces conférences n’a pas été seulement d’instruire, d’intéresser ou d’amuser cet auditoire, mais de contribuer à améliorer les rapports nécessaires entre deux sociétés radicalement différentes« . L’objectif fixé a-t-il été atteint ? L’auteur anonyme de l’article ne paraît pas totalement convaincu.

Il est probable que les auditeurs français ont beaucoup appris sur l’histoire de Fès car les conférenciers étaient de qualité. Quant aux conférences en arabe elles me semblent s’apparenter davantage à des conférences de propagande concernant l’action du Protectorat français qu’à un moment de culture partagée. Un des objectifs affichés était d’ailleurs de donner aux Fasis une idée « des avantages qu’ils peuvent attendre du Protectorat ». Quand on sait que pour proposer une conférence sur le Bossu au pied mou (le chameau !) ou sur Les oiseaux de Fès, le bureau des « Amis de Fès » devait faire une demande au général, commandant la Région, on imagine que les conférenciers marocains devaient être « triés sur le volet » pour éviter une transmission erronée du message à propos de l’œuvre française. C’était de « bonne guerre » (ou de bonne pacification puisque l’auteur de l’article nous parle d‘ « une foule paisible » à propos de l’auditoire !), peut-être utile pour expliquer notre action, certainement insuffisant pour concourir au rapprochement des Marocains et des Européens de Fès. Mais ces premières conférences publiques, malgré leurs réelles imperfections ont permis, plus tard, d’ouvrir la voie à une vie intellectuelle et culturelle d’une grande richesse à Fès et, au fil des années, à une évolution des mentalités en entretenant un dialogue chaleureux entre les fasis de souche ou d’adoption.

Couverture du tiré à part de la conférence, La Science ou la Mort, faite au Collège musulman de Fès par Si Omar El Hadjoui

Texte de la conférence :